Pour une éducation populaire au développement

Mise en ligne: 21 février 2022

Cet article est parti de l’article écrit par Namur Corral pour les 40 ans d’ITECO (1), et ensuite de celui de Michel Elias sur l’éducation populaire et Paulo Freire (2) ; les idées fortes viennent donc d’eux, qu’ils en soient remerciés. Le prolongement de ces idées à aujourd’hui vient de réflexions et d’un travail collectifs développés par l’équipe d’ITECO.

Aujourd’hui comme hier, ici ou ailleurs, la question reste : que faire ?
Si cette question a été motrice d’ITECO depuis longtemps, elle a été et sera encore abordée ici à partir du point d’entrée de la pédagogie. Une pédagogie non neutre, politique, située, et assumée.

Ainsi ITECO s’est interrogé après quarante ans, puis après cinquante ans d’existence : l’institution s’interrogera après soixante ans. Le contexte est certes très changeant et très compliqué en ce moment ; ceci justifie d’autant plus la nécessité de s’interroger. En effet, au-delà des évolutions du contexte souvent en sens inverse de nos visions du Monde, il y a comme l’arrivée massive de nouveaux enjeux qui s’imposent à nous et dont nous n’arrivons pas encore à mesurer les conséquences et les changements dans nos sociétés et dans le Monde.

Cela demande du courage et un effort de décentration. L’effort de décentration est nécessaire pour essayer de penser contre soi, de s’ « étranger à soi-même », le temps de la réflexion. Celui du courage est, quant à lui, nécessaire pour interroger les effets de notre travail, et cela dans un contexte qui est celui dans lequel nous vivons : compliqué, opaque, changeant, complexe ; il faut également du courage pour s’efforcer, continuellement, à mieux comprendre le présent et adapter nos pratiques à ces nouvelles compréhensions (le « com-prendre » pris dans son étymologie du « prendre avec soi ») ; enfin du courage aussi, et même beaucoup de courage, pour construire constamment des arguments pour défendre nos options pédagogiques. Ce qui était clair, bien évalué et apprécié hier semble devenir dépassé aujourd’hui : non pas à cause de propositions jugées inadaptées au contexte ; après tout, un tel argument serait recevable et pertinent. Mais parce que ça serait « vieux », dépassé, lent, long, etc. L’obsolescence programmée semble vouloir toucher la pédagogie et les actions des associations par des arguments parfois fallacieux.

Alors clarifions nos options, car oui elles viennent de loin, d’aussi loin que viennent les options de l’alimentation saine et de sa production agroécologique (et qui avaient été critiqués jusqu’à une réponse récente). Certaines options ont traversé le temps et viennent de l’aube d’ITECO ; en quelque sorte, faisant partie de son ADN, comme diraient les apprentis sorciers du génome.

Alors de quoi parlons-nous et de quoi s’agit-il exactement ?

Il y a quelques temps, semblant être une éternité, et à l’occasion d’une énième réforme de la coopération au développement, il y eut une brèche ; cette brèche nous a permis un tournant dans notre parcours. Une conjoncture favorable s’est présentée avec l’arrivée de nouveaux collègues d’horizons, d’histoires et de vécus différents, et avec le début d’un nouveau projet, celui de la formation en éducation au développement. Nous sommes donc partis d’une équipe constituée de personnes « diverses » ayant des affinités avec l’éducation populaire, et les luttes pour la démocratie, le développement et contre les inégalités etc. Ce projet nous a confronté à des idées et à des manières de faire différentes et, surtout, il permettait de (se) poser des anciennes question de façons nouvelles et des nouvelles questions.

