Dans une entrevue exclusive réalisée en 1993, le plus grand éducateur brésilien parle de l’importance de l’espoir pour le changement et ce qu’il ferait s’il était en salle de classe.
L’éducateur Paulo Freire n’aime pas donner des interviews. Il craint que la publication ne corrompe ses déclarations. En présentant le projet pédagogique qu’il souhaitait mettre en œuvre lorsqu’il assuma la charge du Secrétariat Municipal de l’Education de Sao Paulo, un grand journal pauliste écrivit en manchette le lendemain : « à partir de maintenant, écrire mal sera juste ».
Pour dépasser cette résistance à écrire, la « Nouvelle École » eut une idée : pourquoi ne pas inviter aussi l’éducateur Moacir Gadotti, ami personnel et chef de Cabinet du Secrétaire Paulo Freire pour converser avec lui ? Ceci apporterait l’avantage supplémentaire de favoriser un échange plus ouvert et plus riche, un dialogue entre deux éducateurs engagés profondément dans la transformation de l’école brésilienne. Cela fonctionna. Et le résultat fut une leçon de vie que Paulo Freire alimenta de son intelligence aigüe pour réfléchir sur son expérience comme Secrétaire de l’Education, sur les chemins de l’enseignement public, sur la liberté, sur la démocratie, et surtout sur les espoirs qu’il décrit dans le livre « La Pédagogie de l’Espoir - une rencontre nouvelle avec la Pédagogie de l’Opprimé » (Paz e Terra).
L’espoir qu’il est possible de mettre fin à l’oppression, à la misère, à l’intolérance et de transformer le monde en un lieu plus agréable et plus juste pour y vivre. « L’espoir fait partie de moi comme l’air que je respire » expliqua-t-il.
Le plus important éducateur brésilien, connu et respecté dans le monde entier, Paulo Freire a déjà écrit 30 livres dont la « Pédagogie de l’Opprimé » de 1968 (publié en 1970), une référence pour la pédagogie brésilienne, qui a influencé des éducateurs dans toutes les parties du monde. à 72 ans, Freire continue à produire à un rythme impressionnant. Depuis son départ du Secrétariat en 1991, il a déjà écrit quatre livres : « Education dans la ville », (Cortez), « Professeure oui, tante non », « Lettres à qui ose enseigner » (Olho D’Agua) et « Politique et Education » (Cortez) en plus de la « Pédagogie de l’Espoir ». Et il est en train de terminer le cinquième qui s’intitulera « Lettres à Cristina ». Cristina est une nièce, aussi éducatrice, avec qui il entretenait une correspondance durant son exil.
à cause de sa pédagogie libératrice et de son militantisme politique, Paulo Freire fut exilé après le coup d’Etat militaire de 1964. Il revint au Brésil en 1980, après son amnistie. Durant son exil, il développa des projets dans divers pays d’Amérique Latine, d’Europe et d’Afrique, donna des cours à l’Université de Harvard aux Etats-Unis. La majeure partie de son temps, il travailla pour le Conseil Mondial des Eglises dont le siège se trouve à Genève, en Suisse. Neuf ans après son retour, il assuma la responsabilité du Secrétariat Municipal de l’Education de Sao Paulo, sous la gestion de la pétiste Luiza Erundina, charge qu’il occupa durant deux ans et demi. Comme ce fut le cas des accusations qui lui furent portées durant le régime militaire, il est aujourd’hui attaqué par l’actuelle administration paulista, dirigée par Paulo Maluf, accusé de développer un projet pédagogique politisé et idéologique. Paulo Freire se défend de ces accusations dans cet échange avec Moacir Gadotti, autre éducateur brésilien d’importance, auteur de 15 livres dont les deux derniers, « Histoire des Idées Pédagogiques » (Atica) et « La Pédagogie de la Praxis » (Institut Paulo Freire) viennent d’être publiés.
Moacir Gadotti
Les brésiliens sont un peuple qui vit d’espoirs se succédant puis s’évanouissant pour toujours laisser de la frustration. Ce fut ainsi avec la campagne pour les élections directes, avec la Constituante, avec Collor... Nous vivons aujourd’hui un moment d’incertitudes, il semble que le sol que nous foulons bouge, et que nous, au Brésil, nous n’arrivons pas à envisager ce que sera demain.
D’où vient cet espoir qu’il est possible de transformer le monde, auquel tu fais référence dans la « Pédagogie de l’Espoir » ?
