Porter l’éducation au développement de la marge vers le centre du discours du développement, par Tobias Troll et Amy Skinner
L’éducation au développement ressemble dans de nombreux cas à un « pacte faustien » (Selby et Kagawa, 2011) quand elle compromet ses racines militantes et ses valeurs de référence pour une place à la table de décision politique ou qu’elle entre dans le jeu des bailleurs, ce qui sert souvent à renforcer plutôt que de remettre en question le statu quo.
Cette situation porte à craindre que, tout en prétendant lutter contre l’injustice mondiale et traiter les causes structurelles de l’inégalité et de la pauvreté, l’éducation au développement devienne ‘inoffensive’ et que, dans bien des cas, les compétences, les valeurs et les connaissances qui sous-tendent l’éducation au développement soient adoucies pour accommoder, plutôt que de questionner l’agenda mondial néolibéral dominant.
A cet égard, il existe le risque que l’éducation au développement endosse (…) les idéologies et les arrangements politico-économiques qui sont responsables de la production et de l’exacerbation des conditions de pauvreté et d’injustice » (Bryan, 2011:1) car elle ne parvient pas à remettre en question les causes systémiques de l’inégalité ou à se confronter à des questions clés telle que le consumérisme, le mantra de la croissance économique et la mondialisation néolibérale (Selby et Kagawa, 2011 :19).
Pourtant, cette hésitation à aborder les questions du pouvoir et du changement systémique ne se limite pas aux ONG. L’ONG de développement irlandaise Trócaire (2011) fait valoir dans son rapport « Leading Edge 2020 » que les ONG de développement doivent s’engager beaucoup plus sur les questions du pouvoir et de politique au lieu de se poser en tant que prestataires de services pour des projets définis selon les critères de l’aide et des bailleurs de fonds, si elles veulent rester pertinentes et apporter une contribution significative à la justice mondiale.
En effet, les discussions sur le programme de développement post-2015, qui mettent de plus en plus l’accent sur la lutte contre les problèmes de la durabilité, des inégalités et sur le développement « d’un seul monde » (Fiedler, 2011), ainsi que les réactions à la crise financière en Europe ont incité de nombreuses ONG de développement à questionner les paradigmes de croissance et de développement actuels et à se demander si leurs objectifs de changement sont suffisamment radicaux pour traiter les causes systémiques des enjeux auxquels elles s’adressent (Shutt, 2009).
Il semble donc que, aussi bien les organisations d’éducation au développement que celles de développement sont confrontées à une « crise d’identité » qui intentionnellement ou non, conduit à l’ouverture d’espaces critiques de réflexion sur la façon dont nous travaillons et notre rôle d’organisations censées contribuer à une plus grande justice sociale.
Ceci constitue une opportunité pour les praticiens de l’éducation au développement de renouer avec les bases militantes et de transformation de leur champ d’activités et de s’éloigner d’un « mouvement qui ne parle que de lui-même » (McCollum dans Bourn, 2008 : 13) afin de faire une véritable contribution au discours plus large sur le développement à un moment où les paradigmes de développement sont de plus en plus remis en question.
Plutôt que de voir l’éducation au développement comme un « service » qui est « rendu » à des groupes cibles externes à nos organisations, cet article va explorer l’idée de « l’éducation au développement appliquée’’ à un niveau organisationnel afin de« jeter le regard sur nous-mêmes »(Bryan, 2011 : 2) et stimuler la réflexion critique sur les valeurs, les principes et les ambitions qui sous-tendent notre propre travail et le travail des ONG de développement ou de réseaux dont nous faisons souvent partie. Il suggérera que l’application des processus d’apprentissage de l’éducation au développement au sein de nos propres organisations peut aider à faciliter la réflexion critique sur les modèles actuels de développement et à devenir des agents plus efficaces pour un changement réellement progressiste.
C’est ainsi que nous nous penchons àprésent sur le projet Deeep (précédemment une abréviation pour « Développer l’engagement des européens pour l’eradication de la pauvreté dans le monde », mais qui a récemment changé pour le slogan de « Empowerment citoyen pour la justice mondiale » en ligne avec la vision de la quatrième phase du projet). Deeep est un soutien et un mécanisme de coordination européen pour l’éducation au développement, qui a récemment adopté une approche plus radicale pour remettre en question les pratiques actuelles des ONG, à la fois en termes de structure organisationnelle du projet et par le repositionnement de l’éducation au développement au sein de la confédération européenne des ONG de développement Concord dont le projet fait partie. Deeep se présente comme une tentative à l’intérieur de l’éducation au développement pour éviter les dangers du « pacte faustien » et étudier le potentiel du projet à rayonner au-delà d’une zone d’ombre radicale (Selby et Kagawa, 2011 : 26) et à induire des « retombées » dans le développement.
