Des maux du développement aux mots du développement, la démonstration de Patrick Viveret
Patrick Viveret est philosophe, ce qui ne l’empêche pas d’être aussi conseiller référendaire à la Cour des Comptes en France. Propos choisis par Xavier Guigue.
Le débat lancé par tous les protagonistes de la décroissance (soutenable, conviviale et démocratique) est utile. Il ne va pas de soi qu’une décroissance soit forcément soutenable, et encore moins conviviale, et encore moins démocratique. Vous pouvez très bien avoir de la décroissance insoutenable, autoritaire et tout à fait anti conviviale. Mais dans une période où le développement durable est complètement tiré du côté du marketing, cette tension dynamique du débat introduite par la question de la décroissance soutenable est utile sur le plan démocratique. Elle oblige à se réinterroger sur ce que l’on met derrière les mots et surtout derrière les actes. On sait bien qu’il y a un certain nombre de choses sur lesquelles il faudra non seulement ralentir, mais inverser les flux, par exemple en matière énergétique, en matière d’industrialisation, en matière de transports, en matière d’agro-alimentaire... Mais, inversement, il y a quantité d’autres terrains où il va falloir de la croissance qualitative : l’éducation, la santé, le relationnel...
Ce débat est intéressant à condition de l’utiliser de façon dynamique, pas du côté de l’intimidation et de la culpabilisation. Certains acteurs du côté de la décroissance soutenable disent que pratiquement le pire du pire qu’on puisse faire, c’est du développement durable. A ce moment-là, on fait comme si le cœur du conflit était entre deux scénarios : d’un côté le développement durable et de l’autre côté la décroissance soutenable, démocratique et conviviale. Or, hélas, il n’y a pas deux scénarios mais quatre. Et les deux autres scénarios, ceux là dominants, c’est d’un côté la poursuite d’une croissance insoutenable et, de l’autre côté, les conséquences de la poursuite de cette croissance insoutenable qui se transformera en une décroissance forcée insoutenable et autoritaire. Le risque majeur vient de ce côté là. L’alliance dynamique entre ceux qui sont pour un vrai développement durable, non cosmétique et alternatif aux modes de croissance, de production et de consommation actuels, et ceux qui sont vraiment pour une décroissance démocratique, conviviale et non autoritaire est infiniment plus importante que ce qui les sépare.
Le développement dans l’ordre de l’avoir est un élément absolument fondamental pour répondre au besoin de protection, de subsistance, de savoir. Mais au delà d’un certain seuil, en restant dans l’ordre de l’avoir nous basculons dans ce que Gandhi avait appelé le désir de possession qui conduit à de la toxicomanie. Pour un être humain, l’élément fondamental, ce n’est pas d’être un mammifère rationnel et consommant, c’est d’être un être capable de se poser la question du sens de son voyage de vie, individuellement et collectivement ; c’est un développement dans l’ordre de l’être plutôt qu’un développement dans l’ordre de l’avoir. C’est toute la différence entre dire : J’ai du bien et je suis bien. Si j’ai du bien, je suis déjà dans la peur qu’on me le vole ou dans l’envie du rapport à autrui. Si je dis : Je suis bien, je suis dans un rapport à autrui, à moi-même et à l’univers extraordinairement plus positif. En restant dans l’ordre de l’avoir, un supplément d’argent, un supplément de technique... devient vite indispensable, comme dans la toxicomanie, ce supplément soulage brièvement dans l’attente d’un nouvelle dose plus forte encore.
Gandhi disait : « Il y a suffisamment de ressources sur cette planète pour répondre aux besoins de tous, mais il n’y en a pas assez pour satisfaire la cupidité », le désir de possession. C’est exactement ce qui se trouve confirmé par les chiffres officiels des Nations unies : avec 50 milliards de dollars supplémentaires par an, on pourrait, sur le plan technique et économique, éradiquer la faim, permettre l’accès à l’eau potable à six milliards d’êtres humains, assurer les soins de base... 50 milliards. C’est un dixième des budgets de publicité annuels, des budgets qui servent à « rendre les gens mécontents de ce qu’ils ont, afin de leur faire désirer ce qu’ils n’ont pas ». Cela veut dire qu’on est incapable de trouver 50 milliards de dollars pour des besoins premiers et capables d’en trouver dix fois plus (500 milliards) pour créer artificiellement du désir. Et que gère t-on avec la publicité ? On gère du désir détourné, qui est fondamentalement un désir dans l’ordre de l’être, dans l’ordre du bonheur, de la relation, mais on fait croire de façon mensongère que l’accès au bonheur passe par la nature des marchandises que l’on vous propose. Mais il n’y a pas que les 500 milliards de la publicité. Il y a aussi les mille milliards de l’armement pour gérer de la peur et de la domination. Et les 500 milliards de stupéfiants pour gérer du mal-être et de la toxicomanie.
