De Reporters sans frontières aux Nations unies, tout le monde a demandé la réouverture des médias burundais fermés arbitrairement en mai 2015, sans succès jusqu’à présent, propos d’Antoine Kaburahe recueillis par Jean-François Bastin
Antoine Kaburahe, vous dirigez Iwacu, l’unique groupe de presse au Burundi. Pouvez-vous nous faire une brève description de votre groupe, de vos publications ?
Nous avons un hebdomadaire en français, chaque vendredi, avec une version plus populaire en kirundi, un magazine mensuel plus thématique et plus fouillé, un site très actif avec une newsletter quotidienne pour les abonnés, une web-TV depuis sept mois qui diffuse de courtes vidéos, interviews, reportages, et puis une maison d’édition qui débute, trois livres publiés jusqu’à présent.
Nous avions une radio communautaire en partenariat, à Gitega, mais elle a été fermée à la suite du putsch manqué du 13 mai, la justice a mis des scellés, sans doute parce qu’elle a diffusé le communiqué annonçant le putsch, mais rien ne nous a jamais été notifié officiellement. C’est de l’arbitraire pur et simple.
Et rien n’a évolué ? En somme, vous êtes aussi victime de l’interdiction faite à plusieurs radios de réémettre ?
Oui. L’impossibilité en tout cas, rien n’est clair. Mon ami Innocent Muhozi, directeur de Radio-Télé Renaissance, qui a été endommagée, saccagée, me dit qu’on l’empêche toujours d’accéder ne serait-ce qu’à son bureau, sans savoir quand et à quelle conditions il pourra reprendre ses activités. C’est la même chose pour les directeurs de RPA, de Bonesha, d’Isanganiro.
On entend dire qu’une enquête est en cours pour trouver les coupables des attaques contre les radios, mais rien ne se fait en réalité, c’est une vaste blague, ce ne sont que des prétextes pour les empêcher de retravailler. Ce ne sont pas des mesures judiciaires mais des mesures politiques.
Vous êtes le seul média indépendant encore en activité, est-ce que vous menez activement campagne pour la réouverture des médias ?
On est déjà content, si je peux dire, de pouvoir sortir chaque vendredi. Mais chaque vendredi je me demande si ce n’est pas la dernière édition. Vous savez il y a eu toutes les protestations possibles, Reporters sans frontières, les diplomates, l’ONU ont demandé la réouverture des médias, ça n’a servi à rien jusqu’à présent. On est à la merci de la censure, on vit au jour le jour.
Et comment expliquez-vous que vous puissiez encore paraître, alors que vous êtes souvent très critiques à l’égard du régime ?
Peut-être qu’on apparaît comme une sorte d’alibi d’une pseudo-démocratie. Ils peuvent dire : regardez Iwacu, la presse fonctionne, il y a une presse critique…
Ils le font vraiment ?
Non, vous m’interrogez, je formule une hypothèse, j’ai dit aussi que notre situation était très précaire…
Et vous, vous vous posez cette question de l’alibi ?
Au fond, pourquoi ne nous a-t-on pas détruit ? On pourrait poser la question comme ça. Il n’y a pas de réponse simple et je reste d’ailleurs très inquiet. D’abord l’impact des radios est beaucoup plus massif, elles sont objectivement plus exposées.
Nous, on touche surtout les décideurs, les diplomates et on a une audience internationale. Est-ce qu’ils se disent que s’attaquer à Iwacu aujourd’hui signifierait qu’il n’y a plus de presse libre au Burundi ? Je n’en sais rien, mais on ne pavoise pas, on espère tenir le plus longtemps possible…
Parmi vos confrères qui se sont exilés, certains semblent reprocher à Iwacu de continuer à travailler à Bujumbura…
Ceux qui diraient cela seraient très mal inspirés, nous sommes quand même la petite fenêtre qui reste ouverte sur le Burundi et nous ne sommes pas dans les bonnes grâces du régime, c’est clair. Nous faisons circuler une autre information, nous préservons un espace de liberté critique. Sans nous, c’est le black-out total.
