Par cette deuxième vague du coronavirus s’est indéniablement instituée l’expression « formation en virtuel » dans le monde de l’éducation populaire, par analogie avec l’enseignement. Si dans l’enseignement, s’est rajoutée la catégorie « enseignement hybride », où, alternativement, 50% des élèves bénéficient d’apprentissages en « présentiel », pendant que les autres poursuivent en « distanciel », elle ne semble pas avoir totalement « pris » dans la formation pour adultes.
On constate, par ailleurs, une généralisation massive de « webinaires », de « formation en distanciel », où même le format des questions est dicté par des impératifs techniques (parfois changeants). Nous voudrions montrer que ces nouvelles catégories, dont l’inflation paraît inéluctable, reposent sur un non-sens : en toute rigueur, c’est-à-dire au regard d’une anthropologie philosophique, il ne peut pas y avoir d’« éducation à distance ». Il s’agit là d’un simulacre produit et alimenté par un imaginaire aux effets bien réels et contre lequel se bat, ou devrait se battre, toute éducation populaire pour adultes portée par un désir démocratique. En d’autres termes, nous devons refuser de considérer l’hybridation comme relevant d’autre chose que d’une assistance boiteuse et passagère, palliative d’une époque de confinement. Car former, c’est éveiller ou réveiller des capacités d’émerveillement chez les personnes présentes ; c’est toucher la sensibilité pour produire du sens. les sens avant de construire le sens.
Une salle n’est pas une salle, c’est un contexte
Nous présupposons une formation d’éducation populaire dans une salle. Quatre murs. Des tables disposées plutôt d’une façon ou plutôt d’une autre, une vingtaine de personnes adultes, qui écoutent le silence, un grand bruit blanc. Puis, tout à coup, fuse une parole ; la durée d’enfermement de cette parole, à l’insu même de la personne qui la porte, a donné une force et une énergie qui la fait surgir pour donner place à une pensée ; « petite » pensée pour celui qui connaît le domaine de la lutte contre les inégalités, grande pensée pour le groupe. « Et si c’était nous le problème ? Quand je dis nous, je parle de nous les occidentaux, nous avons tellement, et nous voulons partager si peu ! ». Ah ! Serait-ce donc ça ? La formatrice se mue en facilitatrice, écoutant, canalisant, passant la parole, facilitant, « difficultant », suscitant l’explicitation des conflits de valeurs là où ils apparaissent. Certaines participantes prennent note, d’autres se joignent à la « mêlée », d’autres se mettent à l’affut d’une phrase à prendre au vol, pour pouvoir dire, pour pouvoir « se dire ». Au terme d’une telle séance d’échauffement, d’un tel exercice, la formatrice procède à une synthèse de ce qui s’est dit et s’efforce de dire les conflits, ceux par lesquels le choc psycho-cognitif pourrait advenir.
En pratique, toute formatrice sait déjà que pénétrer dans une salle avec un groupe, c’est être immédiatement affecté par un certain climat, dont la force dominante, pourrait précisément se situer dans ses extrêmes extrémités : la pesanteur d’attitudes fermées peut laisser place à la force et la puissance d’un sentiment aussi simple que « j’ai dit donc je pense, je pense donc je suis » qui dégage une sérénité, la sérénité d’« être » humain, simplement. De son côté, la légèreté de l’ambiance dans laquelle tant de choses sérieuses sont pensées et dites, pourra être vecteur d’un trop plein d’harmoniques ou de dissipation. Quoi qu’il en soit, c’est bien dans un milieu trempé d’affectivité que les efforts des uns et des autres vont se profiler, se déployer, se dégager, se rencontrer, se séparer, s’exténuer ou s’écraser.
De la même façon toujours, au niveau de l’expérience vécue, les participantes adultes d’une formation ne sont pas simplement juxtaposés dans un espace géométrique. Aux yeux de la formatrice, par exemple, un tel ou un tel, par la force de sa crispation ou le rayonnement de son sourire, tendra à vouloir occuper un peu plus l’espace, parfois à le polariser, au point d’estomper la présence des autres dans un arrière-fond presque indifférencié. Les formatrices connaissent ce sentiment pénible d’avoir à repousser « mentalement », pendant une formation de plusieurs jours, tel participant qui vient se mettre à côté, chaque jour un peu plus, et dont l’objectif conscient ou inconscient est de pousser la formatrice dehors, symboliquement, pour occuper sa place. Celui dont la dégaine suffit pour occuper, obséder, l’avant-plan de la scène, au détriment des autres, en ce compris la formatrice. C’est le défi d’une formation qui ressemble à tant de défis de la vie, et qu’il faut d’une façon indirecte, utiliser pédagogiquement pour travailler, par exemple, la question des rôles, fonctions, responsabilités, relations de pouvoir et tant d’autres aspects importants dans une formation d’éducation populaire.
