Contre le fétichisme du numérique

Mise en ligne: 7 janvier 2021

Depuis le début du premier confinement résultant de la COVID-19 en mars, nous voyons se répandre ce qui était prôné depuis les années 90 par l’OCDE : l’enseignement, l’éducation et la formation à distance et l’auto-apprentissage à la maison, en utilisant les technologies digitales de communication. Dans cet article, nous allons parler plus particulièrement de la formation pour adultes, à travers le numérique (e-formation, e- learning) et le pouvoir des GAFAM.

Le sens de notre travail

Ce qui est gênant, ce n’est pas tant que des personnes l’utilisent, qui pour compenser l’absence, qui pour noyer son ennui, qui pour garder un contact (avec sa famille, ses amis, les collègues). La technologie est là et rien n’interdit de l’utiliser comme palliatif durant cette époque exceptionnelle ou comme potentiel et possibilité de création pour élargir les horizons de pratiques. Non, ce qui semble gênant, c’est le fait qu’on soit déjà là à « traduire » ou « convertir » des activités, que dis-je, changer le sens de métiers en profitant du confinement. Même – et peut-être surtout – au sein de groupes de personnes se définissant comme opposantes à cela.

Passer d’une formation de 20 heures à une formation de 2 heures (en prétextant que « parce que tu comprends, les gens sont fatigués » ou encore « oui mais il faut s’adapter ») tout en conservant le même intitulé et prétendument les mêmes contenus, alors qu’ils sont réduits en fonction de la durée, les interactions et les échanges : voilà à quoi cela se réduit. Ensuite, certains pleurnichent et disent que le numérique les prive d’interactions (alors que le « numérique » n’en promet pas), d’autres du fait que même les techniques empêchent l’interaction et brident la participation. En vérité, il s’agirait peut- être de regarder plus finement ce que la technologie permet ou pas, et de penser à partir de ses forces pour pouvoir avancer.

L’éducation populaire, incompatible avec le numérique

Si nous examinons de plus près l’incidence du numérique dans le domaine de l’éducation populaire, où la pédagogie du conflit est un moteur important qui suscite éventuellement des chocs cognitifs favorisant l’appropriation de questions qui nous intéressent, il paraît difficile de vivre ces conflits virtuellement (ou alors nous ne disposons pas encore de suffisamment de recul pour nous en rendre compte).

Il n’est pas exclu que l’homo-informaticus, souvent représenté graphiquement comme aplati et assis sur une chaise, puisse dans un futur plus ou moins proche, inventer d’autres façons de construire du conflit via des plateformes, mais il semble que nous n’en soyons pas encore là, et qu’il nous faudra peut être attendre quelques décennies avant d’y parvenir. Alors, d’un point de vue purement sensible par rapport à notre croyance de ce qu’est l’humanité, nous continuons à la défendre, et nous luttons pour qu’il n’y ait pas, peu ou très peu de traduction ou de conversion de nos activités d’éducation populaire vers le numérique.

Certes, poussés dans le dos, ou bien désirant conserver une place dans une formation co-organisée avec d’autres, nous acceptons d’intervenir ça et là pour éventuellement rester présents, mais nous avons choisi de ne pas organiser ni de contribuer à accélérer nous-mêmes ce changement de métier.

Par contre, nous soutenons et continuons à soutenir la création de nouvelles activités qu’on appellerait numériques. Présents depuis le début des années 2000 sur le Web avec une activité de production de documents audiovisuels, et soutenant le travail sur différents supports, nous croyons au potentiel créatif du numérique, en appui à tout ce qui se fait en présentiel.

Une question de contexte

Ceci étant dit et clarifié, la contextualisation, de ce qui se passe autour de nous, nous tient à coeur : nous procédons régulièrement à des analyses de contextes. D’autres en font également, mais il semblerait que leurs objectifs et les nôtres sont différents. Beaucoup de nos proches nous disent « le contexte a changé, nous devons adapter nos idéaux/luttes/valeurs/modalités », nous continuons à penser et à agir avec comme leitmotiv « nous devons changer le contexte, et il doit s’adapter à nos idéaux/luttes/valeurs/modalités . »

Ce n’est pas pour nous singulariser ni pour faire semblant que nous gardons ce leitmotiv. Au contraire, nous refusons de « faire semblant », nous préférons vraiment agir « comme si ». Il s’agit d’une énorme différence : agir « comme si » nos actions allaient changer le Monde dans les directions qui nous semblent intéressantes et continuer à penser le changer chaque matin, plutôt que de « faire semblant » que le Monde va changer ou de faire semblant de faire quelque chose en étant convaincus que ça ne produira rien.

Pour pouvoir changer le contexte, que ce soit au niveau du numérique ou à d’autres niveaux, nous avons relevé deux ou trois facteurs importants. Nous constatons d’abord que l’importance croissante du numérique en éducation et dans la formation n’est pas le résultat des promesses pédagogiques de ces technologies et ces outils. Ces « doctrines » arrivent à un « bon » moment pour répondre aux attentes du capitalisme.

L’emprise des GAFAM

Les GAFAM, et en particulier Microsoft, investissent des sommes colossales dans la perspective de dépasser à court ou moyen terme ce qu’ils considèrent comme les « formes obsolètes d’éducation ». Les enjeux financiers sont énormes et ces projets sont relayés dans le monde par ceux qu’on appelle les « EdTech », les entreprises qui proposent de nouvelles « technologies d’éducation » et veulent vendre des logiciels individuels.

