De la Pédagogie de l’espoir

Mise en ligne: 21 février 2022

Cette traduction est utilisée par ITECO comme support pour utilisation pédagogique, diverses utilisations à partir de points d’entrée multiples sont possibles.

« … Je me souviens maintenant d’une visite que j’ai effectuée, avec un camarade chilien, à un terrain de peuplement de la réforme agraire à quelques heures de Santiago. L’après-midi, s’organisaient divers « cercles de culture » et nous allâmes accompagner le processus de lecture de la parole et de re-lecture du monde. Dans le second ou troisième cercle que nous rejoignîmes, je sentis un profond désir de tenter un dialogue avec le groupe de paysans. D’habitude, j’évitais de le faire à cause de la langue. Je craignais que cela ne porte tort au cheminement des travaux. Cette après-midi, je décidai de laisser de côté cette préoccupation et, avec la permission de l’éducateur qui coordonnait la discussion du groupe, je demandai à ce dernier s’il accepterait de converser avec moi. »

Une fois l’accord obtenu, nous ouvrîmes un dialogue vivant, alimenté de questions et de réponses de ma et de leur part mais qui fut suivi rapidement par un silence déconcertant.

Je restai aussi silencieux. Au sein de ce silence, je me souvenais d’expériences antérieures dans le Nord-est brésilien et j’imaginais ce qui allait se passer. Je savais et espérais que soudain, l’un d’entre eux, rompant le silence, prendrait la parole en son nom et non au nom de ses camarades. Je connaissais jusqu’à la teneur de son discours. Pour cela, l’attente dans mon silence devait avoir été moins pénible que pour ceux qui écoutait le silence-même.

« Excusez-moi, Monsieur » dit l’un d’eux « que nous ayons pris la parole. Monsieur est celui qui pouvait parler parce que Monsieur est celui qui sait. Nous, non ».

Combien de fois j’écouterai ce discours dans le Pernambuco et non seulement dans les zones rurales mais même à Recife. Et c’est en entendant de tels discours que j’appris que pour les éducateurs-trices progressistes, il n’y a pas d’autres chemins que d’assumer le « moment » de l’apprenant, de partir de son « ici » et de son « maintenant », tentant seulement de dépasser, en termes critiques avec lui, son « ingénuité ». Il n’est pas mauvais de répéter que respecter son ingénuité sans sourires ironiques ou questions malvenues ne signifie pas que l’éducateur doive s’accommoder de son niveau de lecture du monde.

Ce qui n’aurait pas eu de sens, c’est que je « remplisse » le silence du groupe de paysans avec mes paroles, renforçant ainsi l’idéologie qu’il avait manifestée. Je devais partir de certaines choses dites dans le discours du paysan et, en les problématisant, les ramener dans le dialogue.

Cela n’aurait pas eu de sens, d’autre part, après avoir entendu ce que disait le paysan, en s’excusant parce qu’il avait pris la parole alors que c’était moi qui le pouvais parce que je savais, comme si je leur avais fait une pré-leçon, avec des airs doctoraux, sur « l’idéologie du pouvoir et le pouvoir de l’idéologie ».

Entre parenthèse, au-moment où je revis « la pédagogie de l’opprimé » et où je parle de cas comme celui-ci et dont l’expérience me procura des fondements théoriques non seulement pour défendre mais aussi pour vivre le respect des groupes populaires dans mon travail d’éducateur, je ne peux que regretter un certain type de critique qui me qualifie d’élitiste. Ou au contraire qui me présente comme populiste.

Les années qui me séparent de mes expériences au SESI, de mon apprentissage intense avec des pêcheurs, des paysans et des travailleurs urbains, sur les collines et parmi les ruisseaux de Recife, m’avaient vacciné contre cette arrogance élitiste. Mon expérience m’enseignait qu’éduquer exige de s’assumer comme tel mais qu’aussi s’assumer comme apprenant signifie se reconnaître comme sujet capable et désireux de connaître en lien avec un autre sujet également capable de connaître, L’éducateur facilitant la tâche des deux : l’objet de la connaissance. Enseigner ou apprendre sont ainsi des moments d’un processus majeur, celui de connaître, qui implique re-connaître. Au fond, ce que je veux dire, c’est que l’apprenant devient réellement apprenant quand et dans la mesure où il connaît les contenus, les objets susceptibles d’être connus, et non seulement dans la mesure où l’éducateur dépose en lui peu à peu la description des objets ou des contenus.

L’apprenant se reconnaît en connaissant les objets, découvrant qu’il est capable de connaître, accompagnant l’immersion des signifiés dans lequel il devient aussi signifiant critique. Plus que d’être éduqué pour une quelconque raison, l’apprenant doit devenir un apprenant qui s’assume comme sujet capable de connaître et non comme résultat du discours de l’éducateur. En cela réside finalement la grande importance politique de l’acte d’enseigner. Vu sous cet angle, cela distingue une éducatrice ou un éducateur progressiste de son collègue réactionnaire.

