Un congrès sur la recherche-action participative en Colombie, pays d’un de ses créateurs, Orlando Fals Borda, raconté par une participante Par Cecília Fonseca
« Nous sommes multiples, incertains et contradictoires », Rosa López
Carthagène des Indes, Colombie, juin 2017. Un pays, une ville que je ne connaissais pas. Je loge dans une auberge de jeunesse à l’intérieur de la « ville fortifiée » que je découvre. La chaleur humide est pénétrante, la nuit tombe plus tôt qu’à mon habitude et les touristes européens, américains, brésiliens, argentins, jeunes et moins jeunes, emplissent les rues aux maisons coloniales. Des touristes à la peau rougeâtre brûlante, les vêtements fleuris, s’amusent dans la nuit des Caraïbes. Cette Carthagène semble une vieille carte postale et une station estivale, avec des touches ethniques, des chapeaux panama, des vendeuses de fruits aux vêtements colorés... Dans les rues, je croise de nombreux jeunes policiers et des calèches avec des touristes blancs et des cochers noirs. Je lis García Márquez et essaie de comprendre où je suis. Où est la Colombie, son peuple, sa période troublée de l’après-guerre ?
Deux jours plus tard, je rejoins le congrès annuel du Réseau de recherche-action des Amériques, Arna. Un moment que j’attendais avec impatience, en raison des expériences passées au Brésil, des souvenirs, de la force des idées, des couleurs, des chants et des chorégraphies des mouvements sociaux, des discussions et des mobilisations vécues.
Le congrès a lieu au Centre de congrès de Carthagène. Lieu où, selon un compagnon de voyage, on célèbre chaque année le bal des débutants. Quel lieu étrange pour une rencontre sur la recherche-action, dont le thème était « la participation et la démocratisation du savoir : de nouvelles convergences pour la réconciliation »...
Le but du congrès était de promouvoir l’inclusion des différentes pratiques et langages de recherche participative à partir d’initiatives locales et de contextes académiques institutionnalisés, à la lumière des processus de paix, en particulier en Colombie. Et également de célébrer le 40ème anniversaire du premier symposium sur la recherche-action participative, organisé à Carthagène à l’initiative d’ Orlando Fals Borda. En plus du congrès, l’Arna a également organisé ce qui serait la première assemblée mondiale pour la démocratisation du savoir.
A l’entrée, le premier jour, je vois une fille avec un masque sur la bouche où est collé un billet d’un dollar. L’atmosphère est froide, mais rapidement la salle principale se remplie d’environ 700 personnes. Au crépuscule, nous écoutons un poème de Fals Borda sur la Colombie, chanté par la voix prodigieuse d’un Colombien. Ensuite, nous remercions l’eau et la terre. Nous ressentons aussi le conflit omniprésent, la douleur, la souffrance, mais en même temps la volonté de les surmonter, à travers l’aide de la Terre mère.
Je participe à ce congrès dans le cadre du projet Synergies ED, dans l’attente de pouvoir approfondir et élargir les connaissances sur les pratiques et les langages de la recherche participative et les dialogues possibles entre eux. Les réflexions et l’apprentissage sont riches, pas tellement liés au mérite de chaque langage, mais à des questions plus profondes sur la place éthique et politique que les pratiques participatives et les mouvements populaires prennent aujourd’hui. Bien que le congrès se soit réuni et ait recherché des convergences entre différentes approches participatives, les discussions se sont concentrées sur la recherche-action participative et l’éducation populaire.
La recherche-action participative est née en Amérique latine en même temps que l’éducation populaire, la théologie de la libération, le mouvement de la culture populaire et les ligues paysannes dans une période où la démocratie représentative est entrée en crise.
La recherche-action participative est née du travail du sociologue colombien Orlando Fals Borda et d’autres chercheurs qui ont quitté les cercles universitaires pour essayer de déterminer comment les secteurs populaires systématisaient les faits de leur vie quotidienne. A partir de leurs pratiques contre-hégémoniques et de leurs connaissances, ces groupes ont construit des possibilités de changement. La recherche-action participative inspire et promeut quatre valeurs : l’amour de la nature et de la solidarité, la liberté, la dignité politique et l’autonomie (Fals Borda).
D’après Fals Borda, les Européens ont annihilé les philosophes latino-américains. L’une des tâches à entreprendre est dès lors de récupérer la reconnaissance de la science populaire (Carlos Brandão Rodrigues). Pour ce faire, Fals Borda et son groupe ont approché les groupes populaires et, à travers un dialogue, des dessins et des vidéos, ont entrepris la récupération critique de leur histoire, organisé leurs luttes, systématisé et rendu cette connaissance aux groupes (Victor Negrete).