À l’époque, en tant que formateurs, conscients des changements culturels qui avaient lieu dans le monde, nous percevions que notre public avait changé, notamment dans ses motiva-tions et sa conception du monde ; et... que nous-mêmes nous avions changé. Parmi les formateurs, des visions différentes face aux changements s’ajustaient, se réajustaient, ou se désajustaient. En même temps, nous étions reliés par la « sensation » partagée, que le processus pédagogique que nous avions mis en place, cristallisé surtout dans la formation de base d’ITECO (le cycle d’orientation), produisait des transformations chez les participants. Cette formation, sorte de laboratoire de nos conceptions pédagogiques, a été construite sur des années et a été évaluée, d’abord par les personnes en formation, ensuite par l’équipe d’ITECO. Une note de discussion interne a été écrite pour décrire les principes de base qui sous-tendaient notre action éducative. Cette note s’appuyait sur des documents destinés aux assemblées générales et sur des anciens numéros de la revue Peuples et Libérations, l’ancêtre d’Antipodes.

Dans ces documents, nous avons pu reconstruire ce qui constituait le fil des bases de la pédagogie d’ITECO inspirée, en grande partie, de la pensée de Paulo Freire, philosophe et pédagogue brésilien. Des textes postérieurs montrent des concepts provenant de la pédagogie et de l’analyse institutionnelle de Lapassade et Lourau. Ces pédagogues se rejoignent dans la vision d’une pédagogie globale, qui concerne les différents champs de l’activité humaine, notamment le philosophique et le politique. Nous allons avancer quelques éléments de synthèse de ces courants, traduits dans le langage d’ITECO, et qui nous semblent d’ailleurs d’actualité.
D’autres grands pédagogues - Freinet, Vygotsky - ont, sûrement, influencé la pensée des formateurs d’ITECO. Nous percevons, par exemple, l’influence de la notion de dynamique de groupe de Kurt Lewin dans les exercices de mise en situation, dans la simulation des micro-systèmes à travers lesquels nous expérimentons des phénomènes qui se donnent dans la société réelle. Toutefois, dans les documents retrouvés ce sont surtout les premiers courants mentionnés qu’on retrouve.

Hier et aujourd’hui, que faire ?

