Tout ce qui communique, « éduque », c’est-à-dire active ou désactive
des valeurs et des attitudes ? par Javier Erro Sala et Teresa Burgui Jurío
A-t-on vu un changement dans la relation entre communication et éducation lorsqu’on évoque la solidarité et le développement ? Que fait donc de nous la culture audiovisuelle ? Comment pouvons-nous penser à nouveau un modèle d’éducation au développement, qui d’un autre coté donne des signes clairs d’épuisement ?
Selon nous, une réflexion sur le présent et le futur de l’éducation au développement exige de réaliser trois mouvements.
Dans un premier temps, il s’agit de revisiter le style communicationnel de l’éducation au développement. Nous pensons que le problème de départ du travail éducatif réside dans le regard instrumental que nous posons sur ce que nous considérons comme communication. Aujourd’hui nous savons que la communication est bien plus qu’un instrument : elle est à la fois le moyen et la but.
Dans un second temps, cette démarche doit se dérouler à partir des profondes transformations que nous amène l’hégémonie de la culture audiovisuelle. Il est très difficile d’assumer l’audiovisuel tel qu’il est réellement : une nouvelle culture qui vient changer radicalement les règles du jeu de la connaissance. En d’autres termes, si à l’heure d’éduquer, nous continuons à concevoir les technologies de l’information et de la communication -TIC- uniquement comme un ensemble d’instruments qui agissent hors du processus pédagogique, nous enfermons alors l’éducation dans un tunnel sans issue.
Troisièmement, il est important de cerner dans toute sa dimension ce que signifie aujourd’hui construire un projet d’éducation au développement, à partir des apports innovateurs qui proviennent de la communication et de la culture audiovisuelle. Il ne s’agit donc plus seulement d’une entreprise limitée à l’éducation, mais cela constitue bel et bien un travail fondamental pour fonder à nouveau un système de coopération internationale pour le développement capable de répondre aux défis complexes de la réalité actuelle.
La question est : A partir de quels éléments peut-on revoir l’éducation au développement ? Il apparaît que repenser les interactions entre éducation, développement et solidarité suppose la prise en compte de différents éléments :
L’éducation formelle n’est plus au centre du processus éducatif.
Le temps a démontré que la crise mondiale de l’éducation a été avant tout une crise du modèle formel de l’éducation. Le modèle d’éducation actuel, centré sur la figue de l’école, n’est aujourd’hui plus capable de rendre compte du nouveau scénario, parce que ce dernier est basé – spatial et temporellement- sur des idées et des processus sociaux reliés à la « société-réseau », propres à l’ère informationnelle. D’une société ayant un système éducatif, nous sommes passés à une société éducative, qui serait traversée par le réseau éducatif à tous les niveaux.
Nous avons confondu un élément permanent et consubstantiel à toute société, la fonction éducative, avec l’une de ses expressions, l’institution historique de l’éducation formelle, l’école. Il n’existe plus de réseau concret pour apprendre – le processus d’éducation est permanent – ni un espace hégémonique. Aujourd’hui, apprendre a lieu à tout moment et à tout endroit (internet). La connaissance est disséminée et les frontières entre science, information et savoir commun deviennent floues. On découvre que le processus d’éducation globale est beaucoup plus large, complexe et riche que l’école (secteur formel) et apparaissent d’autres secteurs –non formels et informels- qui prennent de plus en plus de poids.
Le résultat est que l’éducation se complexifie, devient une réalité dispersée, hétérogène et multiforme, en lien avec la mise en route de processus multiples qui impliquent, à leur tour, différentes dimensions et institutions, dont les mouvements sont en constante interaction. C’est ainsi que l’intégralité du processus éducatif est récupéré, le plan complet de ce processus avec toute sa richesse et sa complexité ; il ne nous reste plus qu’à assumer que l’éducation réside en la compréhension des interactions entre différents facteurs. Comme le dit Martín Barbero, éduquer n’a de sens que seulement si nous comprenons l’éducation comme un lieu de croisement.
C’est pourquoi, malgré que l’actuel modèle d’éducation au développement, né de et pour l’éducation formelle, vive en principe des temps de désorientation, il s’agit de lire ce changement comme une opportunité sans précédents pour se mettre à jour et se réinventer.
L’arrivée de la communication à l’éducation change substantiellement le processus éducatif.
