Trois extraits y compris l’introduction et la conclusion de « La participation des jeunes des quartiers populaires : un engagement autre malgré des freins », par Chafik Hbila
Etant donné que les écarts socio-économiques qui caractérisent la jeunesse des quartiers populaires [1] par rapport aux populations de jeunes des autres territoires urbains sont toujours aussi importants, les décideurs publics locaux s’interrogent sur la pertinence des interventions publiques réalisées dans ces territoires et portées par les différentes institutions qui les maillent (social, culture, santé, etc.).
Nombreux sont les détracteurs – à droite de l’échiquier politique comme à gauche – à constater l’échec relatif des politiques spécifiques en direction des quartiers populaires. Face à cela, quasi incessants sont les appels lancés par les acteurs politiques locaux à la participation des habitants en général et des jeunes en particulier, notamment depuis le début des années quatre-vingt et le lancement de la politique de la ville [2], considérant que seuls ces derniers seront à même de proposer une action publique pertinente et efficace, qui corresponde réellement à leurs attentes exprimées, là où celle émanant des institutions a montré de nombreuses limites.
Ainsi, la participation des jeunes des quartiers populaires semble s’être imposée comme une valeur cardinale des politiques locales de jeunesse. Bien que manquant cruellement d’explicitation quant à ses attendus [3], la participation s’inscrit pour les décideurs locaux dans une volonté de rendre plus efficace l’action publique. En effet, la difficulté des politiques publiques à atteindre une partie des jeunes dans les territoires d’habitat social est souvent telle que les décideurs locaux sont incités à penser des projet participatifs en direction de ces publics perçus majoritairement comme étant « en difficulté ». L’objectif de leur démarche est d’établir un lien plus efficace entre les jeunes et l’offre d’intervention qui leur est destinée. Il s’agit là d’un élément de compréhension déterminant de l’appel à la participation des jeunes des quartiers populaires. Ainsi, un maire d’une grande ville de l’ouest nous confiait, lors de l’élaboration d’un projet en direction de jeunes adultes dans un quartier de sa ville :
« Je ne veux plus de relation institutionnalisée aux jeunes qui reproduise les pratiques existantes et dont l’utilité reste à démontrer, je veux que ce soient eux qui construisent leur projet, c’est à eux de nous dire quels sont leurs besoins et on ne fera pas à leur place ».
D’autres, au contraire, s’interrogent sur cette injonction à la participation des jeunes dans les quartiers :
« Pourquoi faut-il à tout prix les faire participer ? On attend d’eux ce qu’on n’attend même pas de nous-mêmes ou des autres » (chargée de mission d’un service municipal).
La participation nous intéresse ici parce qu’elle est invoquée quasi en permanence, du côté des décideurs publics, comme de la plupart des professionnels de jeunesse, dès lors qu’il s’agit d’élaborer une politique et un projet en direction des jeunes. L’objectif de cet article est donc moins de proposer une définition de la participation que d’observer comment les jeunes des quartiers populaires se saisissent ou non des opportunités, comment ils les retraduisent et, in fine, quelles peuvent en être les conséquences du côté des pouvoirs publics.
La précarité des conditions de vie, doublée d’un capital culturel moindre, suffit-elle à expliquer le manque d’intérêt d’une partie des jeunes pour la vie politique nationale et locale ?
Nous faisons l’hypothèse qu’il n’en est rien car il est frappant d’observer que si la plupart des jeunes dans les quartiers populaires méconnaissent la vie politique dite de proximité (municipalité et autres échelons de collectivités territoriales), dans le même temps, certains expriment une connaissance et un intérêt pour la politique internationale, en particulier la situation du Proche et Moyen-Orient. S’agissant souvent de jeunes issus de l’immigration maghrébine, de deuxième ou troisième génération, ils s’identifient à certaines causes (conflit israélo-palestinien notamment), lesquelles, selon eux, les toucheraient davantage que l’agenda politique local. Si l’Islam est souvent cité comme hypothèse pour expliquer l’identification des jeunes des quartiers aux causes de cette région du monde, elle ne peut suffire. Le sentiment de domination sociale et les discriminations subies quotidiennement y sont déterminants.