  • Toute action éducative doit être précédée d’une réflexion et d’une analyse sur l’homme et sur le milieu de vie concret où il s’insère. Le participant doit apprendre à « lire » le contexte, à lire le monde, à le comprendre. ITECO déclare être un lieu d’interrogation sur le fonctionnement de notre société et sur ce qui la fait changer, d’alphabétisation politique. Nous ne pouvons aspirer à devenir citoyens-acteurs que si nous nous entraînons à commencer à lire le Monde.
  • Le sujet et sa subjectivité - revendiqués par Freire à un moment où l’individu était plutôt délaissé au profit des approches macro-sociales - ont été intégrés dans un schéma que nous appelons de la « boussole », qui nous guide dans l’organisation de nos formations. Une des dimensions de ce schéma est le « moi », le sujet, avec ses désirs, ses craintes, ses motivations, ses atouts... Il n’y a pas d’apprentissage sans implication de la personne. Cette démarche est, parfois, encore originale pour certaines institutions de développement qui, dans l’analyse, considèrent exclusivement les déterminants sociaux. Certaines institutions proches continuent à nier l’individuation du sujet et l’importance de sa subjectivité.
  • L’apprentissage se fait à travers le dialogue auquel participent des acteurs qui découvrent le monde ensemble et qui par un processus de construction collective créent une connaissance et donnent une signification et un sens aux situations. Le dialogue implique un rapport horizontal entre formés et formateurs ; il passe par la reconnaissance que « personne ne sait tout et que nul n’ignore tout ». ITECO revendique l’élaboration d’un savoir avec les participants plutôt que la transmission des connaissances. « Educateurs » et « éduqués » apprennent dans le dialogue. Les individus et les collectifs apprennent les uns des autres.
  • La « problématisation », à ITECO, est concrétisée dans la présentation des positions différentes sur une situation, suivie d’une analyse et d’une discussion en vue de construire des pistes pour sortir des situations non souhaitées (situations insatisfaisantes diraient certains).
  • Nous sommes pour un apprentissage dans la confrontation des points de vue, l’activation des conflits socio-cognitifs et l’argumentation, telles que conçues par la psychosociologie. Cela demande une écoute attentive et le respect de l’interlocuteur. La confrontation de différents points de vue sur un thème est essentielle pour que « l’éduqué » prenne des décisions sur ce qui lui semble bon ou mauvais pour lui. En cela, nous faisons l’éloge et défendons de la pédagogie du conflit (socio-cognitif) et réprouvons la pédagogie du consensus issu d’une verticalité souriante et gentiment autoritaire (dont certaines utilisations de la communication non violente par exemple, ou des approches de la post-modernité des « je comprends », « si tu veux bien » et « je ressens » à toutes les sauces).
  • L’injustice sociale ne disparaît pas en modifiant simplement la conscience des hommes et en laissant intacte la réalité sociale. La dialectique entre la pratique et la théorie est nécessaire. C’est à partir de l’expérience que s’élabore le savoir et de ce savoir vont découler des nouvelles façons d’agir : le savoir et l’action sont liés. La question est : « en quoi ce que j’apprends me concerne et peut me servir pour transformer ma pratique ? » Avec le temps, nous avons introduit dans les formations un espace pour faire connaître des actions existantes ailleurs, auxquelles les participants peuvent adhérer ou non, et nous proposons une aide à la conception et à l’accompagnement des actions.
  • Toute pédagogie est idéologique et a une incidence politique. Comprendre les règles qui organisent les relations sociales dévoile le fonctionnement de celles-ci, ainsi que les relations du pouvoir qui sont à la base de cette organisation. Une particularité importante de l’action d’ITECO réside dans l’interrogation sur les mécanismes du pouvoir et la façon dont ceux-ci sont relayés ou, au contraire, mis en question par les individus, les groupes sociaux, les organisations.
  • Il s’agit également d’observer ce qu’il y a derrière ce qui est dit : le contexte social, les rapports de pouvoir, les forces économiques, les rôles socialement attribués à chacun etc. En particulier, une particularité importante de l’action d’ITECO réside dans l’interrogation sur les mécanismes du pouvoir et la façon dont ceux-ci sont relayés ou, au contraire, mis en question par les individus, les groupes sociaux, les organisations. Il s’agit d’observer ce qu’il y a derrière ce qui est dit : le contexte social, les rapports de pouvoir, les forces économiques, les rôles socialement attribués à chacun...
  • Qui décide sur quoi, et comment se prennent les décisions dans une si-tuation concrète est une question fondamentale dans l’analyse des expé-riences proposées dans les différentes formations.
  • L’analyse institutionnelle prônait aussi la nécessité de susciter l’éveil du désir d’apprendre, et l’idée d’apprendre dans le rire. C’est le dernier principe, et à différents moments, on ne l’a pas manqué ; plus récemment, quand même un peu, à cause du contexte qui devient rude.

De Freire à Bengoa…

En marchant, nous avons pris connaissance d’un écrit de José Bengoa, sociologue chilien, où il actualise la conception de l’éducation populaire. Dans l’article « L’éducation pour les mouvements sociaux », il parcourt l’histoire de ce courant pédagogique et il pointe les incompréhensions et les dérives conséquentes qui le guettent.

Ces possibles dérives germaient aussi dans nos pratiques : des idéalisations de groupes en formation, qui nous conduisaient à un certain rejet des apports théoriques et à l’utilisation excessive de techniques d’animation, le savoir restant parfois au second plan ; des visions technocratiques, auxquelles nous poussaient le milieu ambiant et les organisations finan-cières ; la tentation bien-pensante du culturalisme...

Cet auteur se référait également à des thèmes qui étaient présents dans nos interrogations : la discussion sur les besoins des gens, la nécessité d’une analyse sociologique constante pour réaliser notre travail pédagogique, le rapport entre la théorie et l’action. Insérant son analyse dans les transformations de la société des années nonante, Bengoa parlait d’une éducation non seulement destinée à un public populaire, mais visant la société, en vue de son organisation en mouvements sociaux. Ceux-ci étant les leviers des transformations durables. En même temps, il redoutait une vision globalisante qui oubliait le sujet, son histoire, son identité. Un sujet occupant une place dans la société, traversée par des enjeux de pouvoir.