Cette arrivée peut se lire en surface comme un problème (la lutte interne et inutile entre éducation formelle – école, université – et les moyens de communication, surtout la télévision), ou comme une opportunité sans précédents. La communication a pénétré les terrains de l’éducation au développement, mais sans que cela soit une conséquence d’un début de réflexion claire et systématique sur les relations entre communiquer et éduquer, mais bien une réaction au pouvoir des moyens de communication de masse. Nous ne pouvons encore affirmer qu’on se soit aperçu que la communication et l’éducation aient une racine commune et qu’elles soient amenées à construire une vie commune.
Mais nous pouvons y porter un regard plus profond, à partir de l’irruption d’une nouvelle culture, la culture audiovisuelle. La révolution technologique produit des transformations transversales qui font émerger un « écosystème communicatif », une nouvelle sensibilité, peut-être même une « nouvelle ère du sensible », comme le définit Renaud. Nous nous trouvons face à l’irruption d’une nouvelle culture - basée sur l’image -, un nouveau paradigme de pensée soutenu par une nouvelle sensibilité et par d’autres moyens de production de savoir, marginaux jusqu’ici. Voilà en quoi réside la grande transformation : les changements au sein des moyens de circulation et de production de savoir.
Le royaume de l’image apporte des « nouvelles figures de raison », parce qu’il n’y aurait plus qu’une seule rationalité qui nous permette de penser toutes les dimensions des changements de civilisation actuels. Habitués comme nous le sommes à réduire la culture aux livres, la raison à l’abstraction et la contemplation, nous assumons difficilement le nouveau statut cognitif de l’image, point de référence qui nous renvoie au sensible et à la participation ouverte, sans lequel il n’est possible de comprendre la complexité de notre société. La nouvelle culture audiovisuelle d’un point de vue phénoménologique se caractérise par le renforcement du sensoriel, du narratif, du dynamique, de l’émotif et du sensationnel. Ce que nous vivons serait un élargissement des moyens de sentir et de penser, ainsi qu’une articulation entre logique et intuition, quelque chose qui changerait la racine de notre culture éducative, d’après Ferres.
C’est pourquoi nous pouvons parler d’un choc entre le modèle d’enseignement et le modèle d’apprentissage. L’éducation est essentiellement faite de communication. Le processus éducatif est passé de la transmission de connaissances à l’enseignement de compétences pour apprendre à apprendre ; de la simplicité unilatérale à la complexité délibératoire.
C’est dans ce sens que lorsque nous nous référons à la sensibilisation et à l’éducation au développement menées par les ONG, un nouveau défi s’impose : le passage d’un « espace de dénonce » à « l’espace de la délibération ».
De notre point de vue, la possibilité d’une nouvelle rencontre entre communication et éducation au développement requière la prise en compte de six principes :
Il ne s’agit pas tant d’assumer la complexité du social au sein de la société de l’hyper-complexité, mais plutôt de reconnaître la complexité inhérente au champ de la coopération internationale pour le développement, et spécialement de celui de l’éducation au développement. Morin conçoit la démagogie comme la prétention de réduire le raisonnement sur un phénomène complexe à ses aspects les plus simples, les plus favorables ou à une vision manichéenne du monde.
Il s’agit de revoir ce qu’il reste de démagogique dans les visions communicatives et éducatives avec lesquelles nous travaillons, dans les représentations des réalités des pays appauvris, à l’œuvre depuis que nous avons pensé et répandu ces conceptions.
Il faut comprendre par transversalité la découverte que tout communique (dit et agit : « performativité »), que tout ce qui communique, « éduque », c’est-à-dire active ou désactive des valeurs et des attitudes.
C’est pourquoi l’éducation au développement ne peut plus se baser exclusivement sur les processus qui ont une « intention éducative ». Au delà de notre intention programmée, des activités propres à la discipline éducative, nous éduquons, nous générons ou nous détruisons des potentialités de solidarité dans chacune de nos actions, à travers ce que l’on dit ou l’on tait, à travers nos manières d’entrer en relation et de nous organiser.
Il se peut que ces dernières années, l’effort de l’éducation au développement pour obtenir une juste reconnaissance l’ait amenée à désirer un statut de discipline. Mais ce qui est certain, c’est que la complexité du social nous ramène à des temps inter et transdisciplinaires. La communication se présente au public comme un champ de connaissance interdisciplinaire, à partir duquel on peut comprendre, interpréter et intervenir à différents niveaux de processus d’interaction et de signification. C’est notamment à travers la création, la circulation et l’usage de moyens, technologies et formes symboliques qu’elle se déploie, avec une multiplicité de perspectives : sociale, culturelle, éthique, politique, esthétique et économique entre autres. Il s’agit donc d’un outil capable d’ouvrir les frontières, au lieu de les fermer, presque comme une « indiscipline ».