Dans le domaine académique, la recherche-action participative apparaît en confrontation avec les paradigmes dominants nord-américains et européens, notamment les sciences sociales (structuralisme, fonctionnalisme), centrés sur l’idée d’équilibre et d’harmonie sociale (Fals Borda).
La recherche-action participative est basée sur la praxis, la recherche en tant que pratique non isolée et comme une manière d’être, un ethos qui recherche l’émancipation de la domination et non sa régulation ou une adaptation à celle-ci. C’est un processus éminemment éducatif, politique et transformateur, conçu pour former des savoirs visant des actions émancipatrices. Les gens sont impliqués non seulement pour enquêter, mais ceux qui participent s’instruisent eux-mêmes (Carlos Brandão Rodrigues).
Comprendre la conjoncture actuelle, notre place personnelle et collective dans le système complexe de la domination-soumission dans une perspective coloniale et les résistances historiques des peuples aux différents colonialismes, confère à la recherche-action participative une grande actualité.
L’un des défis de cette conférence était sa propre « désacadémisation », puisqu’elle voulait aller vers la démocratisation du savoir. La pensée de Fals Borda et celle de Paulo Freire ont été mentionnées à plusieurs reprises comme des inspirations dans cette direction. La poursuite de la cohérence, à laquelle tous deux ont fait référence, a également été remise en question à plusieurs reprises dans l’événement. On y a remis en cause les frais d’inscription —j’ai découvert que les étudiants colombiens, provenant en majorité de la principale université publique du pays, ont seulement pu participer à la dernière minute, grâce au soutien de certains enseignants —, l’absence des communautés, ainsi que la froideur de l’endroit replié sur lui-même, ne cherchant pas à dialoguer avec les communautés de Carthagène.
L’avant-dernier jour, les participants du Nord ont été invités à contribuer financièrement afin que plus de gens puissent participer à l’assemblée mondiale. Puis, l’organisation a montré une vidéo faisant la promotion du prochain congrès de l’Arna. Une vidéo montrant uniquement en anglais les plages, stations balnéaires, parcs naturels et « l’université d’excellence » de San Diego, aux États-Unis. Des questions ont été soulevées au sujet des attitudes des organisateurs sud et nord-américains. Des questions jamais verbalisées, confrontées ou affrontées et qui impliqueraient une plus grande réflexion allant au-delà des géographies.
Les expériences présentées lors de la conférence étaient très variées, allant de projets de recherche et d’initiatives ad hoc à des programmes de vulgarisation universitaire, des exemples de programmes et de pédagogies utilisés dans les cours de premier cycle dans les domaines de l’éducation communautaire, le travail social et la santé, l’éducation, l’anthropologie, les arts, voire même les universités communautaires. Des méthodes qualitatives classiques des sciences sociales comme l’observation participante et l’ethnographie, l’histoire orale, la recherche-action développée dans le domaine de la psychologie, les différentes techniques artistiques et de recherche, comme le photovoice ou la nouvelle cartographie sociale développée par Alfredo Wagner au Brésil ont été mentionnées. Des expériences caractérisées comme construction entre académiciens et communautés, mais présentées par des chercheurs. D’après Carlos Rodrigues Brandão, même dans la recherche-action participative ce sont les chercheurs qui donnent leur vision et non les communautés. J’y ai rencontré des membres de mouvements sociaux et des communautés afro-colombiennes qui n’ont pas été invités à parler au congrès. Non pas parce qu’ils n’avaient rien à dire ! Comme l’a dit María Teresa Castillo, les gens ont une voix, mais il faut vouloir les écouter.
Ces contradictions, l’élitisme et les préjugés latents dans la ville de Carthagène sont également apparus dans le congrès, bien qu’ils ne furent pas débattus lors des séances plénières et du programme. Un matin, j’ai choisi d’aller à une session sur Paulo Freire. Je me suis assise et, devant moi et quatre autres personnes (deux ont quitté la salle), a été présentée une scène basée sur des faits réels : trois filles britanniques d’ascendance africaine ont été interdites d’entrée à la porte du centre des congrès par des gardes de sécurité. Une performance théâtrale où j’ai eu du mal à réagir, non pas parce qu’elle a été jouée dans une langue étrangère, mais à cause de ma propre habitude à ce genre de « spectacle » quotidien.
Paulo Freire et Fals Borda ont été les noms les plus souvent cités dans les dizaines de sessions parallèles ainsi que dans les plénières composés principalement d’hommes. Ces moments, appelés dialogues par l’organisation, ont été rebaptisés par une participante comme « dialogues d’hommes ». Après l’intervention de l’une des rares femmes qui a parlé de la place des « sorcières » dans la science, elle a demandé à ce que toutes les sorcières se lèvent. Et nous étions majoritaires. Où est la question du genre dans la recherche-action participative ?