Les enjeux de la question
Dans ce contexte, former des adultes reviendrait d’abord à créer les conditions pour que les hommes et les femmes puissent redevenir « personnes avec un savoir et un pouvoir », c’est-à-dire penser et parler à partir de leur logos et de leur topos : d’abord se décentrer en vue de se situer et se positionner ; ensuite parler de leur rapport au monde de leur vision de l’avenir, et analyser collectivement leurs oppressions et les acteurs qui en sont responsables, afin de pouvoir agir contre les mécanismes mais aussi contre des personnes et des groupes responsables de ces oppressions. En gros, retrouver la fonction « sujet » implique inévitablement celle de l’une des dimensions propres au sujet, à savoir la production autonome d’énoncés, de discours... tout se passe pour que les mots servent à se donner de la puissance d’agir, là où on ne les contraint qu’à reproduire la fatalité des choses et qu’à témoigner de l’inévitabilité du pire : tout concourt pour qu’ils ne puissent plus servir qu’à exprimer ce qui est ou ce qui a été. En formation en éducation populaire, on veut savoir parler de ce qui sera quand on mettra en place des actions pour changer l’état des choses.
Dans de telles formations pour adultes, la dialectique entre la pratique et la théorie est nécessaire. C’est à partir de témoignages et de récit d’expériences que s’élaborent les savoirs et de ces savoirs, enrichis par des problématisations, de nouvelles questions, des confrontations, que vont découler des nouvelles façons d’agir : le savoir et l’action sont liés. La question est donc : « en quoi ce que j’apprends me parle, me concerne et transforme ma pratique ? » [1]
Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas ici d’user de métaphores pour décrire une situation plus prosaïque. Il s’agit au contraire, par un langage qui peut paraître métaphorique, de sortir d’un discours dominant qui a fini par envahir l’éducation et ne fait précisément pas droit au réel.
Au fond, il s’agit de concevoir qu’il n’y a pas d’éducation populaire possible sans un ancrage dans un contexte, une situation vécue. ce que les philosophes (phénoménologues) appellent la « chair du monde ».
Toute action éducative doit procéder d’une réflexion et d’une analyse sur l’humain et sur le « milieu » où il évolue. La participante doit apprendre à « lire » le contexte, à lire le monde, à le comprendre. Un espace de formation doit être et rester un lieu d’interrogation sur le fonctionnement de notre société et sur ce qui la fait changer. Comprendre un contexte en vue d’agir pour le changer. Une réfléxivité nécessaire pour déconstruire le discours dominant qui réduit la formation à de la « transmission » et à des échanges entre « émetteurs » et « récepteurs », à travers des « boucles de rétroaction », — de telle sorte que les tenants d’un tel discours, pris dans l’illusion qu’ils entretiennent, s’imaginent pouvoir transiter du « présentiel » au « distanciel », sans que s’opère à leurs yeux un saut qualitatif. Effectivement, dans un tel système transmissif et appauvri, il n’y a pas de saut qualitatif notable. Mais est-ce bien de cela qu’on parle quand on parle d’éducation populaire pour adultes ?
Précisons que nous nous situons, ici, relativement à la question de la présence (des participants à une formation) en sa dimension sensible. Nous avons conscience que la question comporte aussi d’autres aspects, comme ceux de la mixité sociale ou de la dimension socio-économique et culturelle des acteurs. Mais eu égard à l’axe autour duquel se déploient nos réflexions, ces aspects paraissent latéraux, ce qui ne veut pas dire, dans d’autres perspectives, secondaires.
Or, que faut-il pour que de la (co-)construction de savoirs ait lieu ? Au minimum, deux choses. D’une part un micro-événement : face à une parole ou un geste de la formatrice ou d’une des participantes, un autre participant, d’une manière ou d’une autre, doit se dire : « Tiens, je n’y avais pas pensé ». De ce micro-événement, d’autre part, quelque chose doit avoir lieu en lien avec la naissance, la fulgurance, la force d’une idée ou d’une promesse (par exemple : promesse d’un monde plus juste, plus joyeux, plus doux, que sais-je, les possibles sont infinis).