Bengoa, en affirmant que les êtres humains ont tous des besoins semblables de modernité, d’identité, de participation et de pouvoir politique, nous a aidé à voir plus clair et à recentrer nos objectifs. Il proposait en même temps un référant, une grille, utile pour observer nos options et nos pratiques. Il faut prendre en compte la globalité des besoins des êtres humains si le but de l’action pédagogique est permettre aux participants des formations de devenir des acteurs de transformation sociale.

Un nouveau tournant

Aujourd’hui, un autre arrêt nous serait nécessaire pour voir quelle est notre jeunesse à presque soixante ans. Actuellement, nous avons consolidé nos formations traditionnelles, nous avons abordé le thème des discriminations identitaires à travers la communication interculturelle et même, des discriminations de genre. Nous sommes passés à un niveau supérieur dans l’éducation au développement : d’une part, nous faisons des évaluations ; d’autre part, la participation à des projets européens ou bien avec d’autres types d’acteurs du Nord et du Sud, des communes par exemple, nous projette à l’échelle élargie de l’Europe et des Suds. Nous comptons également prendre part à la mise en place de réseaux Nord-Sud d’éducation populaire. Signes de maturité. Signes des temps.

Cependant il y a des écueils à tout âge. Les tendances technocratiques se sont renforcées, nourries par la bureaucratisation des organisations financières. Au nom de la rationalité, cette tendance, si liée à l’idéologie de la modernité, nous embrouille quelquefois par ses instructions, parfois, un rien... irrationnelles. Nous passons plus du temps qu’avant à adapter nos conceptions aux formulaires et à expliquer pourquoi « on fait comme ça » et pourquoi « on pense comme ça ». Cela s’appelle, des fois, « le professionnalisme »... Ce n’est pas un travail inutile, c’est vrai ; certains partenaires écoutent, comprennent et on avance ensemble. Mais, il faut avouer que c’est un peu exagéré. Nous pensons aussi que les tendances culturalistes, qui expriment le désir inconscient de la société de maintenir l’autre à sa place tout en faisant son éloge, sont très actuelles.

L’ « ici ou ailleurs » signifie l’existence d’un continuum entre ces deux lieux. Nous luttons, depuis le début, contre la fâcheuse habitude, encore récurrente dans les milieux du développement, de voir surtout l’ailleurs, sans regarder ce qui se passe ici et maintenant. Par exemple, on travaille avec les gens du Sud, aus-si longtemps qu’ils y sont : une fois qu’ils débarquent au Nord, ils deviennent soit invisibles, soit assimilés à des Européens.

En outre, une sorte d’acceptation des inégalités sociales prend place dans l’imaginaire de tout le monde de façon sournoise. L’injuste distribution des ressources et des richesses devient juste. Actuellement, il est démodé de dire que la pédagogie est traversée par une idéologie, et que le public de nos publics occupe une position de dominé. Pudiquement, on dira plutôt qu’il est « touché par la fracture sociale ». Il y a des mots bannis ! Pour nous, une de nos difficultés est de penser à notre public et en même temps au public de notre public. Ce public ultime est, fréquemment, dans des situations de pauvreté et bien dépourvu de pouvoir.

D’aujourd’hui à demain en passant par hier

Aujourd’hui, il nous faudrait peut-être une nouvelle réflexion pédagogique, pour nous poser la fâcheuse question qui accompagne l’acte éducatif : celle de savoir pourquoi on le pose, pour quoi et pour qui on le défend et on essaie de le garder.

Que se passe-t-il qui inquiète ou préoccupe ?

Les GAFAM, et en particulier Microsoft, investissent des sommes colossales dans la perspective de dépasser à court ou moyen terme ce qu’ils considèrent comme les « formes obsolètes d’éducation ». Les enjeux financiers sont énormes et ces projets sont relayés dans le monde par ceux qu’on appelle les « EdTech », les entreprises qui proposent de nouvelles « technologies d’éducation » et veulent vendre des logiciels individuels. Les intérêts financiers sont colossaux.
Les activités de formation ne sont pas seulement des espace-temps pour apprendre, mais surtout pour « apprendre ensemble ». Et « l’ensemble » est tout aussi important que « l’apprendre » ! Les activités, les processus de formation sont des espaces pour la construction de collectifs, ce qui favorise des liens sociaux, donc le faire-société.