« Même pour trouver un stage c’est très difficile. On a constaté avec un élu du Maire, c’est lui qui m’aidait à trouver mes stages en compta’, que y a des camarades qui étaient pris et pas moi alors que je postulais avant eux. A part à la mairie, dans les collectivités territoriales où y a pas trop de problème, c’est plutôt dans les grosses entreprises que y a de la discrimination. » (Jeune de 19 ans).
Les discriminations vécues par les jeunes nés de parents maghrébins [4] les rapprochent, en quelque sorte, de ce que peuvent vivre les peuples opprimés dans le Proche et le Moyen-Orient, même si les souffrances sont différentes. A tort ou à raison, les crises de ces régions du monde mettent en scène, aux yeux d’une partie des jeunes des quartiers populaires, des puissances occidentales dominantes face à des peuples musulmans humiliés, d’où le rapprochement avec leur vécu quotidien. Il s’agit pour beaucoup de lutter et de retrouver de la dignité face à « l’homme blanc raciste », « rejetant les immigrés et les populations nés de parents immigrés », « en conflit permanent avec l’Islam, religion qu’il perçoit comme une menace à éradiquer ». Telle est la perception de beaucoup de jeunes. Dès lors, le moindre revers subi par une puissance occidentale dans ces pays va être vécu par beaucoup comme un acte contribuant à retrouver de la dignité. Bien entendu, l’analyse ne se limite pas qu’à cela. D’autres jeunes sont capables d’une analyse plus construite et plus complexe.
Nous ne nous attarderons pas plus longtemps sur ce sujet qui mériterait une analyse plus approfondie, mais nous retenons des entretiens avec les jeunes que cet engouement de certains d’entre eux pour la politique internationale, plus particulièrement les conflits du Proche et Moyen-Orient, en surprendrait plus d’un : du point de vue de leur connaissance des enjeux en suspens, du jeu des acteurs et organisations politiques dans le système etc., les jeunes font montre d’une capacité d’analyse dont le potentiel ne pourrait que servir, le cas échéant, le territoire et les causes locales. En tout cas, cela démontre bien, encore une fois, que la citoyenneté est moins une question de capacité que d’intérêt et de vécu car si les jeunes sont capables de s’intéresser à des conflits aussi complexes que ceux du Proche et du Moyen-Orient, avec des analyses très fines pour certains d’entre eux, comment pourraient-ils ne pas disposer des capacités à décrypter les enjeux locaux les concernant ? Ou bien doit-on s’autoriser à penser que les questions politiques liées à la sphère arabo-musulmane représentent l’agenda politique « local » d’une partie des jeunes ?
Ce constat nous amène à considérer qu’il existe potentiellement une jeunesse dans les quartiers, aussi minoritaire soit-elle, capable de s’investir et de se positionner sur le champ politique. Ici, nous avons pu rencontrer des associations de jeunes fortement engagées. Elles se sont bâties en réponse à un déficit de l’offre, et à une soif profonde de reconnaissance sociale et culturelle. Pour ces associations, sachant que tout ordre social est politiquement institué et que le terrain des interventions hégémoniques n’est jamais neutre car toujours le produit de pratiques hégémoniques antérieures, changer cet ordre social passe par le conflit politique. C’est la raison pour laquelle celui-ci est structurant. Comme l’explique Chantal Mouffe, le conflit découle justement de l’impossibilité de réconcilier tous les points de vue. Pour elle, la vie publique ne pourra jamais faire l’économie de l’antagonisme car elle concerne l’action publique et la formation d’identités collectives :
« Elle vise à constituer un nous dans un contexte de diversité et de conflit. Or pour constituer un nous, il faut le distinguer d’un eux. C’est pourquoi la question cruciale d’une politique démocratique n’est pas d’arriver à un consensus sans exclusion – ce qui reviendrait à la création d’un nous qui n’aurait pas comme corrélat un eux – mais de parvenir à établir la discrimination nous/eux d’une manière qui soit compatible avec le pluralisme [5] ».