« Miné par les sur-capacités de production, le système économique mondial, à bout de souffle, peine à trouver des opportunités nouvelles de croissance. Cette difficulté engendre tout un excédent de capitaux qui à son tour entraîne une quête de nouveaux marchés. L’éducation et la santé deviennent des cibles privilégiées. Cette première observation nous amène à comprendre le discours sur l’« indispensable virage numérique » d’une école convoitée par les GAFAM [1]. » [2]

Les intérêts financiers sont colossaux. L’un des enjeux de la crise actuelle est de savoir si les GAFAM seront renforcés et deviendront des super-États aux pouvoirs immenses, ou si le numérique sera réapproprié dans le cadre d’une économie non capitaliste. Même si ce n’est pas le reflet de ce qui se déroule, allons-nous utiliser ou créer des logiciels libres pour contrer ceux des GAFAM, par exemple ? Et dans l’organisation et le fonctionnement du travail de formation des ONG, des organisations d’éducation permanente/populaire, parviendront - elles à jouer un rôle de plus en plus important au niveau de la relation pédagogique et la construction, le partage, la socialisation des savoirs ?

Les activités de formation ne sont pas seulement des espace-temps pour apprendre, mais surtout pour « apprendre ensemble ». Et « l’ensemble » est tout aussi important que « l’apprendre » ! Les activités, les processus de formation sont des espaces pour la construction de collectifs, ce qui favorise des liens sociaux, donc la société.

E-formation et e-learning

Si nous analysons de façon un tant soit peu critique les propositions des e- formation/e-learning très utilisées ces derniers mois, les logiques pédagogiques d’enseignement et d’apprentissage sont plutôt centrées :

  1. sur des pseudo-interactions qui sont maîtrisées, contrôlées par le temps de la machine : le top chrono ; les 2 minutes pour la présentation ; les 25 minutes de travail en sous-groupe, par zoom, par exemple, et où la fin du travail est contrôlée par le logiciel sans prise en compte du temps consacré par chacun.e aux échanges, les participant.e.s sont dans une pseudo-action et se voient obligé.e.s à rejoindre la grande salle.
  2. sur la diffusion, la présentation (comme une soirée tupperware, mais désincarnée car il n’y a personne en chair et en os) d’une série d’outils digitaux qui sont conçus et vendus par les GAFAM prétendument pour dynamiser et rendre les formations plus attractives (pour ne pas dire « sexy).
  3. sur la transmission d’un unique savoir (celui de la e-formatrice, du e- formateur), sans aucun espace-temps pour les apprentissages, les vécus, les expériences des participant.e.s et la construction de nouveaux savoirs.

Et la formatrice, le formateur en ECMS, Éducation Permanente, Éducation Populaire là-dedans ?

La formatrice, le formateur ne sont pas des individus qui déversent des contenus, dans une logique « bancaire », et qui proposent des exercices, de fiches et des logiciels, dans une logique d’éducation « bancaire », comme dit Paulo Freire. Elle/il est un.e pédagogue, au sens large du terme (pas nécessairement doté.e d’une formation universitaire en pédagogie) : c’est quelqu’un qui prend des informations des participants, qui observe, adapte, régule, qui utilise des outils et les modifie aussi peu à peu, et qui est capable de créer de l’entraide, de l’interaction, de la coopération, et donc de créer des conditions pour susciter du commun et de nouvelles connaissances.

Nous n’avons jamais autant parlé de solidarité qu’aujourd’hui. Et malgré les injustices et les inégalités, y compris face à la pandémie, nous avons plusieurs défis, provoqués en outre par le virus, à relever. Et en ce sens, une des questions que nous devons nous poser à propos du numérique en formation est de savoir si nous arriverons encore, au travers de nos activités, à créer du commun, des espaces et du temps pour la construction collective d’analyses du contexte dans tous ses aspects principalement économiques, politiques, culturels et sociaux ; pour la proposition de stratégies de renforcement des solidarités et de changement de ce contexte ? Ou alors, est ce que nos activités se borneront à rassembler des adultes devant des écrans, et de laisser croire qu’il s’agit de formations ...

Voilà quelques risques économiques, sociétaux et pédagogiques majeurs encourus par la fétichisation du numérique. Nous sommes en train de vivre un processus d’homogénéisation, de fragmentation et surtout de financiarisation de la formation et de l’éducation. Il s’agit aussi de la disparition du métier de formateur, formatrice... et de notre participation à la fabrication de l’homo-informaticus de demain.

Il est encore temps de refuser de convertir et de changer « nos » pratiques et nos métiers sans refuser d’inventer, y compris à partir de la technique, des outils et des instruments pour lutter contre cette fabrication de l’homo- informaticus.

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[1GAFAM : Acronyme des géants du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

[2« Ecole numérique et classe inversée : deux Virus de Troie du libéralisme scolaire » par Nico Hirtt, sur le site de l’APED, Appel pour une école démocratique, https://www.skolo.org/2020/10/03/ecole- numerique-et-classe-inversee-deux-virus- de-troie-du-liberalisme-scolaire/#post- 14249-footnote-6