2015 promettait d’être une année électorale houleuse. Pourtant, personne n’aurait imaginé que le pays traverserait la pire épreuve pour son harmonie sociale retrouvée depuis dix ans, par Roland Rugero
D’abord l’étincelle. Nous sommes au 25 avril 2015, et le Cndd-Fdd tient, enfin !, le fameux congrès extraordinaire dans lequel le parti au pouvoir va designer son candidat à la présidentielle prévue deux mois après.
Ce rendez-vous, le pays entier, les partenaires au développement, les voisins et autres analystes politiques l’attendent depuis au moins une vingtaine de semaines. Car il faut dissiper cette question qui taraude plus d’un : le président Pierre Nkurunziza se représentera-t-il à un troisième mandat ?
Depuis des mois, la société civile devant, aux côtés des partis politiques d’opposition, a averti : si le président Nkurunziza tente de briguer un troisième mandat, elle appellera à des manifestations populaires « jusqu’à ce qu’il revienne sur sa décision ». Car, défend-elle, « les Accords de paix et de réconciliation d’Arusha de 2000, qui sont la base de la cohésion sociale retrouvée depuis 2005, sont claires : Nul ne peut exercer plus de deux mandats présidentiels ».
Argument auquel le parti au pouvoir répond par deux observations : d’abord, « la loi suprême du Burundi est sa Constitution, dans laquelle ont été versées notamment toutes les dispositions de l’Accord d’Arusha. Cette Constitution jouit de la légitimité populaire, puisqu’elle a été votée par referendum en 2005. Au contraire de l’Accord d’Arusha, qui est une entente signée entre leaders hutus et tutsis sur le forcing de la communauté internationale ».
Ensuite, fait toujours remarquer le Cndd-Fdd, « la Constitution, ainsi que l’Accord d’Arusha, stipulent que le président de la république est élu au suffrage universel direct. Or, pour le mandat de 2005 à 2010, Nkurunziza a été élu au suffrage universel indirect par un collège d’électeurs composé des deux chambres du parlement réunies. Donc, il est encore éligible une second fois au suffrage universel direct ».
Parmi ceux qui soutiennent la position de la société civile viennent au premier rang les États-Unis, dont l’ancien président Bill Clinton s’était personnellement déplacé en Tanzanie pour assister à la signature des Accords d’Arusha, en 2000, aux côtés de Nelson Mandela. Ce dernier avait pris la relève comme médiateur dans la crise burundaise à la mort de Julius Nyerere, l’icône de l’Indépendance tanzanienne et fin connaisseur des tragédies et enjeux politiques de l’Afrique de l’Est.
Sont aussi contre le troisième mandat de Nkurunziza les plus importants bailleurs du gouvernement burundais comme la Belgique, l’Allemagne et les Pays-Bas, la France entretenant un discours plus réservé sur la question, un peu à l’image des pays de la Communauté Est-Africaine. Seul le Rwandais Paul Kagame dira les choses crûment. Lors d’une intervention publique en Suisse début avril, il décrira l’opposition de la population contre le retour au pouvoir de son homologue burundais comme le rejet du leadership inefficace de Nkurunziza.
Autre acteur anti-troisième mandat de taille : l’Église catholique. Un de ses plus célèbres prélats, l’Évêque de l’archidiocèse de Gitega a d’ailleurs fait fin 2014 une homélie fortement médiatisée contre le projet d’un nouveau mandat présidentiel de Nkurunziza, le comparant à un « programme qui rend esclave – umuja, en kirundi- le peuple burundais ». De telle sorte que les manifestations qui éclatent le 26 avril contre un nouveau mandat de Nkurunziza se font sous le hashtag #Sindumuja, qui signifie en kirundi « Je ne suis pas un esclave ».
Bujumbura, enjeu et théâtre des affrontements
Mais bien avant que les manifestations anti-troisième mandat n’éclatent, des signes de défiance populaire contre le gouvernement avaient fait surface, avec les rassemblements populaires à l’annonce de la libération du journaliste Bob Rugurika. Directeur de de la Radio publique africaine (RPA), la plus célèbre station du pays, il avait été emprisonné pour les diffusions sur l’assassinat de trois sœurs italiennes au nord de Bujumbura en septembre 2014. Symbole d’une presse libre, sa sortie des geôles en février 2015 grâce à une forte pression des partenaires occidentaux sur les autorités burundaises provoquait la joie de milliers de Burundais, notamment à Bujumbura.