Les jeunes engagés dans les quartiers ont bien intégré, généralement, que les choses auraient toujours pu être différentes et que tout ordre est instauré à travers l’exclusion d’autres possibilités. A cet égard, pour Patricia Loncle, les jeunes responsables associatifs sont lucides à l’égard du politique :
« Ce qui frappe dans les entretiens avec les jeunes représentants associatifs, c’est avant tout leur clairvoyance à l’égard des acteurs politiques et leur maturité dans un jeu politique plutôt opaque et tendu. Tout en développant des actions assez traditionnelles dans les secteurs de l’aide aux devoirs, de la culture, de la promotion des populations d’origine immigrée, les associations de jeunes se positionnent vis- à-vis des représentants institutionnels locaux » [6].
Il s’agit d’associations qui n’hésitent pas à « épingler » leur municipalité et à porter un jugement souvent sévère sur les acteurs publics qui œuvrent dans les quartiers. Leurs engagements visent à bousculer les cadres établis et, de ce fait, peuvent vite devenir dérangeants pour les acteurs locaux qui n’hésitent pas, pour la plupart, à leur renvoyer « coup pour coup », notamment en les entraînant sur les terrains du réalisme de leurs propos, de leur représentativité et de leur légitimité.
Ces associations, présentes dans au moins la moitié des villes étudiées, sont intéressantes à analyser dans leur rapport aux institutions car elles pointent une contradiction aussi subtile que complexe : les acteurs publics affichent une volonté forte de voir les jeunes participer à la vie de la Cité, s’exprimer et donner leurs points de vue, mais quand ceux-ci se livrent pleinement à l’exercice, comme nous allons le voir plus loin, ne cherche-t-on pas aussitôt à les discréditer ? Est-ce que les acteurs politiques et institutionnels n’auraient pas tendance à accepter la parole des jeunes uniquement quand elle s’inscrit dans le cadre du « politiquement correct » tacitement fixé par tous ?
En somme, toute la question qui se pose pour une collectivité et ses partenaires « traditionnels » (équipements socioculturels, acteurs de la jeunesse au sens large, etc.) est de savoir jusqu’à quel point ils sont prêts à supporter le conflit avec les jeunes. Une ville et des acteurs de la jeunesse ne valorisent-ils la parole des jeunes que lorsque celle-ci est conforme à leurs attentes ? Sont-ils prêts à accepter que les jeunes fassent « bouger les lignes », pour reprendre le langage courant des acteurs de terrain, réinterrogent les règles en vigueur et, in fine, produisent de nouvelles normes sociales ?
Aussi, il est important ici de prendre la mesure de la nature des blocages que suscitent ces logiques de méfiance, voire de défiance de la part de nombre de professionnels à l’égard de jeunes engagés. La participation remet ici en cause leur expertise et leurs compétences. Elle remet également en cause l’exclusivité d’un lien qu’ils ont développé avec les institutions et le politique. Comme le souligne Régis Cortesero, « chez les « professionnels du travail sur autrui », l’expertise dans la définition et l’orientation de l’action constitue précisément l’une des marques de la professionnalité. Le professionnel est comme un prêtre ou un médecin : il revendique un savoir « supérieur » à partir duquel il estime être en position d’ « émanciper » les gens. Il agit au nom de la république, de la science, de l’intérêt général, de la raison. La « demande » des personnes n’a pas de légitimité en elle-même. Elle peut même faire figure de symptôme, marquer leur distance à la raison, à l’Intérêt général, etc., et l’action se veut éducative et correctrice » [7].
Si la participation est souvent appelée à faire face à la définition experte des besoins (logique top down), elle devrait aussi s’attacher à procéder, dans le même temps, au déplacement des lignes des cultures professionnelles afin de permettre l’émergence de nouvelles réflexions pour de nouvelles perspectives (logique bottom up).