Paulo Freire
C’est une question qui mérite une réflexion, même succincte sur nous-mêmes. Ce que nous sommes dans le monde, João, Maria, Carlos ? Et peu importe en cela la classe sociale, même si celle-ci a une influence fantastique sur la forme de ce que nous devenons. Mais que devenons-nous, pourquoi, comment, qui devenons-nous ?
Ceci nous permet de faire des comparaisons. Par exemple : je regarde la petite cour de ma maison et je vois d’autres êtres aussi vivants, mais d’un ordre naturel – une jabuticabeira et la niche où se trouve Jim, un berger allemand - et je pourrais déjà établir des comparaisons entre comment je suis, comment est la jabuticabeira et comment est Jim. Sans m’étendre, j’arrive à une première conclusion : les relations qu’il y a entre moi et mes jabuticabeiras et entre moi et Jim ne sont pas les mêmes que celles qui existent entre moi et toi. Ces relations sont de qualités différentes. Deuxièmement, je peux prendre comme référence, pour me distinguer des autres êtres (Jim et la jabuticabeira), le fait que, bien que nous soyons les trois des êtres limités, inachevés, incomplets, imparfaits, seul moi parmi les trois, je sais que nous sommes limités, inachevés et incomplets. La jabuticabeira ne le sait pas. Elle a un autre type de savoir.
C’est ce que tu veux dire lorsque tu écris dans ton livre : « je suis plein d’espoir par impératif existentiel » ?
C’est cela aussi. Je suis plein d’espoir parce que je ne peux abandonner l’espoir comme être humain. Cet être, qui est limité et se sait limité, et parce qu’il est inachevé et se sait inachevé, est nécessairement un être qui essaie. Peu importe que la majorité n’essaie pas. Ne pas essayer est un résultat, c’est l’immobilisme imposé par les circonstances qui ne nous ont pas permis d’essayer. Mais ce n’est pas la nature de l’être. C’est pour cela que quand les grandes masses en souffrance sont, comme je l’ai dit dans la « Pédagogie de l’Opprimé », plus immergées qu’émergées dans la réalité sociale, politique et économique, elles sont empêchées d’être. C’est pour cela qu’elles restent apathiques. L’espoir ne fleurit pas dans l’apathie. Il incombe au pédagogue, au philosophe, au politique, à ceux qui comprennent les raisons de l’apathie des masses – et parfois leur propre apathie - de lutter pour l’espoir. Je ne peux renoncer à l’espoir parce que je sais, en premier lieu, qu’il est ontologique. Je sais que je ne peux continuer à être humain si je fais disparaître de moi l’espoir et la lutte pour celui-ci. L’espoir n’est pas un cadeau. Il fait partie de moi comme l’air que je respire. Sans air, je meure. Sans espoir, je ne peux continuer l’historique. L’espérance est l’Histoire, tu comprends ? Perdre définitivement l’espoir, c’est tomber dans l’immobilisme. Et tu es aussi jabuticabeira que la jabuticabeira.
L’espoir est une marque, l’expression ontologique de l’être humain ?
L’espoir est une invention de l’être humain qui fait aujourd’hui partie de notre nature qui s’est constituée historiquement et socialement. Ce qui veut dire que l’espoir est un projet de l’être humain mais aussi la visibilisation du projet. C’est pour cela que les dictateurs, autant qu’ils le peuvent, détruisent l’espoir des masses. Par la frayeur, la peur, la terreur. Par l’assistancialisme. Je ne suis pas contre l’assistance, parce que vous ne pouvez voir un homme mourir et ne pas lui donner du pain parce que c’est de l’assistance. Ce serait une erreur, un crime. Ce que veut dire être assistancialistes, c’est transformer l’assistance en une stratégie. Mais comme tactique, elle est absolument valide.
Qu’est ce qui est nouveau dans ton nouvel ouvrage et que reste-t-il de la « Pédagogie de l’Opprimé » ?