« Très bien », dis-je en réponse à l’intervention du paysan. « J’accepte que je sais et vous, non. De toutes façons, l’aimerais vous proposer un jeu qui, pour bien fonctionner, exige une loyauté totale. Je vais diviser le tableau noir en deux parties où je vais enregistrer, de mon côté et du vôtre les points que vous marquerez chez moi et moi chez vous. Le jeu consiste en ce que chacun pose une question à l’autre. Si la personne interrogée ne peut répondre, le point est attribué à l’auteur de la question. Je commencerai le jeu en vous posant une première question. »

à ce niveau, justement parce que j’avais assumé le « moment » du groupe, le climat était plus animé qu’au début, avant le silence.

Première question :

Que signifie la maïeutique socratique ?

Fou rire général et je marquai mon premier point.

Maintenant, c’est à vous de me poser une question, dis-je

Après quelques chuchotements, l’un deux lança une question :

▶ Qu’est-ce qu’une courbe de niveau ?

Je ne sus répondre et j’enregistrai un à un.

▶ Quelle est l’importance de Hegel dans la pensée de Marx ?

Deux à un

▶ à quoi sert le calage du sol ?

Deux à deux

▶ Qu’est-ce qu’un verbe intransitif ?

Trois à deux

▶ Quel est le lien entre une courbe de niveau et l’érosion ?

Trois à trois

▶ Que signifie l’épistémologie ?

Quatre à trois

▶ Qu’est-ce que l’engrais vert ?

Quatre à quatre

Et ainsi successivement, jusqu’à arriver à dix-dix.

En les quittant, je leur fis une suggestion. : « réfléchissez à ce qui s’est passé cette après-midi ici. Vous avez commencé par une bonne discussion avec moi. à un certain moment, vous êtes restés silencieux et vous avez dit que j’étais seul à pouvoir parler parce que je savais et vous, non. Nous avons fait un jeu sur les savoirs et fait match nul dix-dix. Je savais dix choses que vous ne saviez pas et vous saviez dix choses que je ne savais pas. Réfléchissez à cela. »

De retour chez moi, je me souvins de la première expérience que j’avais eue bien auparavant dans la zone Mata de Pernambuco, semblable à ce que je venais de vivre.

Après quelques instants de bons débats avec un groupe de paysans, le silence tomba et nous enveloppa tous. Le discours de l’un deux fut le même. La traduction exacte du discours tenu par le paysan chilien que j’avais entendu en cette fin d’après-midi.

▶ Très bien, leur ai-je dit, Je sais. Vous ne savez pas. Mais pourquoi sais-je et vous pas ?

Acceptant leur discours, je préparai le terrain pour mon intervention. La vivacité brillait en tous. Soudain, la curiosité augmenta. La réponse ne tarda pas. :

▶ Monsieur sait parce qu’il est docteur. Nous pas.

▶ Exactement, je suis docteur. Vous, non. Mais pourquoi suis-je docteur et vous pas ?

▶ Parce que vous êtes allé à l’école, vous avez eu des cours, vous avez étudié et nous pas.

▶ Et pourquoi ai-je été à l’école ?

▶ C’est parce que vos parents ont pu vous envoyer à l’école. Et nous pas.

▶ Et pourquoi vos parents n’ont-ils pas pu vous envoyer à l’école ?

▶ Parce qu’ils étaient paysans comme nous.

▶ Et que signifie être paysan ?

▶ C’est ne pas avoir d’éducation, de biens, travailler de l’aube au crépuscule sans droits, sans l’espoir d’un jour meilleur.

▶ Et pourquoi tout cela manque-t-il à un paysan ?

▶ Parce que c’est la volonté de Dieu.

▶ Et qui est Dieu ?

▶ C’est notre père à tous.

▶ Et qui est le père ici de cette réunion ?

Presque tous levèrent la main pour dire que je l’étais. Regardant le groupe retombé en silence, je fixai l’un d’eux et lui demandai :

▶ Combien de fils as-tu ?

▶ Trois

▶ Serais-tu capable de sacrifier deux d’entre eux, en les faisant souffrir, pour que le troisième étudie, menant une bonne vie à Recife. Serais-tu capable d’aimer ainsi ?

▶ Non !

▶ Si toi, homme de chair et d’os, n’est pas capable de commettre une injustice comme cela, comment comprendre que Dieu le ferait ? De même, Dieu pourrait-il être l’auteur de ces choses ?

Un silence différent, complètement différent du précédent, au sein duquel quelque chose commençait à naître s’en suivit.

▶ Non, non. Ce n’est pas Dieu qui fait tout cela. C’est le patron !

Il est possible que ces paysans, pour la première fois, essayent de dépasser la relation que j’ai appelée, dans la Pédagogie de l’opprimé, l’« adhérence » de l’opprimé à l’oppresseur pour « en se distanciant de celui-ci » le situer en dehors de soi, comme dirait Fanon.

à partir de là, il aurait été possible aussi de comprendre peu à peu le rôle du patron. Inséré dans un système socio-économique donné, ainsi que les relations sociales de production, les intérêts de classe etc.

Il aurait été totalement insensé, après le silence qui interrompit brusquement notre dialogue, de tenir un discours traditionnel, « sloganisant », vide, intolérant.