Ici, très vite se pose trois questionnements dans la mise en œuvre d’une scène participative. Le premier est relatif aux « publics » : quels jeunes vise-t-on ? Ensuite, vient la question de la « demande » de participation : pourquoi les jeunes, de leur côté, participeraient-ils ? Comment décrire et analyser l’attitude des jeunes face à la participation ? Enfin, se pose la question de « l’offre » : un périmètre et des limites sont-ils fixés à la participation et lesquels ? Comment les professionnels de jeunesse sont-ils formés et préparés à la participation des publics qu’ils côtoient ?
Nous voyons, au travers des expériences de Al Andalus et de l’AJR, que l’une des premières conditions fixées à la participation des jeunes des quartiers populaires, aussi bien par les décideurs locaux que les professionnels de jeunesse, implicitement plus qu’explicitement, est celle du dépassement de leurs intérêts particuliers et immédiats. Il leur est demandé de se projeter en situant l’objet auquel se réfère la participation au plus haut niveau de généralité. Comme le note Régis Cortesero, il s’agit d’amener les jeunes à changer d’échelle pour se comporter comme des « vrais citoyens », visant l’universalité d’un « bien commun », celui que les pouvoirs publics auront définis et pour lequel ils en attendent une légitimation [8]. Pour l’AJR et Al Andalus, le fait de les renvoyer à leurs intérêts privés et communautaires correspond à une forme classique de délégimitation que l’on observe dans toutes les scènes délibératives où il s’agit de discréditer des acteurs.
Tendre vers l’intérêt général a pour corolaire, en termes de légitimité, la représentativité. Nous avons vu au travers des expériences d’Al Andalus et de l’AJR que les mobilisations des jeunes apparaissent souvent comme légitimes uniquement à partir du moment où ceux-ci transcendent leurs univers particuliers dans l’optique d’un bien commun en se projetant au-delà de leur groupe d’appartenance, ou de leur communauté, dans l’espace et dans le temps. Or, dans une démocratie qui se veut participative, a contrario d’une démocratie représentative, il convient de rappeler qu’une minorité qui revendique un droit n’a pas à être représentative de qui que ce soit si ce n’est d’elle-même pour investir l’espace public. Car c’est bien parce que cette minorité n’est pas représentée qu’elle investit l’espace public et fait entendre sa voix, ses exigences, ses intérêts propres contre son » invisibilisation » au nom de l’intérêt général. Comme le note Cortesero, il y a quelque ironie à vouloir faire participer les jeunes en estimant qu’ils ne sont pas assez représentés, pas assez pris en compte dans l’action publique, et à leur demander dans le même temps, dès qu’une situation conflictuelle se présente, de ne pas être égoïstes, de ne pas penser qu’à eux, d’accepter que soit différée leur satisfaction au nom des contraintes de l’action publique qui, elle, doit compter avec tous et obéit à ses propres rationalités [9].
La question qui se pose ici est de savoir si la participation est réellement au service des jeunes, ou au service d’autres intérêts aussi différents et divers que la manipulation des dominés, le lien social, la tranquillité publique ou encore l’utilité collective...
[1] Nous entendons par quartier populaire un territoire urbain d’habitat social. Nous préférons ce terme, plus neutre, à ceux de la terminologie institutionnelle de la Politique de la ville (Zone urbaine sensible, quartier prioritaire, etc.).
[2] La politique de la ville est une politique associant l’Etat, les collectivités territoriales et un certain nombre d’acteurs institutionnels et associatifs dans le but de réduire les écarts socio-économiques dont font l’objet les quartiers d’habitat social par rapport aux autres territoires de leur unité urbaine.
[3] Patricia Loncle, Pourquoi faire participer les jeunes ? Expériences locales en Europe, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 10.
[4] Saïd Bouamama, Les discriminations racistes : Une arme de division massive, Paris, L’Harmattan, 2010.
[5] Chantal Mouffe, « Politique et agonisme », Rue Descartes, 2010/1 n° 67, p. 18-24.
[6] Patricia Loncle, op. cit., p. 133.
[7] Régis Cortesero, « La participation en débat », dans Conduire un projet expérimental en direction des jeunes des quartiers populaires, Nantes, éditions de RésO Villes, p. 107.
[8] Ibid.
[9] Ibid.