De l’expérience vécue à la pratique communicable

Mise en ligne: 14 septembre 2015

Que peut nous apporter la systématisation ? Comment pouvons-nous nous l’approprier dans les pays du Nord ? En quoi pouvons-nous contribuer à l’enrichir ?, par Anne Kaboré

I) L’échange d’expériences est une des préoccupations à l’origine du Programme Terre d’avenir, réseau de capitalisation et d’échange d’expérience sur l’éducation au développement. C’est une dimension transversale à l’ensemble des activités du programme ( formation méthodologique, échange de pratique et d’outils pédagogiques, rencontre entre acteurs ) mais qui se concrétise aussi par la réalisation d’outils spécifiques. La méthodologie, au sens large de « manière de procéder » de l’échange d’expériences dans le cadre du Programme Terre d’avenir, est structurée par quelques principes directeurs et des outils expérimentaux.

1. Le point de départ de cette dynamique est la volonté de partir des pratiques des acteurs d’éducation au développement pour les analyser, les valoriser et les renforcer. L’acteur est au centre de cette démarche de mutualisation des pratiques. Il en est le sujet actif, il part de son expérience vécue, pour la formuler en pratique et la communiquer à d’autres. Il est aussi le destinataire au premier chef de ce travail. Cette démarche de « dire son expérience », doit contribuer à enrichir l’acteur (garder la mémoire, prendre du recul, évaluer) en même temps qu’il doit pouvoir se réapproprier et s’enrichir de la pratique des autres.

Nous sommes bien dans une démarche d’auto-formation dont les acteurs sont, ou devraient être les premiers bénéficiaires. Dans cette perspective le Programme Terre d’avenir est un facilitateur au sens où il accompagne l’acteur dans cette démarche de mutualisation des pratiques et anime des espaces qui donnent chair à cette dynamique.

2. Un outil permanent au service de l’échange d’expérience a été mis en place : c’est la base de données d’échange d’expériences. La base contient actuellement 350 fiches d’auteurs, signées donc de l’acteur, et rédigées sur une trame commune : description de l’action, bilan/évaluation, conseils à donner et perspectives.

La mise en place de cet outil demande à relever trois défis :

  • Savoir comment on passe d’une expérience « vécue » à une pratique « communicable ». Une trame d’aide à la rédaction est proposée ainsi qu’un accompagnement individuel à la rédaction.
  • Avoir une grille de lecture des actions suffisamment claire pour que celles-ci soient transcriptibles dans une base de données. Il faut pour cela déterminer des critères d’entrée de la fiche dans la base. Ceci est un processus d’évaluation : il est nécessaire d’être d’accord sur ce que l’on veut trouver en termes d’éducation au développement dans une fiche d’expérience.
  • Elaborer un bordereau de saisie des fiches pouvant s’adapter à une double diversité : celle des expériences présentées (quelle que soient leur forme : animation, formation, action de lobbying, création d’outil pédagogique…), leur public (milieu scolaire, consommateur, travailleurs sociaux, comité d’entreprise…), leur durée (action ponctuelle ou programme), et celle des utilisateurs, avérés et potentiels, de la base, cela tout en préservant la lisibilité et la cohérence globale de cet outil. Le bordereau actuel a été conçu de manière suffisamment souple pour s’adapter à une grande diversité de cas de figure.

La base de données est donc un lieu où chacun va puiser la matière première nécessaire à l’échange  : l’expérience, telle qu’elle nous est racontée par celui qui l’a vécue. Mais c’est aussi un facilitateur et un accélérateur de l’échange car en « normalisant le dire », même dans un cadre très souple, elle rend l’expérience accessible, compréhensible par le lecteur et donc l’échange possible. Il s’agit bien là d’un espace de « capitalisation » au sens d’accumuler un ensemble de pratiques, individuelle ou collective, dotées de valeur et dont la mise en commun doit engendrer une valeur ajoutée. Mais on voit bien que la conception, la mise en œuvre et l’utilisation de cet outil en font déjà un lieu d’échange réel entre les acteurs.