Un tas de choses ! En plus de la conviction, de l’espoir, subsistent le respect et la conviction de l’importance du rôle de la subjectivité. Lorsque les marxistes – et aussi les non marxistes - menés par une approche purement mécaniciste, me critiquaient dans les années 70, m’accusaient d’être idéaliste, kantien, dans la meilleure hypothèse, néo-hégélien, à cause de mes propositions de conscientisation qui choquaient avec l’idée que la superstructure conditionne la conscience. Aujourd’hui, nous voyons apparaître une critique sure et sérieuse de ce mécanisme d’origine marxiste qui ne fut pas capable d’expliquer le propre rôle de sa lutte contre le projet capitaliste - lutte dans laquelle il supprimait la présence de l’individu, du goût de l’individu, de la peur de l’individu, du plaisir de l’individu.
Donc, tu continues à critiquer ce mécanisme qui étaye la thèse de l’inexorabilité de l’homme et de l’existence d’une succession dans l’histoire qui mènera inévitablement au socialisme ?
Evidemment. Vois la contradiction énorme qui existe dans cette inexorabilité : il se battait pour l’inexorabilité. Si les choses adviennent de toute façon demain, pourquoi vais-je mourir aujourd’hui en luttant pour elles. Je vais attendre. Ce mécanisme devrait y compris mener à l’apathie. Et il est prouvé que ce n’est pas ainsi.
Voilà une chose amusante : tu dis dans la « Pédagogie de l’Histoire » que « la lutte des classes, ce n’est pas tuer l’histoire, mais qu’assurément c’est un de ces mécanismes ». Toi qui fus critiqué dans la « Pédagogique de l’Opprimé » pour ne pas utiliser l’expression « lutte des classes », sais-tu que maintenant tu vas être critiqué parce que tu l’utilises ?
Cela est intéressant. Connais-tu un des risques que les gens vont affronter au début du millénaire et qu’ils affrontent déjà maintenant ? C’est que beaucoup de gens de gauche sont restés si préoccupés par la chute du Mur de Berlin qu’ils ont perdu leurs repères et se sentent paralysés. Ces personnes sont assommées face à l’histoire précisément parce qu’elles pensaient que demain était inexorable et elles n’ont pas eu le temps de se reconstruire et de se repenser.
Mais donc, quels sont ces risques ?
Tout d’abord qu’une minorité de ces personnes arrivent au pouvoir et réactivent en tant que tel, avec haine, le goût staliniste. Le second risque est que parmi les gens touchés, certains tombent dans l’immobilisme, arrivant à croire dans le discours néolibéral sur la fin de la lutte des classes, de l’idéologie, de l’histoire. Ce second groupe constitue un risque énorme pour l’approche progressiste en tant que telle, elle finit par renforcer la majorité de droite et une minorité de gauche qui souhaite réactiver le stalinisme. Un troisième risque que nous rencontrons au début de ce millénaire, face à tout ce désarroi historique, est justement le pouvoir du néofascisme qui se développe surtout en Europe mais aussi dans le Tiers-Monde (par exemple une sorte de néonazisme à Sao Paulo, ces menaces de fusiller les nordestins, ce racisme de droite). C’est une menace effrayante, qui est de nature matérielle mais surtout spirituelle, idéologique, ce que nous n’avons pas connu précédemment. L’éducateur ne peut se tenir loin de cette préoccupation. Elle doit être discutée dès l’école primaire, avec un langage d’enfants.
Tu es aussi pas mal préoccupé par le sectarisme, n’est-ce pas ?
Dans la « Pédagogie de l’Espoir », je reprends et développe un peu plus que dans la « Pédagogie de l’Opprimé » la critique que j’avais déjà faîte du sectarisme. Aujourd’hui, je me sens plus radical – et plus éloigné encore de la sectarisation. Ce fut une expérience historique, et dès lors politique et sociale, qui m’a enseigné que je devais me convaincre de ne pas être tant certain de mes certitudes. Cette certitude de l’incertitude, de la recherche d’incertitude, au lieu de tuer en moi l’aventure de l’espoir, m’a emmené plus loin dans l’aventure de l’espoir. Je veux dire que, lorsque je découvre que je ne peux plus être certain de mes certitudes, j’ai l’espoir de découvrir un peu de lumière dans l’incertitude. Dès lors, je reste plus curieux, plus enquêteur, plus compétent. Et cela m’amène nécessairement à rester plus conciliant, à comprendre ce qui est différent, au lieu de le nier.
Que signifie respecter la différence ? Est-ce simplement comme le dit l’idéologie bourgeoise, respecter le pauvre, respecter le noir… ?
