Les femmes représentent une force démocratique paradoxale au Burundi

Mise en ligne: 18 septembre 2015

La violence de genre est endémique et mal maîtrisée mais, en dépit de ce contexte adverse, les femmes sont au coeur du développement économique, propos de Pascale Vielle recueillis par Antonio de la Fuente

Pascale Vielle, vous êtes professeure à Louvain, en Belgique, et à Bujumbura, au Burundi. Comment voyez-vous le déroulement de la crise politique burundaise ?

Je n’ai pas d’avis autorisé sur cette question. Néanmoins, vu la situation, il me semble que l’on doit appeler les choses par leur nom. Le Burundi a versé dans la dictature. Il faudra, pour retrouver le chemin de la démocratie et un début de prospérité, une longue période de transition, qui s’appuie sur la société civile.

Vous enseignez à l’université à Bujumbura. Quel est l’esprit qui règne dans les campus burundais ?

J’enseignais à l’Université Lumière. Et je devais commencer à enseigner cette année dans le cadre d’un programme UCL-Université du Burundi (Ecole doctorale). Mes étudiants fréquentent des cours de troisième cycle, et la plupart sont de jeunes adultes déjà actifs dans la vie professionnelle. Je garde le contact avec plusieurs d’entre eux, même si les événements ne m’ont pas permis cette année de me rendre à Bujumbura pour dispenser mon cours.

Si certains étudiants poursuivent, envers et contre tout, leur travail de mémoire (sans que je sache exactement s’ils travaillent depuis chez eux ou s’ils fréquentent les campus), d’autres évoquent la panique qui règne dans les quartiers où ils vivent. Au début de la crise, plusieurs de mes étudiants parents de jeunes enfants sont restés enfermés chez eux pendant plusieurs semaines. A présent, certains ont déménagé dans des quartiers plus sûrs, mais me disent qu’ils quitteraient le pays si c’était possible pour eux. Beaucoup sont partis, déjà, en général vers des pays limitrophes.

Les messages que j’ai reçus au plus fort de la crise témoignaient d’un manque d’information claire et fiable sur les événements qui se déroulaient quotidiennement sous leurs yeux, laissant parfois penser à une manipulation de l’information, ou à la propagation de rumeurs fantaisistes. L’accès à une information indépendante et de qualité demeure pour eux tous un enjeu fondamental. Le soutien de médias indépendants professionnels devrait être une priorité de l’aide internationale.

Les femmes ont joué -et jouent encore peut-être- un rôle important dans le mouvement de protestation contre le changement constitutionnel imposant un troisième mandat pour le président Nkurunziza. Partagez-vous cet avis ?

Les femmes représentent une force démocratique et économique réelle, mais paradoxale au Burundi. En effet, elles ne jouissent pas de l’égalité juridique avec les hommes - notamment elles ne peuvent hériter, l’un des seuls moyens d’accéder à la propriété foncière dans un pays dont 90% des habitants vivent d’une agriculture de subsistance.

La violence de genre est endémique et mal maîtrisée. En dépit de ce contexte adverse, elles sont au cœur du développement économique. Ce sont elles, en général qui cultivent la terre, mais aussi qui s’engagent dans des projets de coopératives agricoles et de mutuelles de santé. Cet ancrage a fait des femmes un des piliers de la transition : elles savent mieux que personne, au Burundi, les conséquences de l’insécurité et de la guerre pour ce qu’elles ont construit avec tant de peine depuis des années.

Elles savent d’expérience que la prospérité se construit sur la solidarité et la coopération, et non sur la division de genre ou d’ethnie. La question de l’accès des femmes à la propriété foncière me paraît dés lors un enjeu majeur du renforcement de leur rôle politique, dans le cadre d’une transition démocratique. Si elles ne sont pas propriétaires du lopin qu’elles cultivent, elles sont trop vulnérables pour prendre des risques politiques.

Le Burundi a ratifié la Convention internationale pour l’élimination de toutes les discriminations à l’encontre des femmes. Cette enfreinte particulièrement grave aux exigences de la convention devrait être sanctionnée dans le cadre des programmes d’aide au développement.

Mon expérience d’enseignement a révélé un degré élevé de politisation des femmes, à tout le moins des femmes de la classe moyenne éduquée dans la capitale (qui ne représentent hélas pas, loin s’en faut, l’ensemble des femmes au Burundi). Elles ont en général une conscience aigüe des enjeux politiques, et de la place de l’égalité des femmes et des hommes dans le développement du pays.

Elles sont souvent engagées de manière active en politique, dans la société civile, ou dans des projets de développement. Lors des manifestations contre le troisième mandat, leurs actions, à la fois spectaculaires, dignes et pacifiques ont pu paraître surprenantes pour les observateurs non informés, mais ne m’ont pas étonnée, compte tenu de ce que j’ai appris d’elles pendant toutes ces années. C’est également une femme, Pamela Kazekare, qui a lancé l’initiative « Komezamahoro », un mouvement citoyen politique, alternatif, issu de la diaspora.

Vous appuyez l’action de la Maison Shalom et le travail de Marguerite Barankitse. Quelle signification voyez vous à ce projet ?

La Maison Shalom est un projet traversé par la préoccupation d’un développement soutenable, susceptible d’être étendu à tout le Burundi. Le projet est né au départ de réponses pragmatiques à des questions concrètes. Il s’agissait dans un premier temps de recueillir les orphelins des conflits ethniques, quelle que soit leur ethnie.

Comment faire pour apprendre à ces enfants à vivre ensemble après les massacres ethniques ? Marguerite Barankitse a voulu les rendre acteurs, ensemble, de leur foyer (des fratries recomposées vivent solidairement dans de petites maisons, sous la surveillance d’éducatrices), de leur subsistance (on les dote d’un lopin de terre qu’ils doivent cultiver), de leur formation (obligation en contrepartie de fréquenter l’école ou un apprentissage).

C’est en vivant et travaillant ensemble que ces enfants ont appris la paix. La vision de Marguerite Barankitse, c’est d’avoir compris que la terre, sa possession en suffisance, est un gage de paix. Qu’avec le manque d’éducation, sa rareté est une cause majeure des conflits que l’on nomme ethniques.

Pour assurer l’intégration pacifique de ces enfants à Ruyigi, Marguerite Barankitse s’est donc attelée au développement de son environnement immédiat, puis de plus en plus éloigné, qu’elle a doté de nombreuses infrastructures : centre de loisirs, bibliothèque, centres de formation, ferme, restaurants, hôtels, écoles, un hôpital, une école d’infirmières etc. Peu à peu, s’est imposée l’idée que la population locale devait se ré-approprier ces réalisations, ce savoir-faire. Et la Maison Shalom s’est attelée à la création de coopératives, d’une mutuelle de santé… In fine, tout le projet repose sur l’idée que chacun, solidairement avec autrui, est acteur de son développement, et que la paix ne peut se reconstruire que sur une prospérité construite ensemble. Les milliers d’enfants de la Maison Shalom ont grandi, et sont aujourd’hui, dans tout le Burundi, des adultes acteurs d’une conception renouvelée du développement, de la solidarité, de la gouvernance.