Ces conditions nous poussent dès lors à devoir braver une série de paradoxes qui échappent complètement à la vision pragmatique ou positiviste qui a cours habituellement. Vision où se rejoignent l’idéologie du « capital humain » et le behaviorisme des « compétences ».
Qu’est-ce que la « compréhension » ?
Comment admettre en effet que quelque chose de l’ordre de l’inédit (un nouveau savoir ou un savoir-faire) atteigne les représentations d’un adulte sans que, justement, l’ébranlement de son « système » de représentation ne signifie, de fait, son effondrement ? C’est en cela qu’il faut prendre en compte la fragilité d’une pédagogie qui fait écho à la fragilité des humains tout en la préservant. Une pédagogie doit être suffisamment forte pour ébranler et éventuellement remettre en questions un terrain, déjà enrichi d’un système de représentations, de croyances, de préjugés, de connaissances sans pour autant effondrer le tout. Pour penser cela, il s’agit de ne plus réfléchir en termes de système, mais d’épouser le langage de la sensibilité.
Seul un être vivant, doué de sensibilité comme l’être humain, est capable d’accueillir ce dont il n’avait pas préalablement idée, en se transformant à même cet accueil. L’accueil de l’inédit constitue déjà une transformation du vivant en vue de lui-même. Autrement dit, comprendre quelque chose (de nouveau), ce n’est pas subir un choc que le moi dans sa coquille aurait à accuser, accepter d’être bousculé par quelque chose d’extérieur qu’il faudrait intégrer dans sa propre pensée, sans en être effondré ; mais, au contact de l’autre (l’inédit), je m’ouvre à moi-même, je prends conscience, je réalise, en tentant de résoudre pour moi-même l’énigme (l’inédit) qui s’offre à moi et qui touche à des situations d’injustices, d’oppressions, d’inégalités que je vis dans ma chair. Je les comprends : je me situe par rapport à elles. Elles n’agissent déjà plus totalement de manière inconsciente. Encore une fois, ressentir l’énigme, c’est déjà être sensible à son appel en y répondant.
Comprendre, — simultanément s’ouvrir à de l’altérité et prendre conscience, simultanément accueillir et « se » recueillir —, constitue un effort qui n’a rien de mécanique et peut ainsi échouer, en allant trop vite ou pas assez. Ce qui veut dire aussi, que subsistent toujours des zones d’ombre ou des malentendus, y compris dans un effort « réussi » ou « accompli » ; l’acte de prendre conscience n’est jamais transparent à lui-même dans une sorte d’évidence absolue : il peut toujours s’approfondir et/ou se remettre en question (plus on en sait, plus on a envie d’apprendre, moins on s’enferme dans ses certitudes).
Mais l’effort doit être partagé par la formatrice. Celle-ci doit pouvoir incarner son discours ou son langage. L’incarnation consiste, ici aussi, à pouvoir tenir un équilibre : ne pas être absorbé par soi-même (narcissisme) ou, à l’inverse, ne pas être juste captif du regard des autres et dans un strict rapport de séduction avec les participantes en se donnant en spectacle. L’effort, pour la formatrice, consiste à incarner son discours, doit être motivé par le regard, l’écoute, les réactions, les problématisations, les conflictualisations que son propos, attitude, regard auront suscité. De telle sorte que, leur compréhension, en train de se faire, tende à élargir et amplifier l’effort formateur qui se sent interpellé par le jeu des regards et la tension de l’écoute et de la parole. C’est ce qu’on appelle couramment être porté ou pas par l’énergie d’un groupe, d’un environnement, d’un contexte, sans fusion ni effusions. Touché et motivé par une attention et une passion - plus ou moins intenses - dans le groupe, la formatrice peut changer de registre, et se mettre en facilitateur (ou de « difficultateur » qui va rajouter de la complexité dans des simplifications de discours) cherchant ainsi, à juste être le grain de sable ou l’huile dans une réflexion. Son discours, attentif à soi comme aux autres, pourra devenir plus audible pour faire la synthèse s’il inclut les propositions dans leurs conflits et dans leurs divergences ; il pourra être entendu comme proposition (avec un véritable statut de proposition et pas d’une quelconque imposition déguisée résultant d’une manipulation) qui pourra se déployer dans la suite de la formation comme point important d’un fil rouge en construction.