Et que pensez-vous de la stratégie de certains journalistes exilés au Rwanda qui ont créé Inzamba, une sorte de radio d’opposition frontale ?
Je pense qu’ils essaient de se défendre, de survivre comme ils peuvent. Ils ne peuvent plus émettre au Burundi, ils le font de là où ils sont, je les soutiens.
Même s’ils font de la propagande ?
La première question est : pourquoi sont-ils là-bas ? Quelque part le régime burundais récolte ce qu’il a semé. S’ils sont vindicatifs, parfois trop engagés, trop militants, tout ce que vous voulez, c’est une conséquence de leur exil, c’est à cause de ce régime qui les a cassés. Moi je me mets à leur place, ils en ont gros sur le cœur, ils sont blessés et frustrés. Et cela peut rejaillir sur leur travail, c’est évident, mais nous devons rester solidaires et je ne manquerai jamais à cette solidarité.
Mais n’y a-t-il pas un problème plus général de la presse burundaise qui est devenue, presque malgré elle depuis 2010, la seule force d’opposition politique, ce qui a entaché sa crédibilité journalistique ?
Il est vrai qu’il y a eu un basculement en 2010 quand les partis d’opposition ont quitté les élections, il y a eu un monopartisme de fait, l’opposition est devenue inaudible, complètement absente, et que restait-il comme canaux d’expression des autres voix ? La société civile et la presse. A tort ou à raison elles sont apparues comme les voix de l’opposition et c’est là que ça a un peu dérapé. Les relations se sont envenimées entre le pouvoir et les médias.
Mais il faut dire aussi qu’à la même époque, à partir d’octobre 2010, il y a eu beaucoup d’ « exécutions extrajudiciaires », une chasse à l’homme contre les FNL, beaucoup de tués, par dizaines, par centaines, et la presse s’est aussi fortement mobilisée contre cette criminalité politique, à juste titre.
Cela dit je considère que certains médias ont été trop loin : attaques frontales, arguments ad hominem, des jingles, des musiques anti-système, une espèce de matraquage qui s’est amplifié à l’approche des élections. Ils sont un peu sortis de leur rôle, qui est d’abord d’informer, et se sont positionnés comme des médias anti-pouvoir, anti-Cndd-Fdd.
Et c’était du pain bénit pour le gouvernement qui disait : regardez, ils roulent pour tel parti, pour tel leader. Mais évidemment cela ne justifie pas les destructions, en aucune façon.
Est-ce que pour vous, aujourd’hui, le Burundi est encore un pays démocratique ?
Non, la réponse est clairement non. Le pouvoir s’est installé dans un désert démocratique, il a fait le vide autour de lui. Les élections ont été un simulacre, sans aucun respect des standards internationaux, les résultats ne sont pas crédibles, tout le monde l’a souligné, notamment la mission d’observation européenne. Nous venons de sortir un magazine sur les péchés capitaux de la Ceni.
Et Pierre Nkurunziza, vous le reconnaissez comme président ?
Je me suis retrouvé avec un président imposé ou qui s’est imposé, j’aurais aimé une vraie élection et j’aurais applaudi le nouveau président, quel qu’il soit. Mais lui ne pouvait pas se représenter. La question n’est pas de le reconnaître, mais : est-ce qu’il a le droit d’être là ? Non bien sûr, c’est une situation insupportable, très difficile à vivre, mais aussi inextricable. On ne voit pas d’issue.
Le Burundi est-il seulement encore gouvernable ?
Il y a des présidents illégitimes qui arrivent à gouverner parce que leur pays a des ressources, des réserves financières, même si c’est déjà compliqué, mais le Burundais en est loin. Son budget dépend à 52% de l’aide extérieure. Et cette aide est en train de se tarir.
Je viens de lire un communiqué de la GIZ, l’agence internationale de coopération allemande, qui menace de retirer une partie de son aide à la Communauté est-africaine dont le Burundi est membre. La Belgique, les Pays-Bas, les Etats-Unis remettent tout ou partie de leurs aides en question. Tout est bloqué actuellement.