Dans ce sens, il correspond à l’éducation au développement de donner le premier pas et d’approcher la communication sans préjugés, surtout si elle aspire à s’actualiser et à se réinventer aussi comme un champ transdisciplinaire.
L’image digitale peut se comprendre comme un champ de possibilités de dialogue parce qu’elle ne prétend pas se donner à voir comme une totalité absolue, mais plutôt comme une « image-dialogue que l’utilisateur peut changer, modeler, stocker et visualiser, en multipliant à l’infini ses points de vues internes et externes » (Silva). Le message devient alors un lieu de dialogue, de sensorialité et d’intervention, et il dépasse sa condition de produit final pour se transformer essentiellement en processus. Nous vivons ainsi la contradiction sociale – explosive – qui consiste à vérifier comment les marges de la culture politique démocratique se resserrent en même temps qu’on assiste à l’extension d’une culture audiovisuelle qui requière de participation et exige de l’interactivité ». Un produit est interactif quand il est porteur « d’une conception qui contemple complexité, multiplicité, de la non-linérarité, de la bidirectionnalité, potentialité, permutabilité (combinatoire), imprévisibilité », ce qui permettrait à l’usager d’avoir la liberté de participation, intervention et création (Silva).
Si cela se passe ainsi, nous assistons à l’irruption d’une « demande d’interactivité sociale », spécialement aiguë chez les jeunes, qui supportent avec de plus en plus de méfiance toute démonstration d’unidirectionnalité. Fruit du pouvoir de l’image, la culture de la transmission, des arguments linéaires et des messages fermés à l’intervention, devient insupportable et perd du terrain. Les gens réclament participer à la construction de la connaissance. Une nouvelle relation entre l’émission, le message et la réception voit le jour, antagonique au modèle unidirectionnel et autoritaire d’éduquer. Eduquer exige une attitude et un enseignement communicatifs et interactifs capables de promouvoir la participation et le dialogue, condition indispensable aujourd’hui pour apprendre. Cela signifie un changement du paradigme éducatif : il s’agit de passer d’une logique de la transmission à une logique de la communication ; d’une éducation au développement « pédagogiste » à une délibératoire.
D’une part, l’évolution historique du concept d’éducation au développement, qui aboutit à celle que l’on appelle cinquième génération, a apporté des changements significatifs de perspective qui amènent à revoir ce qui touche à la dimension politique. L’éducation au développement et pour la citoyenneté globale part du processus intégral éducatif qui inclut les trois secteurs (formel, informel et non formel). Elle comprend l’éducatif comme une tâche sociopolitique (Mesa) qui tourne autour de l’idée de justice sociale et qui est appelée à sensibiliser, former et conscientiser. De plus, elle se déploie en quatre dimensions : sensibilisation, éducation-formation, au développement, recherche pour le développement et incidence politique et mobilisation sociale. Parce qu’elle cherche à transformer l’imaginaire collectif du Nord et à critiquer le modèle de développement dominant, elle recherche la participation active des gens et la pression politique, ce pour quoi elle a besoin du concours des moyens de communication.
Cette étape correspond avec l’apparition du besoin, faible encore mais inévitable, d’une réinvention politique de la solidarité et de la coopération internationale. Il ne s’agit plus seulement d’avoir une incidence politique quand nous parlons de solidarité et de développement. Avoir une incidence politique, c’est beaucoup plus que contribuer à changer des lois ou améliorer les appels aux financements publiques ; cela consiste surtout en introduire des thèmes, des perspectives et des débats dans la sphère publique, avec toute sa portée sociale. Il s’agit de surpasser la « consommation de solidarité » en récupérant la nature politique à la base de la coopération ; de s’auto-évaluer à partir de la dimension politique. C’est-à-dire, de repenser ses fondements et pratiques sociales à partir de l’axe politique autour duquel elles tournent : la construction d’un autre monde possible.