Selon Sousa Santos, pour Fals Borda et Paulo Freire, la question des classes était la plus importante pour l’émancipation sociale. Aujourd’hui, nous regroupons la question des classes sociales avec celles de l’interculturalité, du féminisme, du mouvement LGBT, des causes des indigènes et du racisme. Même la relation avec la nature était peu présente, surtout chez Paulo Freire. D’où la nécessité d’aller au-delà de ces auteurs et surtout de reconnaître que leurs œuvres ne sont pas individuelles mais collectives. Et dans cette reconnaissance, il faut également nommer les femmes qui ont fait et font partie de ces constructions.
« Il faut quitter l’académie. L’éducation populaire et la recherche-action participative ne peuvent être menés dans le milieu universitaire mais bien dans la rue et par la lutte. Sinon, cela sert uniquement à écrire des livres. (Javier Sanchez Rodriguez).
L’un des principaux débats du congrès a porté sur la relation et la place de la recherche-action participative et de l’éducation populaire dans le monde universitaire. Pour certaines personnes, les deux peuvent être « détournés par des universitaires, réduisant les luttes à des publications » (Joseph Shosh). Michelle Fine a ajouté qu’aux Etats-Unis, la recherche-action participative est devenue une marchandise, mentionnée même par la Banque mondiale.
D’autres questions soulevées concernent la dimension de cette relation. En plus des enquêtes conjointes, existe-t-il une véritable perméabilité du monde académique aux connaissances et aux moyens de connaître les communautés ? En d’autres termes, le monde académique est-il ouvert et fait-il circuler en son sein les connaissances et les manières de connaître les communautés, non pas dans un sens instrumental et usurpateur, mais en élargissant les manières de faire de la recherche et de l’éducation ? Et les communautés veulent-elles cette interaction ? Ont-elles besoin de cette reconnaissance ? Ne sont-elles pas fatiguées des anthropologues et des ethnobiologistes...?
Ces questions ont ouvert, d’une part, un profond débat épistémologique et ontologique sur ce qu’est le fait de savoir et d’être et, d’autre part, ont apporté une autre compréhension de l’éducation, non pas comme un système institutionnalisé, mais comme une forme pérenne de socialisation, d’apprentissage et de relation cognitive des êtres humains. Ce sont des processus intentionnels et réfléchis au sein des mouvements collectifs, communautaires et populaires qui sont eux-mêmes les sujets éducatifs (Alfonso Torres).
Ce qui forme, c’est la pratique des organisations et des mouvements, qui est en soi une proposition politico-pédagogique. Mais il est nécessaire d’analyser de façon critique cette pratique interne, ainsi que la conjoncture, dans un exercice permanent de métacognition. Peu importe le nom donné à ces processus (systématisation des expériences, reconstruction historique, éducation...), mais ce qui importe c’est leur logique (Lola Cendales).
En ce sens, la recherche-action participative et l’éducation populaire ont été défendues non pas comme des événements épisodiques, des méthodologies ou des ensembles de techniques de recherche ou pédagogiques. Les deux sont liées non seulement à des engagements éthico-politiques explicites mais aussi à des manières de vivre, d’être et d’exister, à des ontologies. Ce sont des outils pour construire des connaissances collectives, cartographier et rendre visible des territoires (Marina Ampudia).
De cette manière, certains ont soutenu que la place de la recherche-action participative et de l’éducation populaire, bien que reconnue par l’université, ne se situe pas dans ce domaine, mais dans les mouvements sociaux populaires. La recherche-action participative et l’éducation populaire se déroulent comme quelque chose d’instable, en mouvement permanent, et non en tant qu’institutions (Carlos Rodrigues Brandão). Plutôt que d’ouvrir l’université à ces processus, il est nécessaire de créer des universités populaires pour les mouvements.
D’autres ont soutenu qu’on ne peut pas laisser l’université à la dérive de la privatisation et du capitalisme scientifique, mais qu’il faut construire des « espaces d’évasion », en prêtant attention aux tentatives de cooptation et de déformation des approches critiques.
En ce qui concerne l’éducation populaire, certaines personnes ont traduit les défis actuels de ce domaine comme un « retour aux sources ». D’autres ont dit qu’il fallait aller au-delà : « éduquer pour transformer n’est plus suffisant, il faut analyser pour transformer » (Rosa López). Pour ce faire, nous devons approfondir notre recherche en tant que praxis émancipatrice ; comprendre la recherche comme l’identification des conflits individuels et collectifs, les intérêts des acteurs et la corrélation des forces à partir des conflits, et, par conséquent, construire une pensée formative et politique et des stratégies non dirigées par des théories exogènes ; et se dissocier de l’idée de l’éducation en tant que facilitation ou accompagnement, reconnaissant l’intentionnalité des processus.