On pourrait ainsi définir la pédagogie, — en deçà des divers courants où elle éclate et qui font l’objet (plus ou moins illusoire) des sciences de l’éducation —, comme l’art d’engendrer le difficile et fragile équilibre par lequel résonnent et parfois émergent des propositions de co-construction de savoirs nouveaux sur des savoirs plus anciens au sein d’un groupe. En gros l’art de s’entraîner à penser.
Actuellement, il est démodé de dire que la pédagogie est traversée par une idéologie, et que les publics avec lesquels nous travaillons font partie des dominés dans la société, ou bien travaillent eux-mêmes avec des publics dominés. Nous pensons à ces personnes des publics dominés, appauvries et souvent dépourvues de leur pouvoir de dire, de penser ou d’agir.
Les pédagogies de l’éducation populaire consistent à établir des dialogues dialogiques et diatopiques avec des personnes de ces publics ou bien de ceux qui travaillent avec eux : nous parlons de positions dans le monde avec des logiques, toutes aussi respectables les unes que les autres, et situées dans une position dans le Monde. Nous ne parlons pas de façon abstraite ni « neutre », ce qui implique un rapport horizontal entre formatrices et personnes en formations ; ceci passe par la reconnaissance chère à Paulo Freire que « personne ne sait tout et que nul n’ignore tout ».
C’est dire qu’un échange, peut avoir lieu dans la mesure où les questions qui surgissent sont elles-mêmes, pour une part, porteuses de lignes de force de réponses (quelque chose dans toute question se profile en une certaine direction que chacun va devoir s’efforcer de préciser à sa façon) et, à l’inverse, dans la mesure où les réponses qui surgissent sont elles-mêmes, pour une part, porteuses de questionnement (elles demandent à être comprises), en acceptant, valorisant, assumant les divergences possibles de valeurs, idées, points de vue là où leur place est requise ou souhaitée. Or, ce type d’échange conditionnant tout effort d’apprentissage, suppose la présence des uns et des autres, c’est-à-dire le milieu charnel de la proximité — où ma conscience s’anime au contact de l’autre, dont l’attention est touchée et motivée par la mienne.
Le milieu charnel de la proximité détermine ainsi un milieu singulièrement paradoxal, où les choses sont à la fois séparées les unes des autres et impliquées les unes dans les autres. En provoquant mon attention, l’autre agit en moi qui suis ici et qui, par ma réponse, agis en lui qui se tient pourtant là-bas. Nulle confusion mais l’espace-temps d’un tissage, celui, précisément, de la compréhension entre nous, scandée par des malentendus ou des blancs qui enlisent ou relancent les efforts. Cet espace-temps des échanges pourrait tout aussi bien s’appeler le champ de l’inspiration : j’inspire l’autre comme il m’inspire : « Tiens, je n’y avais pas ou jamais pensé en ces termes ». Dans cet espace, se construit le respect mutuel que l’on se doit (au sens étymologique et premier du terme, re-spect, « regarder en arrière, derrière soi », c’est-à-dire prendre en considération ce qui s’est énoncé à titre de promesse).
Et c’est en vertu du caractère profondément paradoxal dont s’assure la texture du milieu charnel, que le langage, qui cherche à l’approcher, est poussé à embrasser, contre les platitudes du discours positiviste, la sensualité de certaines métaphores.
Matière et mémoire
Il appartient à tout enseignement d’être retenu, disions-nous. Là encore, les paradoxes nous obligent à reconduire les choses dans le milieu charnel de la proximité.
Déjà, mais nous ne nous attarderons pas non plus ici sur la question, la mémoire est de soi une réalité éminemment paradoxale, dont le discours positiviste est incapable de rendre compte, puisque si l’acte de remémoration a lieu au présent, il vise et saisit (plus ou moins bien) une absence : le passé qui n’est plus. Et quand bien même le travail de mémoire est-il rendu possible, dira-t-on, parce que ce qui s’est passé a laissé des traces, le paradoxe rebondit : toute trace a ceci d’énigmatique qu’elle fait signe en direction d’une absence dont nous pouvons, pourtant, avoir plus ou moins conscience. En ce sens, la mémoire vivante, c’est-à-dire envisagée autrement que comme un stock de données (positivisme), s’inscrit dans la sensibilité, un milieu susceptible d’appréhender des choses absentes ou invisibles, qui ne sont pas là, au même titre que les choses observables (qui obsèdent la vision positiviste), comme ce crayon déposé sur la table.