La position que j’appelle substantivement démocratique mène à comprendre la nécessité. Ce n’est pas comme une faveur. J’ai besoin de comprendre ce qui est différent de moi, si je veux grandir. Dès lors, ma radicalité fane dans le présent, Gadotti, au moment où je me refuse à comprendre ce qui est différent de moi. Deuxièmement, quand je comprends ce qui est différent, je découvre qu’il y a un différent, qu’il y a un différend qui est antagonique. C’est-à-dire qu’il est tant différent de moi qu’il ne peut dialoguer avec moi en termes profonds. Mais, en découvrant la possibilité qu’existe l’antagonique, qui est le différent plus radical, je découvre que j’apprends aussi avec l’antagonique. Et que, dès lors, je ne peux me fermer de façon sectaire. Au fond, ma dispute n’est pas contre les autres mais contre moi-même, dans le sens de ne pas me permettre de tomber dans le sectarisme. Et le sectarisme est la négation de l’autre, c’est la négation du contraire, c’est la négation du monde, la négation de la vie. Je veux dire que personne ne peut survivre s’il devient sectaire. Vois comme le stalinisme était contre la vie, comme le nazisme est contre la vie. Et la démocratie est seulement authentique lorsqu’elle est vie. Et celle-ci est seulement vie quand elle est mobile, quand elle a peur. Il faut s’ouvrir au maximum, aux émotions, au rire, aux désirs, même à cette anti-vie qu’est le scientifisme. Le scientifisme est une anti-vie parce que ce rêve d’une rigueur absolue contre la non-rigueur du savoir est aussi la négation de la vie.
Dans la « Pédagogie de l’Espoir », tu abordes la question de la femme, du piège que nous pose le langage, par exemple lorsque nous affirmons que les hommes font l’histoire, ou par exemple lorsque, pour nous défendre face à certaines questions que nous posent les femmes sur l’usage du langage, nous affirmons que, lorsque nous parlons de l’homme, la femme est nécessairement incluse. Comment sortir de ce piège ?
Tout d’abord, nous devons reconnaître que le langage est une production sociale avec une présence individuelle dans cette production sociale.
Deuxièmement, c’est précisément pour cela que le langage est un corps idéologique. On ne peut penser au langage sans idéologie ni pouvoir.
Troisièmement, la grammaire elle-même naît historiquement comme un règlement qui vient du puissant, de qui a le pouvoir. Dans les cultures machistes, il est évident que le langage s’adapte à ce machisme. Dans une perspective progressiste, il est absolument fondamental que le langage se réinvente parce que tu ne peux démocratiser une société en laissant de côté un des aspects fondamentaux de ceux qui font la société, le langage humain. En ces temps de recherche de l’égalité, de dépassement des idéologies restrictives, il n’est pas possible de garder des syntaxes qui écartent la femme. Parfois, en parlant devant un auditoire constitué de 1.500 femmes, je vois soudain la face d’un homme et je dis « vous tous ». Ceci n’est pas de la grammaire mais de l’idéologie. Je dois aussi dire « Vous toutes ». Je dis dans ce live qu’il est possible que quelqu’un dise que l’invention du langage, avant l’invention des structures sociales, était un pur idéalisme. Ce n’est pas le cas. Au moment où tu ne penses pas l’histoire comme un déterminisme mais comme une possibilité, la réinvention du langage fait partie de la réinvention du monde. Donc, tu peux même commencer par la bagarre de la réinvention du langage.
Aux Etats-Unis, il est habituel de se référer aux noirs non comme des nègres mais comme des afro-américains. C’est une façon de commencer à parler politiquement correct, n’est-ce pas ?
Je suis d’accord. Mais combien d’obstacles rencontres-tu en agissant ainsi ! Et tu sais quelle est ma réponse ? Je préfère enlaidir mon discours que l’améliorer tout en le rendant inauthentique d’un point de vue politique. Et je pense même que le laid devient esthétiquement joli parce que plus juste politiquement.
Cette question est liée à un autre piège du langage que tu as traité dans le livre « Professeure oui, tante non ». à la page 25, tu dis : « la tentative de réduire la professeure à l’état de tante est un piège idéologique innocent par lequel, en essayant de donner l’illusion d’adoucir la vie de professeure, ce qui est recherché est de réduire sa capacité de lutte ou de l’amarrer dans l’exercice de ses tâches fondamentales » Que veux-tu dire par là ?