Trois semaines après, les plus importantes organisations de la société civile, réunies au sein du « Collectif contre la vie chère » appelaient la population à observer une grève générale pour protester contre une nouvelle taxe sur les appels téléphoniques et demander la diminution du prix de l’essence. Un appel plutôt suivi à Bujumbura.Ces réactions de la capitale ont fini par convaincre la société civile que leur appel pour protester contre le troisième mandat serait entendu.
De son côté, le Cndd-Fdd a montré les muscles en organisant deux semaines avant le 25 avril 2015 une marche de soutien à la direction du parti, qui a rassemblé à Bujumbura des milliers de délégués venus de tout le pays.
Ce qui n’empêchera pas qu’au matin du dimanche 26 avril 2015 la capitale se réveille avec des colonnes de fumée de pneus brûlés, les rues étant barricadées par une jeunesse en colère qui demande à la police intransigeante de la « laisser manifester sa colère contre la violation d’Arusha ».
S’ensuivront deux semaines de graves tensions à Bujumbura, la fermeture de nombreux commerces, la fuite des citadins (notamment des journalistes, opposants et activistes de la société civile) principalement vers le Rwanda, l’évacuation des expatriés et du personnel des organismes internationaux vers Kigali et Nairobi, et d’incessants affrontements entre la police et les jeunes manifestants, puis l’intervention de l’armée, considérée comme plus « neutre », pour calmer les tensions dans les rues. Et du côté de la police, et de celui des manifestants, ou encore chez les Imbonerakure, la jeunesse militante du Cndd-Fdd, des vies seront perdues : près d’une centaine de morts selon les chiffres disponibles à ce jour.
Entre-temps, pour éviter une psychose d’un retour de la guerre en milieu rural, le gouvernement coupe la retransmission des manifestations par les radios privées, ce qui a pour effet de booster l’importance des réseaux sociaux dans la circulation de l’information. Et des rumeurs, aussi. La population se convertit massivement à Facebook, Twitter et surtout WhatsApp et Telegram, deux applications de messagerie instantanée.
Mais la tension est forte : des milliers de Burundais quittent le pays pour demander refuge au Rwanda, en RDC et en Tanzanie, plus de 140 mille réfugiés aux heures les plus chaudes des manifestations.
Le 10 mai 2015, une colonne de femmes manifestant pour le respect d’Arusha parvient à arriver au centre de Bujumbura, un exploit que n’avait jamais réalisé le mouvement de contestation contenu principalement dans cinq communes urbaines : Nyakabiga, Musaga, Kanyosha, Ngagara et Cibitoke.
Puis, le 13 mai 2015, c’est la tentative de coup d’État contre Nkurunziza par une faction de hauts-gradés de l’armée et de la police, qui profitent de son voyage à Dar-es-Salaam pour un sommet régional consacré à la crise burundaise pour le renverser. Pourtant, les forces loyalistes parviendront à reprendre la main le lendemain, et le président Nkurunziza rentrera triomphalement à Bujumbura le 15 mai.
Le bilan est lourd : plus de 70 militaires ont perdu la vie dans les combats entre putschistes et loyalistes, la presse privée burundaise est décimée, la Rema FM proche du Cndd-Fdd ayant été brûlée au soir du 13 mai avant que quatre autres stations jugées pro-opposition (RPA, Radio Isanganiro, Radio Bonesha, Télé Renaissance) ne soient détruites dans la nuit par les forces loyalistes.
Le rôle prépondérant de la région
Après cette tentative avortée de coup d’État, le pouvoir de Bujumbura s’emploie à une reprise méthodique des communes contestataires, suivie par d’intenses tractations diplomatiques autour des élections. Sa position : maintien du calendrier électoral dans les limites constitutionnelles, avec quelques réaménagements de timing pour répondre aux injonctions de la sous-région, chargée par l’Union africaine et les Nations unies d’œuvrer à une sortie pacifique de la crise burundaise.
Pour l’opposition, désormais fusionnant partis politiques et organisations de la société civile sous le Mouvement Arusha, pas question d’élection dans l’immédiat. Plutôt des négociations, qui doivent déboucher sur la réouverture des médias détruits, le retrait des armes qui circulent parmi la population, le retour des réfugiés, puis enfin la tenue d’élections sans Nkurunziza, pour respecter les Accords d’Arusha.
Sauf que la donne régionale a changé, depuis le putsch manqué : la lecture de la crise burundaise par la Tanzanie et l’Afrique du Sud, deux puissances régionales et parrains du processus de paix burundais, a évolué. Elle est passée d’un angle strictement légaliste vers une perspective plutôt géopolitique de la crise.