Par rapport à cette arrivée massive des nouvelles technologies nous tenons à préciser que si nous ne les refusons pas, nous restons néanmoins attentifs à l’usage qui en est fait ; nous ne les adoptons pas d’emblée non plus – comme si de rien n’était – car nous ne croyons pas à la neutralité des effets de leur usage. Nous sommes également en questionnement par rapport à la Novlangue néolibérale que nous disséquions déjà il y a 10 ans, 20 ans et encore plus (entre autres avec Jean Sur au début des années 2010). Nous ne croyons pas non plus à la neutralité là-dedans et restons aux aguets face aux effets du langage. Ainsi, quand on se sent poussé à faire de l’éducation à la citoyenneté mondiale (parfois solidaire), nous avons une envie forte d’interroger ces changements d’appellation et de paradigmes derrière. Pourquoi ce nouveau retour à « une » citoyenneté mondiale alors que nous savons, comme tout le monde, que de citoyenneté mondiale, il est de moins en moins question ? Il y a d’abord des rapports de domination, des groupes et collectifs dominants ou dominés (plus plein de nuances), des gagnants et des perdants, des en-richis et des appauvris, des hommes et des femmes, des personnes issues ou descendantes de pays colonisés et des descendants de pays colonisateurs. Ensuite le terme « citoyenneté mondiale » peut prêter à confusion et évacuer les questions des dettes historiques (coloniales – financières, écologiques, symboliques et autres) car de façon implicite, ce terme voudrait dire que nous serions tou.te.s citoyen.ne.s du Monde. Le terme est soit creux soit galvaudé ; tant de personnes ont défendu l’idée de « citoyens du Monde » dans les années 70 et 80 et se sont retrouvées avec des citoyennetés à géométrie variable. Enfin, il y a un gros risque que ce terme de citoyenneté mondiale gomme, par une conséquence due à la magie de la langue, les questions Nord-Sud qu’un certain nombre de personnes voudrait bien voir disparaître.

Au risque de nous répéter, nous prônons et défendons l’idée de continuer à faire de l’éducation populaire au développement, y compris en faisant référence au Nord-Sud comme couple constitutif d’une analyse des rapports de force en cours dans le Monde. Ainsi, le mal-développement, dont tout le Monde parle, est réel et doit être combattu partout ; il faut continuer à en parler, en faisant néanmoins la part des choses entre un mal-développement dans des pays où l’espérance de vie à la naissance est aux alentours de 50 ans, et un autre mal-développement où elle serait de 80 ans. Les changements climatiques en cours vont probablement provoquer des désastres partout, à cause de ce modèle de mal-développement ; mais les désastres ne seront pas les mêmes ni de la même am-pleur. Il nous semble donc important de garder les possibilités des nuances quand on parle des problèmes mondiaux : bien entendu, les problèmes touchent le Monde entier, mais avec plus ou moins de gravité.

Et pourquoi faire alors de l’éducation populaire au développement ?

Parce que c’est ce qui nous permet, et permet aux autres autour de nous, de donner une dimension critique au terme de développement. Evidemment que le mot développement peut encore être perçu comme mot valise, mais l’utiliser dans le cadre de l’éducation populaire peut permettre de lui donner des sens précis, en fonction des orientations politiques : quand on dit « populaire », on s’inscrit de fait dans une tradition de lutte et de résistance, qu’on aimerait partager et défendre. Hier c’était contre la colonisation et l’impérialisme, ou la guerre du Vietnam, aujourd’hui ça sera contre la bureaucratie, avatar de domination, contre ce et ceux qui causent le réchauffement climatique et contre ceux qui laissent faire, et contre ceux qui perpétuent la domination néo-coloniale. Si nous explicitons les échanges que nous avons et les bases du modèle de développement dans lequel nous nous inscrivons et que nous défendons, alors nous faisons de l’éducation populaire au développement, en lien avec le contexte dans lequel nous évoluons.

