Trouver des solutions dans la réalité comme on en trouve sur scène

Mise en ligne: 1er décembre 2016

A travers le théâtre, Ras-el-hanout aborde la réalité des jeunes de Molenbeek. Propos de Salim Haouach recueillis par Seydou Sarr

Salim Haouach, vous êtes président de Ras-el-hanout, association molenbeekoise, à Bruxelles, active dans la sensibilisation sur les questions de citoyenneté et de cohésion sociale. Est-ce qu’on peut dire que les activités de votre association entrent dans le domaine de l’éducation au développement ?

Je pense que dans la poursuite de nos objectifs, nous faisons en effet de l’éducation au développement. Dans le cadre de nos activités, nous avons toute une série d’actions, principalement des pièces de théâtre, qui traitent de la réalité sociale que nous vivons ici en Belgique, surtout chez les jeunes. Ces actions portent sur la cohésion sociale, la justice et l’égalité de chances, sur l’immigration et l’accueil des réfugiés et demandeurs d’asile, ainsi que toutes les thématiques qui se rapportent aux droits humains et au développement. Nous avons d’ailleurs une pièce, Réfugiez-nous, qui a abordé la question de l’accueil des migrants et demandeurs d’asile dont il est question un peu partout en Europe ces dernières années.

Mais notre vision ne se limite pas à la Belgique, car nous estimons que ce qui se passe ailleurs dans le monde a, directement ou indirectement, un impact ici. Partout dans le monde, des populations font quotidiennement face à des problématiques sociétales comme la justice, l’égalité, les droits de l’homme, la pauvreté ou le développement humain en général.

On ne peut pas traiter ces problématiques sans retenir de l’Histoire que les relations entre le Nord et le Sud ont été marquées par des épisodes douloureux, comme l’esclavage ou la colonisation. On ne peut pas non plus mettre de côté les intérêts géopolitiques et les enjeux géostratégiques qui mobilisent les pays développés du Nord dans le reste du monde, en particulier au Moyen-Orient. Toutes ces questions ont une relation incontestable avec les mouvements migratoires et l’arrivée massive de réfugiés sur le sol européen.

Nous travaillons sur toutes ces thématiques par le biais du théâtre-action et nous essayons d’apporter notre contribution à la prise de conscience et sur la responsabilisation de tous, décideurs politiques et citoyens.

Vous êtes une organisation de jeunes mais votre public est sans doute plus large

Nous abordons en effet des thématiques liées à la jeunesse, mais les réalités sociales que nous vivons concernent tout le monde. Quand nous parlons de la résolution des conflits intergénérationnels dans les familles issues de l’immigration, nous instaurons forcément un dialogue entre des groupes différents, parents et enfants, jeunes et adultes.

De même, on peut très bien jouer une pièce qui s’adresse principalement aux femmes, mais cela n’exclut pas que les hommes s’intéressent au sujet et viennent assister aux représentations. Au contraire, il y a immanquablement un aspect qui va les interpeler.

Pour citer un autre exemple : à la fin de cette année, nous avons une représentation intitulée Au suivant, qui parle de la recherche d’emploi et de la précarité. Un sujet qui, a priori, ne concerne pas un chef d’entreprise. Et qui dit que le sujet ne pourrait pas l’interpeler en tant qu’employeur potentiel ou pour mieux comprendre cette réalité sociale.

Nous avons aussi Bab Marrakech, qui traite de la diversité à Bruxelles, avec un regard sincère et profond sur les différentes populations qui vivent dans cette ville.
Tous ces exemples montrent que nos actions sont un outil de dialogue et de débat, mais aussi de rencontre entre différents publics, qui se côtoient et interagissent. Cette idée de rencontre est la définition même du nom de notre association. Ras-el-hanout veut dire littéralement la tête du magasin, et désigne l’épice la plus chère du magasin. Plus chère, parce que mélange d’épices du monde entier.

Comment et avec quels outils réalisez-vous vos actions de sensibilisation et avec quel impact sur votre public ?

Notre démarche repose en grande partie sur le théâtre, un genre qui nous offre la possibilité d’aborder, souvent avec impertinence mais toujours avec un travail de fond, des thématiques complexes, qui concernent les relations humaines et sociales et les questions de droits fondamentaux. La préparation d’une pièce exige de se documenter, de se former sur le sujet pour bien le maîtriser et savoir ce dont on parle, voyager quand cela est nécessaire et possible. Le théâtre-action est pour nous un précieux outil pour réfléchir à des solutions dans la réalité, comme on en trouve sur scène.

Nous considérons aussi le théâtre comme moyen de découverte. Une fenêtre qui s’ouvre sur un autre monde. C’est ce que nous montrons par exemple dans la pièce Bruxelles à la Mecque, consacrée au pèlerinage. On retrouve la même démarche avec le festival Salam Aleykoum, qui vise à donner un aperçu sur la culture, le patrimoine et l’histoire des musulmans, face à tout ce qui se passe actuellement. Ce festival fournit un autre éclairage, afin de déconstruire toutes les barrières qui sont à la base de l’islamophobie, le racisme et les discriminations. Je terminerai en citant une autre création, Fruit étrange(r), qui est plutôt du registre du théâtre d’intervention. Jouer nos propres histoires en matière de racisme et de discriminations a été comme une sorte de thérapie, autant pour les acteurs que pour le public participant. Pouvoir rire de certaines histoires sérieuses permet aussi de dédramatiser et de déculpabiliser.