Un autre défi mentionné est la nécessité de créer ou de reconnaître d’autres modalités en dehors de la recherche-action participative, de l’éducation populaire. Et, pour cela, percevoir les limites évoquées de Freire et Fals Borda.
Enfin, il faut se soucier des formations de base. Une question complexe qui n’a pas obtenu de réponse frontale était : quel est le rôle des mouvements sociaux et de ces approches de lutte épistémologique dans les gouvernements progressistes d’Amérique latine ? Pour Sousa Santos, il y a de la méfiance et des désaccords entre les groupes et les mouvements sociaux.
Bien que les études et les pratiques présentées, en particulier celles menées en Colombie, soient étroitement liées aux conflits existants, une seule personne a procédé à une caractérisation plus frontale des contradictions de la situation actuelle du pays : par exemple, sur la façon dont les afrodescendants, paysans et indigènes vivent dans le déni de leur identité (Javier Sanchez Rodriguez).
La complexité de la réalité, si sensible et douloureuse, semble difficile à affronter. Et les responsabilités, ou le rôle de la résistance et de la proposition des mouvements sociaux dans cette complexité, sont également sensibles.
La force des cultures, des sens, des rencontres et des futurs chemins possibles. Pour moi, être en Amérique Latine me confronte à mes contradictions, à ma « position », par tous mes pores. Ceux de ma peau, ceux de mon cœur, ceux de mon esprit. C’est un sentipenser vibrant, pour utiliser le néologisme créé par Fals Borda, au rythme des émotions déclenchées par une musique dansante constante.
La recherche-action participative et l’éducation populaire sont basées sur la force de la culture populaire : « Subvertir à partir de nos cultures festives ; reconstruire la corporalité et la territorialité ». (Doris Santos). Les discours et sentiments marquent et tracent des chemins (Rosa López). Cette culture, cette histoire et cette oralité occupent une place centrale dans les processus de la connaissance et de l’émancipation politico-socio-économique.
Le congrès allait se terminer, avec la musique et les danses colombiennes, quand le « peuple » est arrivé, chantant et dansant, avec beaucoup de joie et de vivacité, avec des affiches dans leurs mains qui remettaient en question la cohérence, l’absence des communautés, des mouvements... « Qu’est-ce qu’il nous manque ? » Je suis entrée dans cette révolte chantante, qui a finalement exprimé ce que j’avais ressenti et entendu murmurer tout au long des jours.
Le lendemain, l’assemblée mondiale pour la démocratisation du savoir a eu lieu. Un événement expérimental, qui comptait moins de monde —et encore moins de personnes issues des mouvements et des communautés— que le congrès. Dans un format « participatif », nous nous sommes assis à des tables où nous discutions sur certaines questions de groupe. Bien qu’étrange, artificiel, ce moment a donné lieu à l’aboutissement de rencontres... Des gens de différents collectifs (Ceaa, Clacso, mouvements féministes) se sont réunis et, de l’incommodité générée par le congrès et suivant la devise de l’assemblée, ils ont posé les bases d’un réseau latino-américain, un réseau... sentipensant. J’ai intégré le groupe qui pilote le réseau, chargé d’empêcher que la raison et le cœur se séparent. Dans notre première « tâche », nous avons proposé une petite intervention à la fin du travail : nous nous sommes levés, en frappant nos poings sur notre poitrine, en suivant le rythme cardiaque et en provoquant ... le silence. Puis, un grand cercle s’est formé et une étreinte collective a émergé. C’était merveilleux.
Le premier jour, l’organisation colombienne du congrès a donné des sacs à dos aux personnes qui ont contribué à sa réalisation. Ce sont des sacs tissés par des femmes wayuu, symbolisant leurs relations, leurs pensées et leurs connaissances. Pour ces femmes, la manière qu’elles ont de connaître est de tisser. Elles tissent en pensant à quelqu’un. Parfois, les fils se cassent et il faut les reprendre.
Nous avons été convoqués et appelés à tisser notre propre sac à dos, avec des couleurs différentes, des sentiments et des rêves, avec lesquels nous avons appris à connaître. J’ai tissé un sac à dos un peu grossier mais coloré avec des utopies, de la force et la reconnaissance envers ce que je suis, mon être instable et incertain dans ce grand collectif qu’est l’humanité. J’ai emporté avec moi le réseau sentipensant, dont les fils sont fragiles, mais dont il faut prendre soin, ainsi que l’envie de continuer à me contredire.
Traduit du portugais par Daniel de la Fuente