Nous avons un héritage, qui nous a été laissé par les pédagogues mentionnés ci-dessus, mais aussi par toutes les personnes qui ont participé, en tant que travailleurs, collègues, membres de l’assemblée générale ou groupes d’accompagnement, à ce défi qu’est ITECO. L’histoire n’a pas commencé avec nous. Le retour sur le passé, sans tomber dans la nostalgie, peut nous aider à comprendre le présent à travers notre propre évolution.

ITECO est né à partir de la volonté de personnes qui osaient aller à contre-courant, sûrement plus que nous. Elles nous ont laissé un socle de pensée et d’idées qui nous ont permis de construire et de marcher sans jamais être dans l’obscurité totale. Ce legs est là pour être réactivé, approfondi, continué ou combattu. Aujourd’hui d’autres questions se posent, certaines reviennent, le rou-leau compresseur du contexte broie plus que jamais les appauvris, les laissés pour compte, les communautés des marges. Nos questions s’articulent autrement, également parce que le contexte s’est endurci et que nos publics eux-mêmes sont de plus en plus fragilisés...

Dire « la pédagogie d’ITECO » est un peu vaniteux. Nous voudrions simplement continuer à marcher en posant nos questions, à montrer la dialectique entre le simple et le complexe, à impulser les besoins sociaux qu’ont les personnes sans pouvoir, à être des passeurs de sens, des courroies de transmission entre ce qui se fait et se pense dans certains endroits du monde vers d’autres endroits du monde. À faire voyager avec nous des façons de penser le Monde, des postures et des réflexions. Dans la simplicité.

Dans ce numéro des Carnets Pédagogiques d’Antipodes (qui prennent la suite des « Antipodes-Outils Pédagogiques »), nous tentons de cerner un peu mieux et un peu plus l’éducation populaire au développement, à partir d’une revue de différents courants pédagogiques, puis tentant de développer et de travailler sur différents aspects de l’éducation populaire au développement. Ces « briques » se veulent le début d’un travail de recherche sur les contenus et les prolongements à donner à l’éducation populaire au développement à partir de nos pratiques dans les années à venir. Nous sommes particulièrement contents de déplacer ces enjeux et d’inviter à regarder vers l’éducation populaire, y compris avec différents partenaires institutionnels.

Pour illustrer ce numéro des Carnets Pédagogiques d’Antipodes (nouvelle mouture), nous avons choisi de travailler avec un collectif de communication populaire actif dans les milieux populaires et dans l’action militante au Pérou (Espacio Abierto) . Qu’ils en soient remerciés eux/elles, ainsi que Rafael Salgado qui a établi les contacts.

« Nous sommes une initiative d’ar-tistes, graphistes et communicateurs. Depuis 2013 notre itinéraire est tracé par la création collective, à partir des voix et des regards de nos peuples. Nous utilsons les outils nécessaires (fresques murales, gravures, audiovisuels, etc.) pour tenter de briser les barrières médiatiques et occuper l’espace physique et virtuel de nos voix, rêves et racines. Nous soutenons des processus de lutte avec la création d’illustrations et de sérigraphies. Notre processus nous a conduits à expérimenter l’utilisation de l’audiovisuel pour recueillir et grader des traces des voix des protagonistes et de leurs résistances.

L’audiovisuel, la muralisation collective (fresques murales collectives) et le graphisme sont pour nous les moyens de continuer à résister face aux médias dominantens, et pour faire entendre nos voix. »

- Collectif ESPACIO ABIERTO

(1) « Vieille la pédagogie d’ITECO ? Non, peut-être.. ». de Namur Corral in Antipodes num. 165 « J’avais quarante ans en 2004 ».

(2) « Paulo Freire aujourd’hui » de Michel Elias in Antipodes Outils Pédagogiques num. 146.