Face à une classe politique décriée, à la puissance des lobbies et à l’influence grandissante des populismes, nos démocraties représentatives sont malmenées et semblent de moins en moins aptes à relever les défis actuels. Dans ce contexte, des citoyen·ne·s choisissent de s’opposer activement à certaines lois perçues comme injustes, non pas ‘simplement’ en les dénonçant, mais en posant un acte illégal. Et si, en proposant s’émanciper par l’insoumission active, la désobéissance civile était un outil d’éducation populaire ?
Obéissance enracinée
Dans son essai « Désobéir », l’auteur et philosophe Frédéric Gros [1] décortique les racines de l’obéissance : pourquoi obéissons-nous ? C’est le sentiment d’appartenance au groupe par le biais de règles communes. C’est aussi le confort d’être « dans le rang » car ses propres intérêts sont maintenus… des privilèges baignant dans la peur des sanctions et le sentiment d’impuissance, renforcés par les grands discours des médias.
Légitimité vs. Légalité
Mais qu’en est-il, du devoir d‘obéissance aux lois, lorsque les injustices sont perpétrées légalement ? L’esclavagisme comme la ségrégation étaient légales. Aujourd’hui, chez ‘nous’, l’incarcération de personnes migrantes, les salaires misérables, la pollution et le lobby des entreprises transnationales sont tolérés, parfois encouragés, par des lois. Face à ces injustices, obéir aux lois loi revient à la renonciation, voire à la complicité. Pour rétablir la justice, la désobéissance à la loi devient légitime.
“La désobéissance est légitime mais illégale, alors que la loi ou la décision à laquelle les désobéisseurs s’opposent est légale mais illégitime”. Jérôme Pelenc
Face au racisme, au sexisme, aux inégalités sociales, économiques, à la destruction de l’environnement, aux oppressions, aux injustices qui nous touchent et dont nous sommes témoins, nous avons parfois des difficultés à trouver des modes d’actions qui nous semblent à la fois émancipateurs et efficaces.
En démocratie, il semblerait normal que chaque citoyen·ne puisse exercer du pouvoir sur la manière dont s’organise la société.
Pourtant, la participation politique est souvent réduite aux élections. Quel pouvoir avons-nous entre deux votes, ou lorsque le droit de voter nous est refusé ? [2]
Faire contre
Certain·e·s citoyen·ne·s se font entendre par le plaidoyer -« faire avec le pouvoir »- ou construisent des alternatives -« faire sans »-. Pour d’autres, face à l’urgence et à l’importance de leur cause, c’est le « faire contre » qui prime : tant au Nord qu’au Sud, iels décident de dire ‘non’, en désobéissant à une loi pour la dénoncer et alerter l’opinion, voire pour défendre directement ses droits. Iels passent à l’action, de manière irrévérencieuse, radicale, non-violente et/ou joyeuse : ces activistes pénètrent sur un site nucléaire, occupent un bâtiment vide pour loger des sans-abris, refusent d’accomplir leur service militaire obligatoire, viennent en aide aux réfugié·e·s ou s’infiltrent au siège d’une multinationale.
Hannah Arendt explique que même si les désobéissant·e·s ne parlent pas toujours au nom de la majorité de la population, qui parfois cautionne l’injustice, iels poursuivent l’intérêt commun. La désobéissance civile, en essayant de faire évoluer la loi, implique une conception évolutive de celle-ci : il s’agit d’une action visant à rendre les lois, voire l’organisation de la société, plus juste [3].
Des lois vivantes
En ce sens, la désobéissance civile n’est pas un « correctif », mais un véritable outil de démocratie : désobéir est une conception vivante de la loi ! Pour le sociologue Manuel Cervara-Marzal, la démocratie devrait pouvoir être un lieu de confrontation, d’expression non-violente du conflit, essentiel selon lui pour exprimer la différence, le contre-pouvoir… Soit la pertinence, la légitimité et la nécessité d’assumer un rapport conflictuel avec l’autorité, par une pratique militante démocratique [4].
Le temps de la désobéissance
La désobéissance civile est une longue histoire de résistances ! En -442, la tragédie « Antigone » de Sophocle raconte la défiance d’une jeune femme qui enterre son frère Polynice, passant outre le décret du roi et tyran Créon, qu’elle juge illégitime. Ce récit fictif, valorise déjà l’idée de désobéir à une loi au nom de principes supérieurs, tels que la justice. En 1574, dans son « Discours de la servitude volontaire », Etienne de la Boétie s’interroge sur la raison de la soumission des peuples à l’autorité. Il argumente que la domination s’appuie sur la collaboration active ou passive de la population. Il théorise le principe de non-coopération, fondement de la désobéissance civile comme outil de changement politique. L’invention de la désobéissance civile comme tactique politique est attribuée à Henry David Thoreau : refusant de payer ses impôts à un Etat favorable à l’esclavage, le philosophe interpelle sur le droit mais aussi le devoir de désobéir face à une structure qui agit contre ses propres principes.