Continuer comme on a toujours fait, ce n’est plus une option. Tant les ONG d’éducation au développement que les ONG de développement font face à un défi similaire : faut-il procéder au « business as usual » ou est-il nécessaire d’être plus radical dans les approches de changement social ? Les débats au sein des ONG sur les insuffisances des Objectifs du Millénaire pour le développement et ce à quoi le futur cadre de développement post-2015 devrait ressembler, fournissent un espace pour repenser le développement et la création de « nouveaux récits pour un monde en mutation » (Sumner et Wiegmann, 2012).
L’évolution des relations géopolitiques et l’effondrement de la vision traditionnelle d’un monde bipolaire d’un riche Nord et d’un pauvre Sud couplés avec la montée des inégalités, et de multiples crises économiques, sociales et écologiques, conduit à une remise en cause des modèles actuels de développement et de la croissance et la reconnaissance de la nécessité de mesures alternatives de progrès social. Par exemple, l’application d’indices de développement tels que le bien-être ou le bonheur par opposition à des indicateurs financiers plus traditionnels de développement tels que le produit intérieur brut.
Il semble y avoir une reconnaissance de la nécessité de passer des programmes d’aide à un ordre du jour plus engagé politiquement, centré sur la justice sociale, qui aborde les causes structurelles de l’inégalité (Melamad et Samman, 2013 ; Shutt, 2009). Les notions de « développement global » (Cascant et Kelbert, 2012) ou de « développement du monde » (Sumner et Wiegmann, 2012) gagnent du terrain avec la reconnaissance de la nécessité de modifier la croissance et les modes de vie consuméristes dans le Nord.
À cet égard, il est possible pour la plupart des ONG d’être beaucoup plus ambitieuses dans leurs programmes de changement social :
« Les ONG ne seront pas en mesure de poursuivre un agenda plus progressif de changement social si elles cherchent uniquement à améliorer ce qu’elles font déjà. Au lieu de cela on peut argumenter que les ONG conscientes de cet enjeu doivent faire face à un choix : être des agents de changement social progressistes, et pour ce faire, se transformer radicalement ou, à défaut, de continuer à faire des efforts modestes pour améliorer une partie des aspects les moins défendables du système capitaliste mondial inéquitable dont elles font partie, mais en admettant que cela ne constitue pas vraiment un changement social progressiste « (Shutt, 2009 : 19).
Comme le disent Sumner et Wiegmann (2012 : 2) : « Selon toute vraisemblance, rien de moins qu’un revirement fondamental du développement mondial sera nécessaire pour ouvrir la voie vers un développement durable pour tous ». Ces auteurs poursuivent en posant une question très pertinente pour les praticiens de l’éducation au développement : est-ce que la révision fondamentale nécessaire pour mettre le monde sur une trajectoire durable doit provenir d’un groupe plus large que les spécialistes du développement ?
En effet, bon nombre des points décrits ci-dessus reflètent les idées de l’éducation au développement pour un changement de paradigme (par ex., la nécessité de justice plutôt que le paradigme de l’aide au développement, les notions d’un développement mondial, la réflexion sur les modes de vie et les responsabilités de ceux du « Nord » pour un développement durable, etc.), et pourtant, dans quelle mesure ce débat a-t-il été suscité ou favorisé par des praticiens de l’éducation au développement ? Bien que de nombreux praticiens de l’éducation au développement travaillent dans des structures plus larges de développement, dans de nombreux cas, l’éducation au développement est restée dans sa propre « bulle », considérant le discours et la pratique du développement « insuffisamment radicaux » plutôt que d’essayer de trouver des espaces critiques pour coopérer activement et essayer de contribuer à changer ce discours sur le développement.