Qu’il ne faut pas retirer à la professeure le devoir d’être professeure, le devoir d’aimer non seulement l’enfant mais le processus propre dont elle fait partie comme un sujet, qui est enseigner, qui est former. Et qu’il est nécessaire qu’elle sache, lorsqu’on l’appelle tante, que ce qui existe au cœur de cette idée de tante – et ce n’est pas toujours lucide pour une directrice d’école-, c’est qu’une tante ne peut pas faire la grève. Plus on réduit la professionnalisation a une bienveillance parentale, moins une professeure sera en état de lutter. C’est pour le moins ce que l’idéologie espère. Je dis aussi qu’elle peut aimer être une tante et qu’elle peut préférer continuer à être nommée ainsi. Je n’ai rien contre cela. Mais il faut qu’elle sache que l’appeler tante est une ruse idéologique.
Une autre inquiétude manifestée dans le livre est en relation avec l’identité culturelle des enfants que l’école ignore. Face à ce système qui ne considère qu’une seule idée de culture, un programme monoculturel, que peut faire un professeur en salle de classe pour transformer cette école et ce programme ?
Un grand nombre de professeures et professeurs se sentent absolument entravés dans une administration autoritaire. Ce type d’administration pousse les professeures à devenir des tantes, un concept par lequel elles s’accommodent de l’immobilisme que l’autoritarisme attend d’elles. Mais je considère qu’il est possible de faire de l’éducation populaire à l’école. Mais il est clair qu’une chose est suivre le courant et une autre est de nager contre lui. Avec une administration ouverte, démocratique, on nage avec le courant lorsqu’on défend une série d’approches politico-pédagogiques ouvertes. Et nager contre le courant, quand le concept de participation est interdit, est un péché. Il est donc difficile de défendre la participation, et surtout de vivre la participation. Mais ce qui est possible, l’est.
Que ferais-tu en salle de classe, comme professeur ?
Une des choses qu’une professeure devrait faire, par exemple, pour comprendre la culture de façon multiculturelle, c’est commenter avec les élèves les différences et dire que, lorsque tu discutes tel point du contenu du programme, ce point n’est pas universel, il a des dimensions régionales, jusque familiales, et ainsi apparaît le problème de classe. La culture de classe existe. Le langage de classe existe. Il y a une syntaxe propre à la classe laborieuse et une autre qui ne l’est pas. Il faut savoir comment réinventer le langage, intégrant la diversité de ces syntaxes comment arriver à recréer le langage correctement. Et comme professeur, on peut témoigner tous les jours là où on est et très bien comprendre la relation dialectique entre tactique et stratégie. Je veux dire, vous avez un rêve stratégique qui est la multiculturalité mais vous devez être tactique pour en parler parce que vous pourriez tomber dans des excès de discours, idéalistes, volontaristes et perdre ainsi votre emploi. C’est votre problème de ne pas perdre votre emploi ; de le garder et de contribuer à votre rêve. Je pense qu’il n’y a pas de recettes pour cela. On doit reconstruire chaque jour ses tactiques pour dépasser l’exclusivisme d’une approche culturelle étroite.
Ton expérience vécue au sein du Secrétariat de l’Education t’a furieusement poussé à écrire. Quels sont tes plans pour les 50 ans à venir ?
J’aimerais avoir ces 50 ans... En ce moment, j’écris un livre que j’aime beaucoup, qui est plein d’affection, qui va s’appeler « Lettres à Cristina ». C’est une nièce qui correspondait avec moi depuis son enfance lorsque j’étais exilé. Un jour j’ai reçu une lettre où elle me disait : « jusqu’à présent, j’ai connu l’oncle Paulo, à travers ma mère, mon père, ma grand-mère. Et aujourd’hui que je suis arrivée à l’université, j’ai découvert un autre Paulo, à travers des références un peu effrayantes (on était encore sous gouvernement militaire) non plus de l’oncle Paulo mais du professeur Paulo Freire. Je suis si curieuse de connaitre le Paulo Freire oncle de tous les autres et pas seulement de moi, que je voudrais solliciter une faveur : écrivez-moi des lettres sur votre vie, sur votre enfance ». J’ai trouvé cela fantastique et j’ai répondu que je le ferais.
Et après ce livre ?