Schématiquement, on a d’un côté l’Occident qui soutient l’opposition contre le troisième mandat. De l’autre, l’axe Russie-Chine qui soutient Nkurunziza avec les encouragements discrets du Congo Brazzaville et de la RDC. Et pour cause : leurs présidents cherchent à briguer un nouveau mandat au-delà des limites constitutionnelles.
Surtout, Nkurunziza jouit d’un rapport de force sur le terrain favorable, malgré la défiance de la capitale et les défections d’importants cadres du parti au pouvoir, comme l’ancien deuxième vice-président de la république ou encore le président de l’Assemblée nationale.
Pour éviter le chaos dans le pays, la solution prise par la région est d’accompagner discrètement le processus électoral en cours malgré la situation tendue. Quitte à négocier le retour au calme avec des institutions élues, après les élections.
De fait, à la surprise générale, les scrutins des communales et législatives du 29 juin 2015, puis la présidentielle du 21 juillet suivant ainsi que les sénatoriales et les collinaires se passèrent dans le calme, malgré les tentatives d’intimidation pour ne pas y participer (jets de grenades, tirs durant la nuit). Les taux de participation frôleront les 75 %, et le parti de Nkurunziza en sortira grand vainqueur.
Pour couper l’herbe sous les pieds de l’opposition radicale, le Cndd-Fdd négocia en secret l’entrée dans les institutions d’Agathon Rwasa, le plus important des opposants.
Entre temps, des pratiques de torture contre les manifestants seront dénoncées par des activistes des droits humains, le gouvernement chiffrant par ailleurs les dégâts liés aux manifestations à un peu plus de 25 millions d’euros. Le tout sous une tension croissante entre Bujumbura et Kigali, accusée d’abriter les opposants à Nkurunziza.
Au-delà des enjeux géopolitiques de la crise et sa gestion, cette année électorale a montré que la principale menace contre la stabilité du Burundi n’était pas les Imbonerakure, la ligue des jeunes du Cndd-Fdd, encore moins des plans génocidaires comme annoncé depuis des mois par des analyses parfois hâtives.
L’urgence au cœur de cette forme d’harmonie sociale retrouvée depuis 2005 après plus d’une dizaine d’années de guerre fratricide, c’est la soif d’un nouveau modèle de gouvernance, surtout sur le plan socio-économique.
Pour revenir sur les Accords d’Arusha, on peut les résumer autrement ainsi : l’État étant le plus grand employeur dans un pays aussi pauvre que le Burundi, il a été fixé des dispositions constitutionnelles de partage du pouvoir par l’institutionnalisation de l’ethnie. Objectif : faire en sorte que la redistribution du capital économique par le personnel politique (principalement au travers des salaires, avantages et achats de la fonction publique) touche le plus grand nombre de Burundais, tous genres, ethnies et provinces confondus.
« Un troisième mandat, contre les dispositions d’Arusha » a fait craindre à plusieurs Burundais, ainsi qu’à l’Occident, qui s’est tant investi pour le retour à la paix, que Nkurunziza ne vienne remettre en cause le modèle de gouvernance par consensus et partage institutionnalisé depuis 2003. Ce qui allait provoquer de nouveaux mécontentements sociaux, notamment parmi les minorités.
Par ailleurs, comme le rappelait le sociologue André Guichaoua, « la crise burundaise renvoie à des frustrations économiques, sociales et politiques profondes : les jeunes qui ont fourni l’essentiel des contingents de manifestants sont les jeunes chômeurs, les travailleurs précaires, les jeunes ruraux désœuvrés en quête d’espoir en ville, mais aussi la majorité des étudiants qui rejettent tous un ordre politique et social qui les condamne durablement à la misère et au chômage, à un avenir sans perspective. Ils dénoncent un pouvoir incapable de répondre à leurs aspirations économiques et sociales. Cette impuissance n’est pas propre à ce régime, aucun de ceux qui se sont succédé à la tête du pays n’ont su ou voulu répondre à cette attente ».
En replaçant la crise en perspective, on notera que dans dix ans, le Burundi aura plus de huit millions de demandeurs d’emplois, sur plus de 13 millions d’habitants. La résolution de la crise de 2015 ne doit pas faire oublier à tous les intervenants politiques et sociaux, locaux ou amis du pays, l’essentiel : si la population burundaise reste pauvre, avec tous les problèmes liés à une forte démographie et l’exiguïté des terres, le pays aura toujours et encore des violences cycliques. 2015 fut autour du troisième mandat.
De fait, faisons de notre mieux, cher ami belge, pour que 2020 ou 2025 n’apportent pas avec eux d’autres prétextes.