Ne pensez-vous pas que la coopération va finir par reprendre, au moins en partie ?
Je ne pense pas, parce qu’il y a les opinions publiques. La presse, notamment en Belgique, a réagi fortement à cette troisième candidature et le Gouvernement a vite évolué sous diverses pressions, jusqu’au parlement. De plus en plus, le monde ouvre les yeux sur les magouilles des dirigeants africains. Les réseaux sociaux commencent à jouer un rôle important.
Rien ne se joue plus à huis-clos. Les gens protestent de plus en plus en Afrique, il y a des précédents : Tunisie, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Sénégal… Et à Bujumbura lors du fameux, du pseudo coup d’Etat du 13 mai, il fallait voir tous ces gens dans la rue, une foule énorme, hutus, tutsis, jeunes, vieux, hommes, femmes, toutes les classes sociales, tous ces gens applaudissaient le changement.
Même à Kamenge, supposé être le fief du pouvoir, j’y ai fait un tour ce jour-là, j’ai vu les gens s’embrasser, se congratuler, déboucher la Primus. Donc si les Burundais donnent l’impression aujourd’hui d’être rangés, de subir les événements, il ne faut pas trop se fier aux apparences. Il y a eu une prise de conscience, beaucoup d’entre eux ont fait le bilan de ces dix ans avec le même président, ils n’en veulent plus. Que ferait-il en cinq ans qu’il n’a pas fait en dix ?
Et l’opposition ? N’a-t-elle pas, n’est-elle pas aussi un problème ?
Son premier problème est celui du leadership. Il n’y a aucune voix émergente, aucun leader capable de fédérer, d’incarner l’opposition. Il y a aussi un manque de renouvellement des personnes, on nous ressort un Léonard Nyangoma, avec tout le respect que je lui dois, c’est un homme du passé, il aurait peut-être fallu du sang nouveau, mais qui ? On ne voit pas.
N’y a-t-il pas aussi un problème de connexion avec la société burundaise, d’implication dans la vie réelle ?
C’est vrai qu’ils peuvent sembler déconnectés, qu’on est en manque de propositions concrètes. Mais vous devez savoir que certains opposants viennent de passer dix ans sans travail, qu’ils vivent dans le besoin, dans la précarité, il y a une fatigue, un découragement, la tentation de ce que nous appelons la « transhumance » politique. Parfois ils rejoignent le système parce qu’ils n’en peuvent plus. On est dans un cercle vicieux, les solutions ne sont pas évidentes.
Revenons à Iwacu : est-ce que ce n’est pas votre rôle aussi de traiter le vécu des Burundais, et pas seulement ceux des villes, d’être à la recherche de propositions et de solutions aux problèmes les plus criants ?
Oui, ça c’est un reproche que je me fais, que l’on nous fait, je suis conscient que nous sommes un média très politique, au sens étroit, on se focalise trop sur les péripéties de la politique et pas assez par exemple sur les questions économiques qui sont essentielles pour la reconstruction du Burundi, mais voilà, c’est aussi notre réalité, la politique est un enjeu crucial : depuis Arusha, en 2000, on est dans les discussions interminablement politiques.
J’ai une anecdote : récemment, à propos de ce qu’on appelle chez nous les délestages, les pénuries d’électricité, on a fait la Une sur le barrage de Rwegura où l’on produit une bonne part de notre électricité, avec une enquête sur les failles, les problèmes, les causes de ces pénuries tout au long de la filière. L’électricité, c’est le nerf de l’économie, eh ! bien cette édition a été un flop. On a très peu vendu.
Ce qui attire les Burundais dans la presse, c’est la politique, ils se passionnent pour ce genre de combat, il leur faut des politiciens à la Une. Mais ce n’est pas une raison pour abandonner ce genre de travail, et je pense d’ailleurs que l’instabilité et le vide politique actuels remettent à l’avant-plan les problèmes socio-économiques, les questions de survie quotidienne, et je pense que nous devons les traiter encore davantage.