Par ailleurs, se sentant coincées entre les contraintes de financement, un repositionnement possible en tant que prestataire de service éducatif selon un ordre du jour déterminé par les bailleurs de fonds, et un statut « papier peint » de faible priorité (Murphy, 2011) au sein des ONG de développement sous la menace permanente de disparaître à cause d’un changement des subsides ou si « l’impact » et « l’efficacité » ne sont pas suffisamment démontrés, l’éducation au développement a également évité de traiter certaines de ces questions de fond sur la radicalité, la transformation et la nécessité d’un changement systémique (Bryan, 2011 ; Murphy, 2011 ; Selby et Kagawa 2011 : 20-21). En effet, comme Murphy (2011 : 52) l’a démontré dans sa recherche avec des éducateurs au développement en Irlande, « les participants sont mis au défi par le modèle humanitaire du développement qui sous-tend les opérations de leurs ONG respectives, et la chose la plus difficile est de contester l’ONG dans laquelle vous travaillez ».
Ceci est encore aggravé par le manque d’une identité ou d’un positionnement ferme et unifié de l’éducation au développement (Bourn, 2011), oscillant entre des approches « soft » et critiques (Andreotti, 2006), optant souvent pour une éducation au développement « sûre » qui contribue « du bout des lèvres à la justice mondiale » (Murphy, 2011 : 53-54) et laisse « les ONG vulnérables à la politisation et incapables de contester les idées dominantes » (Khoo, 2011 : 4).
Pourtant les approches critiques d’éducation au développement, qui s’appuient sur des fondations militantes et de transformation, sont bien placées pour contribuer à la réflexion sur des changements structurels fondamentaux et nécessaires pour conduire à un monde plus juste. Alors que des « zones d’ombre » commencent à émerger à l’intérieur des ONG du développement et du discours sur le développement et à aborder certains des enjeux clés de l’éducation au développement, n’est-ce pas le bon moment pour l’éducation au développement de réactiver ses racines de radicalité et d’émancipation et de « penser de façon plus créative et latérale à des stratégies pour l’utilisation créative des zones d’ombre et pour faciliter des retombées dans le secteur formel ? (Selby et Kagawa, 2011 : 26).
En réponse à la crise d’identité des ONG de développement et des organisations d’éducation au développement décrite ci-dessus, le projet Deeep4 a récemment été lancé au sein de Concord comme une « action expérimentale de transformation », qui tente de se reconnecter avec les racines militantes de l’éducation au développement et de faciliter les processus d’apprentissage critiques au sein de Concord sur le rôle des ONG de développement en tant qu’agents de changement systémique. La conceptualisation de Deeep4 a été fortement influencée par l’initiative Smart CSOs, hébergée par le WWF Royaume-Uni jusqu’en 2011 et devenue maintenant un laboratoire indépendant de la société civile dont les dirigeants et les chercheurs proposent une remise en cause radicale des pratiques des ONG pour encourager un changement systémique vers un monde plus juste et plus durable.
Ce « laboratoire » traite la question de savoir pourquoi les organisations de la société civile malgré leur puissance, leur visibilité et la confiance du public, n’arrivent pas à contester le programme de la société néolibérale de marché qui est au cœur de la plupart des distorsions sociales, environnementales et culturelles contre lesquelles elles veulent lutter. Ceci est en effet tout un défi pour les ONG de développement, occupées par la politique quotidienne de leurs organisations, prises au piège des thématiques à traiter et pilotées par l’aspirateur de gains à court terme lorsque l’inclusion d’un mot qui fait le buzz dans un document de politique officielle, devient le succès de l’année. L’accent mis sur des questions simples et des changements à court terme, et le manque de réflexion systémique et de coopération intersectorielle (Narberhaus, 2011) – qui caractérise la pratique des OSC dans de nombreux secteurs - est également un défi pour l’éducation au développement étant donné que les questions liées à la « la croissance économique, la mondialisation néolibérale et le consumérisme » (Selby et Kagawa, 2011 : 19) sont largement absentes du discours de l’éducation au développement.
Sortir du piège « business as usual » et commencer à tirer sur les « leviers clés » pour le changement identifiés dans le « rapport sur les OSC intelligentes » (Narberhaus, 2011), tels que les systèmes de pensée, le développement de nouveaux modèles de changement basés sur la transformation culturelle et les valeurs intrinsèques, ainsi que la construction de mouvements mondiaux intersectoriels unis pour un changement à un niveau structurel, plutôt que centrés sur des problématiques, est un changement stratégique majeur pour la plupart des ONG. Deeep4 est une expérience qui essaye de mettre en pratique la pensée Smart CSOs, et qui espère élargir cette expérience à l’échelle de la confédération Concord///.
Traduction de Brigitte Gaiffe
Références
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