Pour en venir maintenant au fait qu’une formation n’est telle que si quelque chose a « bougé », s’est laissé ébranler, s’est acquis, il faut souligner que l’acquis — c’est-à-dire ce qui devrait à nouveau se mobiliser à telle ou telle occasion — suppose que les participantes aient, justement, compris (préalablement) ce dont il s’agissait. En d’autres termes, ce qui est retenu, ce qui va constituer la matière même de la mémoire vivante, n’est pas d’abord une juxtaposition ou une succession d’éléments, une série de données dont il aurait fallu faire la synthèse, — ce qui est essentiellement retenu n’est rien d’autre d’abord que du sens (produit/reproduit par l’effort de compréhension, de questionnement, de déconstruction).
Or cette (re)production et (co-)construction du sens, aspirée par la mémoire vivante, renvoie à la sensibilité des choses, c’est-à-dire à leur musicalité. C’est elle qui confère sa profondeur à la mémoire. Ce dont nous nous souvenons toujours, au premier chef, c’est d’une certaine configuration, d’un certain style, d’un certain air, bref d’une certaine musicalité, au sens large, où les choses, dans la séquence retenue, se caractérisent par le fait de se répondre les unes les autres, sans que nous puissions les isoler les unes des autres, sous peine de perdre l’allure générale de ce qui constitue précisément l’harmonie d’un sens. Mais c’est sur fond de cette harmonie remémorée que nous pourrons alors voir apparaître, en imagination, tels ou tels détails de l’œuvre, du raisonnement ou de la personne dont on se souvient.
Ainsi, se souvenir, comme condition de toute formation, revient à s’exercer à rejouer quelque chose, dont on sentira la justesse du fait de l’accord qui se produit avec la silhouette encore vague d’une certaine configuration, réveillée dans le passé, telle une ombre de ce qui s’est passé, et que vise l’acte de se souvenir à travers une sorte de pressentiment.
Des aptitudes et non des « compétences »
En somme, tout devient une affaire de reproduction, mais non pas au sens de l’imitation, si l’on entend par là, une création ou une invention qui ne savent pas vraiment ce qu’elles copient.
Ce que nous appelons les aptitudes éveillées dans la sensibilité et réveillées par la sensibilité, ne correspondent pas à ce que le discours dominant appelle les « compétences ». Les dites compétences sont, en réalité, des simulacres d’aptitudes.
Car l’approche par compétences — considérant celles-ci comme des capacités à mobiliser des savoirs/savoir-faire, en vue de résoudre des situations complexes —, postule, par définition, une déliaison entre les prétendues capacités et les savoirs/savoir-faire. Ceux-ci se retrouvent réduits à l’état de moyens dont se servent les compétences pour réaliser quelque chose, mais cela signifie qu’elles préexistent étrangement à ce qu’elles entendent mobiliser, par le fait même de la sélection des moyens adéquats (savoirs/savoir-faire) à laquelle elles procèdent. Ainsi, la déliaison entre compétences et savoirs/savoir-faire peut-elle éclater dans l’indifférence, par la promotion, aujourd’hui largement dominante, des « compétences transversales », sorte de méta-compétences traversant, c’est-à-dire survolant, toutes les matières ou disciplines. [2]
En d’autres termes, les compétences comme simulacres d’aptitudes, — dont on ne voit pas très bien non plus comment, depuis ce qui semble leur caractère inné, elles pourraient faire face à des situations réellement inédites —, correspondent, en réalité, à des habitus transmis et renforcés plus ou moins inconsciemment — et que les idéologues déguiseront en « talents », pour dissimuler les routines d’un capital socio-symbolique particulièrement inégal d’un élève à l’autre.
Le bal des simulacres
Si l’on est un tant soit peu réceptif à l’analyse, on ne peut plus considérer l’expression « formation à distance » autrement que comme une contradiction dans les termes. L’abîme qui sépare la formation de son simulacre, la « formation à distance », tient principalement à une double substitution : sur les écrans, la vision se substitue au regard ; avec les écrans, l’audition se substitue à l’écoute ou à l’entente entre nous.
Sur un écran, en visioconférence par exemple, le regard n’est plus réellement en contact avec d’autres regards : il s’appauvrit considérablement en une vision qui tend à être absorbée par les images de soi et des autres. D’où ces regards encombrés par eux-mêmes, ne pouvant s’empêcher de se regarder, en cherchant la « bonne » posture, pendant que l’autre parle ou fait signe derrière son écran. De même, par écrans interposés, l’entente s’écrase en une audition où l’échange d’« informations » prend le pas sur la subtilité des propositions. Rivé au numérique, malgré la qualité de la transmission, on sent que quelque chose ne passe pas ; aussi, quasi mécaniquement, on parle ou on s’exécute plus lentement, — mais la lenteur ne constitue pas un rythme ou une musicalité en soi.