Manuel Cervara-Marzal « la désobéissance civile est une histoire aussi vieille que l’humanité » [5]
Rosa Parks, Gandhi, Angela Davis, Patrice Lumumba, les Suffragettes, les militant·e·s de mai 68’ et chez nous, le gynécologue Willy Peers pour le droit à l’avortement… : toutes et tous ont mené des actions de désobéissance, dénonçant des violences étatiques. Ces actions transgressives et anticonformistes ont contribué de façon tout à fait significative à l’obtention à des acquis sociaux qui ont modelé la société.
“La désobéissance civile est indispensable pour réclamer un état d’urgence écologique.” Greta Thunberg
Aujourd’hui encore, les différents éléments fondateurs de la désobéissance civile se retrouvent dans les discours de celles et ceux qui s’en revendiquent. Greta Thunberg appelle les jeunes [6] à ne plus remplir leur obligation scolaire pour protester contre l’inaction de leurs gouvernements face au réchauffement climatique, et encourage les mouvements écologistes désobéissants.
En 2019, Pia Klemp et Carola Rakete, capitaines de bateaux secourant les personnes migrantes en Méditerranée, bravent les autorités italiennes pour amener leurs passager·ère·s sur la terre ferme. Elles plaident l’état de nécessité : pour sauver des vies, il leur était nécessaire de désobéir à l’interdiction d’accoster.
Convergence
L’Histoire (et les actualités) en témoigne, la désobéissance civile fonctionne. Pourtant, elle n’est pas « bonne » par essence ou forcément adaptée à toutes les situations. L’outil miraculeux pour construire un monde durable, juste et solidaire n’existe pas !
A chaque fois, la désobéissance se combine aux efforts d’autres collectifs et mouvements utilisant des moyens différents : le plaidoyer des syndicats paysans à Notre-Dame-des-Landes, les grèves ouvrières dans l’Inde bientôt indépendante, les sabotages des résistant·e·s à la dictature au Brésil, les pétitions, les marches… Au milieu des collectifs qui font émerger des alternatives aux dérives qu’ils dénoncent, des personnes qui portent leurs critiques au plus près des lieux de pouvoir, des peuples qui prennent la rue pour défendre leur liberté, dans cette diversité de modes d’action, la désobéissance civile a une place.
De l’insoumission à l’émancipation
Enfin, pour la désobéissance civile comme pour tout mouvement de lutte contre l’oppression, il y a une victoire garantie : celle de l’émancipation. Le passage à l’action est une forme d’éducation populaire, où l’on reprend collectivement du pouvoir sur les enjeux de la société.
« Nous avons le devoir de résister : résister, à notre échelle et partout où c’est possible, à tout ce qui humilie, assujettit et sépare. Pour transmettre ce qui grandit, libère et réunit. Notre liberté pédagogique, c’est celle de la pédagogie de la liberté. » Pédagogie, le devoir de résister. Philippe Meireu [7]
Cette pratique militante porte des enseignements riches. Les critiques qu’iels portent sur les mécanismes de domination, sur les abus de notre système, nous permettent d’en prendre conscience et de questionner notre responsabilité. La stratégie de la désobéissance civile permet d’envisager notre passage à l’action, de comprendre qu’il est possible de viser des objectifs ambitieux lorsqu’on décide de ne plus coopérer avec une autorité qui engendre ou cautionne des injustices et de s’éduquer à la liberté et à une pratique politique radicalement démocratique.
[1] GROS Frédéric « Désobéir » Albin Michel et Flammarion. 2017.
[2] PELENC Jérôme, “La désobéissance civile pour (re)trouver le chemin de la démocratie”, publié en 2016 sur le site de Barricades
[3] ARENDT Hannah « De la désobéissance civile », 1971.
[4] CERVERA-MARZAL Manuel « Les-nouveaux désobéissants. Citoyens ou hors-la-loi », 2016.
[5] CERVERA-MARZAL Manuel, ibidem
[6] THUNBERG Greta, discours aux militant·e·s d’Extinction Rebellion, Londres avril 2019
[7] MEIREU Philippe « Pédagogie, le devoir de résister » 2008.
[8] MULLER Jean-Marie, L’impératif de désobéissance, Le passager clandestin, Neuvyen-Champagne, 2011.