Je rêve de faire un essai sur Amilcar Cabral (leader révolutionnaire qui a fondé le mouvement de libération de la Guinée Bissau et du Cap Vert, en Afrique). Je trouve très opportun de travailler un peu sur cela. Alors que l’on pense qu’il n’y aura plus jamais de révolution, moi, au contraire, je pense qu’il y en aura. Non après-demain et pas les même que celles que nous avons connues. Les gens ont besoin de comprendre que l’histoire ne s’est pas achevée. Ce qui se termine, c’est une façon de faire l’histoire. Aujourd’hui, on a commencé à vivre une nouvelle façon d’être historiques et il faut que les gens la perçoivent. On doit faire tout ce qu’on peut pour éclairer cela.
En parlant d’éclaircissements, que dis-tu des critiques que l’actuel Secrétaire municipal à l’Education, Solon Borges dos Reis, a adressées à l’administration antérieure dont tu faisais partie ? Il a annoncé la désactivation du Mova (Mouvement d’Alphabétisation des Adultes) parce que celui-ci avait des objectifs politico-idéologiques. Il veut aussi plus travailler avec des professionnels, au contraire de nous qui travaillons plus sur base de l’autonomie de l’école et de la participation- selon le professeur Solon, des termes associés à la pédagogie libératrice de Paulo Freire. Il dit qu’il va mettre l’accent sur la pédagogie pour la responsabilité.
Je dois souligner, en premier lieu, que le professeur Solon a le devoir d’essayer d’affirmer sa gestion de Secrétaire dans le poste et l’option politico-idéologique qui est la sienne, que porte le gouvernement dont il fait partie. En ce sens, il est aussi politique que nous. La neutralité à laquelle il fait référence, n’existe pas. Il n’est pas neutre. Il essaye de mener son administration dans une perspective non seulement pédagogique mais dans une option politico-idéologique qui diverge de la nôtre, qui s’oppose à la nôtre. C’est son droit.
D’ailleurs il admet cela quand il dit : « les valeurs de l’administration du PT ne sont pas les valeurs que nous voulons pour l’éducation. »
Exact ! Dans le livre « Politique et Education », il y a un texte sur l’éducation et la responsabilité, dans lequel je discute de la compréhension de la responsabilité associée à l’éducation et je mets en exergue cette question de l’option politique, du responsable pour la responsabilité pédagogique. Je défends le droit du professeur Solon de défendre son option. Pour cette raison, je dis aussi dans ce texte que la continuité administrative n’est rigoureusement pas possible, lorsqu’une administration conservatrice succède à une administration progressiste. Comment puis-je, moi qui me considère comme progressiste, poursuivre une œuvre réactionnaire ? Et comment un réactionnaire, un conservateur peut-il poursuivre une œuvre progressiste ? Les aspects purement administratifs sont en nombre très réduit. Tout problème administratif est éclairé par - et porte une question politique. Par exemple, les priorités sont politiques, idéologiques.
Ce fait ne renforcerait-il pas l’idée que le plus important au fond, c’est renforcer les propositions politico-pédagogiques des écoles elles-mêmes pour qu’elles résistent mieux à la discontinuité administrative ?
Je pense que si. Mais cela choque aussi avec le pouvoir politique de qui dirige l’administration centrale. Par exemple, comment une administration conservatrice peut-elle-même accepter l’idée de l’autonomie de l’école. Elle ne le peut car une des caractéristiques du conservatisme est justement de centraliser le pouvoir. Quand vous demandez ce que signifie l’autonomie de l’école, la réponse à un point de départ idéologique Ce n’est pas purement une question de science d’administration, ce n’est pas une question dont la réponse dépend de la pédagogie. La pratique éducative va refléter un rêve politico-idéologique de qui définit l’autonomie. Par ailleurs, il est absolument faux de prétendre que nous ne faisions pas une éducation pour la responsabilité ou une éducation responsable. C’est seulement que notre responsabilité se fondait sur d’autres valeurs ? Notre responsabilité concernait surtout l’ontologie, la qualité d’être de l’être humain ? Je veux dire, je suis responsable comme éducateur en ce qui concerne ce noyau de base qui nous définit, qui nous caractérise- et qui s’est constitué historiquement et socialement et non comme à priori de l’histoire- qui est la vocation de se dépasser. Ma responsabilité concerne cela. Pour cela, je parle d’ontologie. Etre responsable dans ma pratique éducative signifie m’aider à aider les autres à être plus. Et il n’est pas possible d’être plus sans libération. Dès lors, la pédagogie de la libération est profondément responsable.
Quelle est la différence entre la pédagogie de la libération et celle qui est mise en pratique ?