Toutefois, que l’on ne se méprenne pas. Nous ne disons pas qu’un simulacre de maintien de liens via des webinaires serait inutile en temps de confinement. À condition d’en avoir conscience, c’est un moindre mal. Mais si les mots ont un sens — et ceux qui affirment le contraire alimentent la confusion —, nous devons obstinément refuser certaines expressions, du type « formation en distanciel (ou en présentiel) », par quoi l’on s’imagine inconsciemment une complémentarité entre « présentiel » et « distanciel », comme si, de façon absurde, le « faire comme si » et le « faire semblant » se situaient sur le même plan que celui de la situation vécue. Quant au lyrisme de certains psychopédagogues, dont la rhétorique revient à soutenir qu’« hybridation » ou « métissage » étant de beaux mots, ils doivent être vrais quelque part, nous les laissons à cette autre forme de confusion qui est la leur.
Mais il est un fait que la pandémie du Covid-19 a considérablement accéléré le récital d’un imaginaire, dont les éléments de langage se retrouvent sur toutes les bouches des « acteurs » de la formation, de l’éducation populaire, de l’éducation permanente pour adultes. Un imaginaire où les échanges se modèlent sur la « communication » entre « émetteurs » et « récepteurs », à travers des « feedbacks ». Un imaginaire où l’on échange des « informations », qu’il s’agit de « traiter » en fonction d’« indicateurs ». Un imaginaire où il n’est plus besoin de connaître puisque toutes les « données » sont d’ores et déjà disponibles, mais où il est besoin de traiter au mieux les « problèmes ». Un imaginaire où il s’agit désormais d’être « agile », c’est-à-dire, dans les termes du darwinisme social et politique qui ne dit pas son nom : « s’adapter ». Et le grand enjeu de cette adaptation est d’être les consommateurs d’un « nouveau » marché.
Inutile de préciser, on l’aura compris, que le marché des nouvelles technologies est particulièrement congruent à cette vulgate dominante de l’imaginaire cybernétique.
Par conséquent, croire, de près ou de loin, que de la formation pour adultes, en éducation populaire, pourrait se faire à distance, c’est d’abord se faire le complice, le plus souvent à son corps défendant, d’un imaginaire où se dilue réellement l’Éducation populaire, au profit de puissances néolibérales.
Le piège tendu aux femmes et aux hommes de gauche est alors grossier, mais il marche à force de répétition et de fatigue : « Si vous ne voulez pas vivre avec votre temps, c’est donc que vous êtes réactionnaires. » Comme si le recul critique se confondait avec le pas en arrière : inquiétante bêtise des réalistes. Nous sommes conscients que l’histoire n’a pas commencé avec nous. Le retour sur le passé peut nous aider à comprendre le contexte actuel à travers un regard sur notre propre évolution.
Nous voudrions simplement continuer à défendre le fait de marcher en posant nos questions et en ouvrant des voies pour que d’autres posent les leurs, à montrer la dialectique entre le simple et le complexe, à ne jamais nous arrêter qu’à une lecture « systémique » du Monde qui oublie, volontairement ou pas, consciemment ou pas, la responsabilité des acteurs ; quel confort pour les dominants ! Nous aimons aller jusqu’à à impulser les besoins sociaux de citoyenneté qu’ont les personnes sans pouvoirs, à être des passeurs, de sens, de beauté ou de politique, des passeurs d’idées des Suds dans les Nords et des Ests dans les Ouests. Nous continuons de lutter pour des libertés de penser, mais des pensées pas domestiquées ni encagées. Pour remettre du sens et des sens, la présence — où se confrontent en situation et pacifiquement des regards — restera à nos yeux une condition essentielle de toute formation en éducation populaire.
Si vous avez trouvé une coquille ou une typo, veuillez nous en informer en sélectionnant le texte en question et en nous l’envoyant.
[1] Idée répandue en éducation populaire mais qu’on doit ici à Namur Corral dans son article « Vieille la pédagogie d’ITECO ? Non peut-être …. »
[2] Pour une analyse détaillée du non-sens de l’approche par compétences, nous renvoyons à l’excellent travail de Nico Hirtt, « L’approche par compétences : une mystification pédagogique », in L’école démocratique, n°39, septembre 2009, et en particulier à la Partie II, « Mobiliser, sans connaître ni apprendre ».