Développement communautaire, éducation populaire et systématisation d’expériences, par Fernando Pacheco
En novembre 2002, nous avons participé à Murgia, petit village du Pays basque espagnol, à un séminaire sur l’éducation populaire et l’éducation au développement, organisé par le réseau Polygone. ADRA —Action pour le développement rural et l’environnement— organisation à laquelle je suis attaché depuis sa fondation, a eu la bonne idée d’adhérer à ce réseau avec l’appui d’ITECO.
Pendant 28 années d’activité professionnelle, en tant qu’agronome et éducateur, rares ont été les opportunités qui m’ont été proposées de participer à des activités d’exploitation et d’actualisation de connaissances, principalement à cause du contexte de guerre existant en Angola. Celle-ci fut, assurément, l’une des plus utiles et passionnantes.
ADRA est une organisation angolaise fondée en 1990 dans un contexte très difficile. Sans références en termes d’organisation ni d’intervention, elle s’est donnée comme mission de faire une contribution au développement durable en Angola. Il était pour cela important de connaître de manière approfondie la réalité du pays et la participation des communautés et des populations exclues de la solution des problèmes nationaux, dans un objectif de renforcement de la société civile au sein du processus de démocratisation alors entamé. La matérialisation de cette mission fut tentée au travers de deux axes d’intervention. Le premier fait référence à l’action communautaire de base, en donnant la priorité aux populations touchées par la guerre civile, les enfants, en tant que représentant le futur de la nation, et les femmes, les plus pauvres et exclues parmi les pauvres et les exclus, en accompagnant le processus d’accomplissement de leur citoyenneté. Le deuxième axe privilégie une des activités en vue d’influencer les politiques publiques, à travers le renforcement de la société civile et le travail avec les institutions de l’Etat. Ceci était une perspective ambitieuse eu égard au contexte angolais.
Ceci explique qu’en 1997 ADRA décidait de faire une première tentative de systématisation d’expériences. Pour atteindre l’objectif tracé il était important non seulement de narrer la trajectoire parcourue par l’organisation mais aussi d’en faire une interprétation critique, de réfléchir sur nos pratiques pour essayer de produire des connaissances nouvelles servant à améliorer ces pratiques. Nous avons décidé de commencer par le commencement, en organisant une formation à l’intention de plus d’une vingtaine de cadres. Des raisons diverses nous ont empêché, néanmoins, de passer à l’action après cette formation.
Il s’agissait de la première tentative de ce genre en Angola et ce caractère inédit a eu son prix. Une des raisons principales fut, peut-être, le manque d’une compréhension claire sur les choix et les défis de la systématisation d’expériences, comme les appellerait mon ami Oscar Jara, qui a tant contribué en Murgia à enrichir l’idée que nous pouvons avoir à présent sur ce concept. Je pense surtout que les conditions personnelles —disposition à apprendre des pratiques, sensibilité pour permettre au processus de se développer indépendamment de nos convenances personnelles, capacité adéquate d’analyse, etc— et les conditions institutionnelles —faible système de fonctionnement institutionnel, d’autres priorités— ne se prêtaient pas à un tel processus. Il était nécessaire de créer d’abord ces conditions.
Pour avancer dans cette voie, ADRA a donné une grande importance à la construction de son expérience en développement communautaire, ce dernier compris comme une méthode d’approche des communautés, un processus pédagogique d’interaction entre les intervenants, en tant qu’agents extérieurs, et les acteurs communautaires. Pour montrer aussi que la participation n’était pas un objectif en soi mais bien l’application appropriée de la méthode de l’enseignement - apprentissage, de manière à ce que les uns et les autres s’aperçoivent de l’importance d’un savoir local pour créer un savoir scientifique. Habitués à consommer passivement le savoir des autres, sans le questionner, ces acteurs communautaires devaient arriver à faire une analyse critique de ces savoirs.
Le développement communautaire est compris ainsi comme étant une conception idéologique qui se trouve derrière une intervention. Dans ce sens, il s’intègre dans la conception de l’éducation populaire, selon laquelle l’éducation ne s’adresse pas au peuple, en tant que « cible », mais propose une vision politique et idéologique qui contient en même temps le « peuple social », qui souffre des inégalités, de l’injustice et de la domination et le « peuple politique », celui qui prend conscience de l’importance de la lutte contre cet ensemble de maux. Il s’agit finalement, comme il a été dit à Murgia, d’une éducation pour le changement ou plutôt comme un type déterminé d’éducation pour un type déterminé de changement.
Dans le cas d’ADRA, il s’agit clairement d’une éducation pour la citoyenneté. Comme cela fut évoqué à Murgia, il est important dans cette perspective de comprendre que
La formation au développement communautaire, l’utilisation de méthodologies d’intervention dans l’approche des communautés et la conception de l’éducation populaire en tant qu’idéologie qui préside l’action d’ADRA ont rendu possible une nouvelle vision politique, inédite en Angola, sur l’intervention auprès des populations exclues. Les moments de formation sont devenus des moments de réflexion sur la propre action ou intervention. Ce fait, lié à la richesse de connaissance des savoirs que l’interaction pédagogique permet, a commencé à devenir possible du fait que les intervenants prennent en compte non uniquement les effets de la guerre, des injustices, des inégalités, des exclusions et du sous-développement mais aussi et surtout les causes de ces maux. Les intervenants ont compris que leur intervention auprès d’une communauté ne vise pas uniquement l’objectif du projet incarné par une telle intervention, mais plutôt la création de capacités qui vont conduire les citoyens à une autonomie progressive dans la mesure où ils pourront assumer leurs propres processus de développement.
Après Murgia, nous pensons que les conditions personnelles et institutionnelles sont réunies pour que le processus de transformation commencé par le développement communautaire puisse gagner du terrain à travers la systématisation d’expériences. Nous croyons que, d’après notre option politique, la systématisation vient faire partie de nos pratiques. Si, d’un côté, notre axe d’intervention auprès des communautés se verra renforcé par des nouvelles réflexions et des interprétations critiques des processus en cours, ce qui permettra le renforcement de la citoyenneté, d’un autre côté, cela va nourrir de manière qualitativement différente, la capacité d’ADRA et de ses partenaires d’influencer les politiques publiques angolaises et, en dernière instance, de contribuer à la définition de politiques qui aillent dans le sens du développement durable pour l’Angola.
Il y aura, certes, des difficultés. La culture organisationnelle, la verbosité, le déficit de démocratie résultant des années de totalitarisme, la logique de la domination qui prévaut chez le pouvoir en place, se trouvent parmi ces difficultés. Par ailleurs, il est clair que la systématisation d’expériences n’est pas l’outil magique qui viendra tout résoudre. Mais il importe d’agir (F. P.).