La différence entre elle et l’autre qui se dit responsable, c’est que la conservatrice est responsable devant les intérêts des dominants. Aujourd’hui, dire qu’être responsable devant les intérêts des dominants est la seule responsabilité, est une absurdité. Comme je ne peux non plus dire que nous sommes les seuls responsables. Mais je dois distinguer jusqu’à quel point je suis responsable. Mon utopie n’est pas celle du conservateur. Le conservateur veut conserver, c’est pourquoi il est réactionnaire – parce que qui ne cherche pas à conserver ce qui est légitime, combat pour conserver ce qui est illégitime.
Quelle évaluation ferais-tu aujourd’hui de ce qui a été réalisé sous ton administration ?
Je n’ai pas d’évaluation, mais si tu me demandes si je regretterais quelque chose, je te dirais que, malgré la légitimité de la repentance, je n’ai aucun regret. Je ferais de nouveau la même chose. Lorsque nous nous sommes réunis pour gérer le Secrétariat, nous ne pensions pas que nous étions les meilleurs éducateurs de l’Etat. Aucun de nous n’a pensé que pour cela, nous serions les seuls capables de faire quelque chose de positif. Aucun de nous n’a pensé que nous étions des élus de Dieu destinés à sauver l’éducation à Sao Paulo et ensuite dans tout le Brésil. Ce que nous savions, c’était que nous pouvions faire une chose sérieuse et nous faisions le pari, sans fausse modestie, que nous en étions capables. Et nous avions des options politiques. Nous savions, par exemple que nous défendions une école qui, étant publique, devrait devenir une école populaire : en désirant que l’école publique devienne populaire, efficace, démocratique, nous ne pensions pas faire une école mauvaise pour les enfants qui naîtraient riches. Nous étions convaincus que nous devions faire une école qui, tout en ayant la saveur ou l’odeur du populaire, ne dégoûterait pas les riches. On voulait que cette école ait une figure brésilienne, c’est à dire ouverte, heureuse, critique, provoquant la créativité et non la peur des enfants. Pour cela, nous avions besoin d’une administration que soit également ainsi. Il n’est pas possible de penser en un rêve démocratique de l’école avec une administration autoritaire.
C’est pourquoi, tu as promu le changement dans les structures de pouvoir du Secrétariat ?
Nous avons fait un changement structurel en enlevant au Secrétaire sans doute 60% du pouvoir arbitraire qu’il détenait. Il ne pouvait plus nommer ni une secrétaire. Les orientations venaient des bases. Sans briser ce vieux goût colonial d’administrer - qui permettait au secrétaire de renvoyer jusqu’à la professeure qui avait raté des classes durant le mois de septembre de l’année antérieure - on ne peut parler d’autonomie des écoles. Nous avons mis en avant les Conseils d’Ecole, créés par Mário Covas en 1985 et déposé par Jânio Quadros. Les Conseils d’Ecole furent une avancée extraordinaire au service de l’ingérence des parents, des élèves et des professeures face au pouvoir central du directeur.
Tu penses que ce goût de liberté, d’autonomie, de participation est une marque laissée par ton administration et qu’elle va subsister ?
Je le crois. Même si ce goût souffre de moments de faiblesse, où il ne peut s’exprimer. Parce que, au bout des comptes, le goût de devenir un être fait partie de l’ontologie de l’être. Personne ne peut décréter que les hommes et les femmes arrêtent de rêver. C’est un travail de dictateur.
Qui est Moacir Gadotti ?
Moacir Gadotti est professeur à la faculté d’éducation de l’Université de São Paulo (USP), depuis 1991. Il est aussi le directeur de l’Institut Paulo Freire, à São Paulo et l’un de ses fondateurs. Il est licencié en Pédagogie et en Philosophie, maître en Philosophie de l’éducation par la Pontifice Université Catolique de São Paulo (PUC – SP) et docteur en sciences de l’éducation par l’université de Génève. Il est aussi professeur à l’Université de l’État de Campinas (UNICAMP – SP).
Il a écrit plusieurs livres dediés à l’éducation, parmi lesquels :
« Éducation et pouvoir » (Cortez Édition, 1988), « Paulo Freire : une bibliographie » (Cortez, 1996), « Pédagogie de la terre » (Petropolis, 2000) et « Éduquer pour un autre monde possible » (Publisher Brésil, 2007).