Nous appelons « culturalité » le processus qui prétend surpasser les limites du regard instrumental de la communication et de l’éducation, afin de rendre compte de toute la richesse et la complexité du rôle de la communication dans les processus de développement, envisagés en termes d’éducation et de culture. En Espagne, ces dernières années, quelques recherches menées sur la communication et la coopération remettent également en question la fonction de l’éducation au développement. Dans un travail récent, Pagola parle de l’existence « d’un modèle d’une communication pour l’éducation », basé sur la notion « d’efficacité culturelle », qui se nourrirait des nos propres apports et surtout de Nos Aldas.
Cela permettrait de commencer à récupérer la valeur symbolique et politique des figures prédominantes dans la gestion de la communication (actions, projets, programmes et stratégies de coopération internationale pour le développement, surtout). Ainsi que l’articulation entre les différentes expressions de solidarité (« solidarité proche » - autour de l’exclusion sociale et le phénomène de l’immigration, par exemple – et la « solidarité distante » - aux dimensions internationales et basée sur la coopération entre pays) pour éviter l’explosion actuelle d’une « consommation de la solidarité » et renforcer ainsi la création d’une authentique contre-culture de la solidarité ».
Cela à avoir en même temps avec la manière de concevoir les TIC qui prédominent dans l’éducation formelle et dans le choc existant entre le style d’enseignement et d’apprentissage. En effet, au sein de l’éducation formelle et dans l’éducation au développement, la nature des TIC est confondue trop fréquemment. Ce que nous appelons TIC ne sont pas seulement ou principalement des instruments, des nouvelles machines ou des moyens. Elles constituent une réalité beaucoup plus complexe formée essentiellement par de nouveaux langages, écritures et savoirs, par l’hégémonie de l’expérience audiovisuelle et la réintégration de l’image au champ du savoir, de la production de connaissances. L’Education formelle et l’éducation au développement doivent arrêter de réduire les TIC à de simples instruments d’illustration ou de diffusion, et doivent commencer à travailler avec elles en tant que « stratégies de connaissance ». Comme le soutient Lévy, cela suppose d’incorporer les nouvelles technologies de communication et d’information aux « technologies intellectuelles », en tenant principalement compte de leurs « dimensions » culturelles. C’est-à-dire qu’il s’agit de les faire passer de l’extérieur du modèle pédagogique et communicatif, où elles se situent actuellement, vers l’intérieur de celui-ci, là où il produit de la transformation radicale des structures, méthodologies et des pratiques d’apprentissage.
En définitive, la communication et la culture audiovisuelle viennent transformer radicalement l’idée même d’éducation, en imposant un changement de style de communication dans les processus d’enseignement, une conception de ce dernier à l’aide des multimédias, qui se base sur le concours d’une multiplicité de dispositifs, de formes d’expression et de participation. Ceci exige que la remise en question de l’enseignant dans sa qualité de communicateur, ainsi qu’une modification du modèle de communication, ce qui serait aujourd’hui le premier défi de l’éducation.
Ce que la culture audiovisuelle rend visible, c’est le modèle éducateur autour duquel gravite l’éducation au développement, s’il est basé sur un style de communication dialogique ou autoritaire, s’il est libérateur, s’il nous ouvre à et développe différentes directions et sens, ou bien s’il nous limite et nous dirige dans une seule direction. Mais elle ne laisse pas seulement à découvert la disposition communicationnelle (instrumentale ou dialogique) de notre modèle d’éducation, mais également de notre modèle de développement (et donc de notre idée de la coopération). Elle nous dit si la communication passe par le processus pédagogique ou bien si elle ne fait que l’accompagner, parallèlement, sans le traverser.
Le véritable défi consiste à être capables d’intégrer la communication et la culture audiovisuelle à la base d’un projet d’éducation au développement qui permette de réinventer le modèle de solidarité international et de coopération au développement.
Bibliographie
Javier Erro, ONGD : ¿comunicarse por qué y para qué ?. El paso de la comunicación mercadeada a la comunicación social educativa, en Benet y Nos Aldas : La publicidad en el tercer sector. Tendencias y perspectivas de la comunicación solidaria. Icaria, Barcelona, 2003.
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P. Lévy, As tecnologías da inteligencia, Editora 34, Sao Paulo, 1993.
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Juan Pagola Carte : Comunicación para el desarrollo : la responsabilidad en la publicidad de las ONG, Diputación foral de Guipúzcoa, San Sebastián, 2009.
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Marco Silva, Educación interactiva. Enseñanza y aprendizaje presencial y on-line, Gedisa, Barcelona, 2005.