L’impact du théâtre comme outil de sensibilisation se vérifie chez les jeunes avec qui nous avons travaillé, en termes de confiance en soi, de maîtrise des sujets abordés et d’accomplissement de choses qu’ils pensaient inaccessibles. Il y a donc forcément une incidence sur le parcours personnel, dès lors que le jeune arrive à briser les chaînes et à installer des dynamiques positives.

Il y a quelques années, vous avez lancé une initiative calquée sur le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis, afin de renforcer les jeunes. En quoi ce mouvement, né il y a plus d’un demi-siècle, est-il une source d’inspiration pour vous ?

Ce mouvement nous a non seulement inspirés, mais il nous a également interpelés sur ce que la détermination peut induire comme changements dans l’histoire et le destin des individus et des communautés.

La source d’inspiration pour nous, c’est d’abord la mesure de la force de mobilisation, de conviction et d’action de personnes qui, pendant des siècles, n’ont eu que très peu de droits et de poids économiques et politiques. Pas même un pouvoir de décision sur des questions qui les concernaient directement. Aux Etats-Unis, cela s’appelait la ségrégation raciale. Par leur détermination, ces personnes ont réussi à faire changer la loi sur la ségrégation. Ce que l’Histoire nous apprend, c’est que l’inimaginable a été rendu possible grâce à la capacité d’action collective d’individus et de communautés qui n’ont jamais eu le droit d’exister par eux-mêmes.

Lors de notre voyage d’exploration aux Etats-Unis, nous avons voulu en apprendre plus sur ce que l’abolition de la ségrégation raciale a changé dans la vie des noirs américains. Depuis l’abolition de la ségrégation raciale, il y a eu le Yes, we can qui a conduit un africain américain au sommet de l’Etat. Mais les choses ont-elles réellement changé pour l’immense majorité des américains noirs ? Peut-on croire que la page de la ségrégation est réellement tournée quand, dans toutes les grandes villes américaines, il existe toujours des quartiers blancs et des quartiers noirs ? La réponse est sans doute dans l’exemple de cette White woman on the corner, une femme noire, qui vit dans un quartier noir à Atlanta, mais que les autres considèrent comme blanche, parce qu’elle a chez elle de l’eau chaude et une bibliothèque.

On insiste sur les principes, sur la loi, sur l’égalité de chances et de traitement, ce qui permet de faire l’impasse sur les contraintes, plus ou moins visibles, plus ou moins volontaires, qui pèsent dans des quartiers où il faudrait investir massivement, afin d’équilibrer les choses. En cela, l’élection de Barack Obama n’a pas fondamentalement changé la situation des populations africaines américaines. Le poids du passé donne l’impression qu’il est toujours difficile d’équilibrer le rapport entre américains blancs et américains noirs. Cela va jusqu’à la perception de la notion de pays de la liberté, selon qu’on est l’un ou l’autre.

Comment avez-vous transposé cette expérience dans le contexte de votre commune ?

C’est en référence au boycott des bus de Montgomery, dans l’Etat de l’Alabama, en 1956, que nous avons créé une pièce de théâtre intitulée 381 jours. Une pièce qui a rencontré un énorme succès, avec 28 représentations dans plusieurs villes de Belgique. Notre objectif était surtout de fournir aux jeunes issus des minorités, un modèle et un exemple, afin de les amener à prendre conscience et de renforcer leur capacité de mobilisation et de prise en charge.

Nous avons également organisé des ateliers de théâtre, présentant des figures marquantes du mouvement des droits civiques. La forme théâtrale a permis de faire parler des personnages marquants de ce mouvement, dans un langage adapté à notre époque. Que ce soit avec la pièce ou avec les animations, les jeunes participants ont compris que les difficultés vécues au quotidien ne sont pas une fatalité et qu’à force d’agir et d’y croire, on arrive à se prendre en charge et changer le cours des choses.

Vous travaillez à Molenbeek, une commune sensible, qui fait la une de l’actualité depuis quelques temps. Est-ce que vos actions en faveur de la cohésion sociale sont suffisamment prises en compte et encouragées par les autorités politiques et communales.

Nous avons un important projet, qui est la création de l’Epicerie, un centre éducatif et culturel et pour lequel nous avons reçu quelques soutiens, notamment pour l’aménagement du bâtiment devant abriter le dit centre. A ce jour, aucun subside des pouvoirs publics.

Au niveau communal, les budgets sont maigres et il y a, paraît-il, des choix à faire. Il y a effectivement un appui pour des projets jeunesse et très peu pour le secteur culturel. En ce qui concerne la cohésion sociale, on est par contre très en deçà des besoins de la commune. Au niveau régional, nous avons eu pendant quelques années des financements de projets annuels, subsides que nous ne recevons plus. Les décisions dépendent généralement des partis politiques au pouvoir, mais aussi des choix politiques de l’administration en place. Ces choix politiques reposent bien souvent sur une vision qui favorise le financement de projets à très court terme, avec des résultats concrets sur une période de six mois à un an, et qui montrent ou démontrent que l’argent a servi à quelque chose. Ce qui n’est pas possible avec les sujets que nous traitons, que sont l’éducation, la culture, la prévention, des sujets qui s’inscrivent dans la durée et dont on ne peut pas évaluer l’impact dans un horizon très rapproché.

Mais nous avons la satisfaction de savoir que notre organisation et nos projets sont reconnus par le public et par les jeunes que nous encadrons. A défaut de faire du lobbying politique pour obtenir des subsides, domaine dans lequel nous n’excellons pas, nous pouvons compter sur des soutiens ponctuels à nos projets et aux objectifs que nous poursuivons.