Le bonheur est une question politique, le bonheur, non pas comme un capital à conquérir, ou comme une dépendance à l’égard d’un état de bonheur, mais comme capacité des êtres humains de vivre à la bonne heure, c’est-à-dire à vivre pleinement leur condition d’humanité. Le bonheur, en ce sens-là, ne veut pas dire qu’on est exempt de souffrance ou d’épreuves. Et la question de vivre à la bonne heure n’est pas simplement une question individuelle, c’est clairement un enjeu sociétal fondamental : réunir des conditions telles qu’il y ait un droit, pour des êtres humains, de vivre debout, de vivre dans leur pleine dignité et d’avoir le droit (ensuite ils en font ce qu’ils en veulent) de vivre à la bonne heure. En réintroduisant cette question-là, la question du désir apparaît (sous sa forme positive parce qu’avec le désir sous sa forme destructrice, vous faites des St Barthélemy, des Auschwitz, du productivisme anti-écologique...) pour faire face à la fatigue d’humanité, à la psychose maniaco-dépressive, maladie collective qui pousse les sociétés à un comportement toxicomane. Construire du désir d’humanité, c’est montrer que l’humanité a devant elle un trajet extraordinaire qui s’ouvre à elle. De la même façon que ce qui a été réussi sur le plan de l’hominisation sur le plan biologique, comme disent Edgar Morin et Anne-Brigitte Kern, nous avons à le réussir cette fois dans l’ordre de l’humanisation, sur le plan politique et culturel. Dans le dialogue en humanité, on appelle cela grandir en humanité.
En latin valor veut dire la force de vie. Et la valeur ajoutée, c’est la capacité de force de vie supplémentaire que nous pouvons nous donner... Du point de vue des actionnaires on arrive à un retournement radical puisque la valeur, au sens économique, peut nous conduire à adopter des comportements destructeurs, soit de la force de vie sur le plan écologique (donc de mettre en cause notre propre niche écologique), soit de la force de vie sur le plan humain.
Richesse renvoie, comme la valeur, à ce qui donne de la force. Pourtant ce que l’on va appeler richesse sur le plan économique, c’est de l’énergie captatrice, c’est de la possession de richesse, la privatisation de richesse. On parle de répartition de la richesse dans les milieux de la solidarité internationale, mais on est déjà sur la défensive car on accepte implicitement que la création de la richesse est faite par les entreprises. On néglige la multiplicité des acteurs qui vont du collectif comme les services de santé ou l’éducation à l’individuel dans l’engagement citoyen de chacun.
Le verbe pouvoir est un verbe auxiliaire qui n’a de sens qu’avec un complément. C’est un pouvoir de, un pouvoir de création démultiplié par de la coopération. Substantivé, et pire encore avec un P majuscule, vous n’êtes plus dans le pouvoir de, vous êtes dans le Pouvoir sur, dans la fascination du Pouvoir, C’est le Pouvoir à prendre, le Pouvoir qui fascine, le Pouvoir aussi qui justifie tous les comportements dominateurs. Ce glissement-là du pouvoir, au lieu d’être dans le couple création-coopération qui le caractérisait, se situe dans un couple domination-peur, dans un rapport où la rivalité et la peur sont structurants avec la question de la domination.
C’est courir ensemble. C’est de l’émulation coopérative. Certes, il y a de la différence, mais on s’assure en permanence que l’ensemble des coureurs reste dans la course. Aujourd’hui, la concurrence, c’est la guerre économique. Non seulement il y a des coureurs qui sortent de la course, mais la sortie de course, cela peut aller jusqu’à la peine de mort. On peut mourir de faim, de froid ou de désespoir... La guerre économique impose des perdants et des gagnants et, si on ne veut pas être du côté des perdants, on est nécessairement obligé de jouer le jeu du côté des gagnants.
Competire, c’est chercher ensemble. Dans la façon dont on cherche, il peut y avoir différentes voies pluralistes et toute une différenciation, mais on cherche ensemble.
Le métier principal, c’est celui de chef de projet de sa propre vie. La société a tout intérêt à ce que ce métier de chef de projet de sa propre vie soit assumé dans de bonnes conditions, parce qu’une personne dans l’incapacité d’assurer ce métier de base va produire, pour elle-même et autour d’elle, des dégâts collatéraux qui, in fine, vont coûter très cher à la société. La plus grande partie des coûts du système de protection sociale vient de ce que les êtres humains ne peuvent pas assumer dans de bonnes conditions le fait d’être chef de projet de sa propre vie. Tous les autres métiers sont des métiers collatéraux par rapport à ce métier de base, le métier d’être humain, le ministère d’humanité. C’est le métier le plus passionnant, mais aussi le plus difficile à réaliser. A ce métier s’ajoute celui de l’activité domestique (qui n’est pas simplement une activité de don gratuit pour ses proches et soi-même, mais qui est aussi un service qu’on rend à la société puisque, s’il n’était pas rendu, les coûts supportés par la société seraient énormes), s’ajoute aussi celui de chargé de savoir, car tout être humain, à condition qu’on crée des conditions qui lui permettent de reprendre confiance en lui-même, est porteur de savoir et en état d’échanger.
Le bénévolat n’a jamais voulu dire une activité non rémunérée monétairement, le bénévolat, c’est la volonté bonne au sens le plus fort du terme. Ce qui s’oppose au bénévolat, ce n’est pas le salariat, c’est le malévolat, comme l’économie du crime, c’est aussi cette volonté réduite aux acquêts, cette volonté formidablement réduite qu’on pourrait appeler le lucravolat. Dans une société qui ne marche pas complètement sur la tête, l’idée que la volonté bonne a de la valeur est une idée qui devrait aller de soi alors que, par contre, ce qui est destructeur pour une société, c’est le malévolat. L’inversion de la charge de la preuve devrait se faire du côté du lucravolat, c’est-à-dire là où on affiche une volonté extraordinairement réduite, où on ne peut donc pas présumer que cette volonté lucrative puisse rendre des services à l’ensemble de la collectivité. Pour être une valeur, les acteurs du lucravolat devraient donc donner des preuves que, bien que lucratives, leurs activités peuvent remplir un certain nombre de fonctions d’utilité écologique et sociale.
Sources :
Assemblée générale de Ritimo, 2004.
Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse, La documentation française.