3. La question fondamentale qui se pose alors est celle qui révèle le caractère essentiellement expérimental de la méthode, expérimental au sens de « qui est construit pour éprouver les qualités d’un objet ». La question est celle ci : quelle est la « valeur d’échange » d’une expérience d’éducation au développement ? Pour réfléchir à cet aspect nous avons décidé de mettre en place, à l’issue de deux formations pilotées par le Programme Terre d’avenir, un groupe de « recherche-action » sur l’échange d’expériences. Celui ci est conçue comme :

-*un espace de médiation entre trois registres : celui de l’agir (du savoir-faire), celui de l’analyse (de la conceptualisation) et celui de la distanciation (capacité à donner du sens à ces pratiques, à en dégager les valeurs fondatrices et à s’en servir de levier pour mieux « dire » la solidarité internationale)

  • un lieu révélateur de besoins, de projet et d’attentes, permettant à du potentiel caché de se mettre en œuvre
  • un espace d’émergence d’innovation et de changement pour améliorer les pratiques
  • un lieu de construction de méthode : le croisement d’expérience peut avoir une efficience accrue par la construction de domaine (en termes de publics, de thématiques…). Il faut donc continuer à élaborer une méthode de cheminement.

Les acteurs d’éducation au développement s’impliquent à divers titres dans ce dispositif, en tant qu’acteur de terrain, tête de réseaux, ou encore coordinateur de campagne ou collectifs d’éducation au développement (à l’exemple de la campagne Demain le monde, du collectif De l’éthique sur l’étiquette, de la Semaine de la solidarité internationale, ou encore de la campagne pour le droit à la sécurité alimentaire). La dynamique mise en place par le Programme Terre d’avenir en France s’élargit et se renforce. Elle s’enrichit aussi de l’apport d’autres acteurs européens et en particulier du Réseau éducation au développement Nord Sud de Belgique, lequel a participé à plusieurs formations, rencontre du Programme Terre d’avenir sur cette thématique.

Les enjeux de l’échange d’expérience sont, on le voit, essentiels : il ne s’agit pas d’accumuler pour accumuler, mais il s’agit bien de renforcer les pratiques de chacun, de les amplifier, de les évaluer, de donner un sens commun à l’engagement d’une multitude d’acteur intervenant dans le domaine de l’éducation à la solidarité internationale.

II ) C’est parce que pour le Programme Terre d’avenir l’échange d’expériences n’est pas un luxe mais bien une dynamique en faveur de l’émergence d’une pratique sociale innovante qu’il nous a paru important de participer à la rencontre organisée par le Réseau Polygone en novembre 2002 à Murgia, en Espagne, et en particulier à l’atelier de travail consacré à la systématisation d’expériences. Nous avons maintenant une approche plus concrète des pratiques sur le terrain, que recouvre la notion de systématisation, en particulier en Amérique Centrale et du Sud. Nous sommes revenus enrichis d’une série de questionnement. Que peut nous apporter ce concept de systématisation ? En quoi et comment pouvons-nous nous l’approprier, nous, acteurs d’éducation au développement dans les pays du Nord ? En quoi pouvons-nous contribuer à l’enrichir ? Nous allons formuler ces questions à partir des divers éléments que recouvre ce terme, tels que les a présenté en particulier Oscar Jara, expert et médiateur de ce groupe de travail.

1. « Apprendre de notre pratique constitue un défi non seulement méthodologique mais aussi fondamentalement politique  : il permet de construire des capacités de pouvoir ». C’est bien les mêmes défis que nous rencontrons avec une perception plus claire, ou plus souvent évoquée, du défi méthodologique plutôt que politique. Force est de reconnaître que cet objectif est plus explicite dans une dynamique de systématisation que de mutualisation des pratiques. Traduit en termes politiques, l’objectif est bien de « changer le monde », de travailler à un « changement social », mais pour qui, avec qui, pour aller vers quoi et comment ? Réfléchir sous le prisme de la systématisation nous oblige à nous poser clairement ces questions, sinon à y répondre tout au moins à en avoir une perception claire.

2. Il y a deux systématisations  :

  • en tant que « systématisation de données, systématisation de l’information. Les données sont classées dans le but de structurer, de manière précise les catégories, les relations … en rendant possible la construction de base de données organisée… »
  • en tant que « systématisation d’expériences : cela consiste à aller plus loin. A envisager les expériences comme des processus historiques, des processus complexes où interviennent différents acteurs et qui se réalisent dans un contexte économique et social déterminé et à un moment institutionnel dont nous faisons partie ».

C’est bien semble-t-il entre ces deux formes de systématisation que nous oscillons. Comment envisager l’expérience comme un processus historique ? Les acteurs travaillent souvent sur des actions ponctuelles, avec des publics qui changent d’une année à l’autre, d’une action à l’autre, ou avec un public totalement hétérogène …Certes ils partagent une analyse commune globale du contexte économique, de la mondialisation, mais quelle place est faite à l’analyse du contexte local spécifique dans lequel ils interviennent ? En quoi cette analyse est-elle un levier de compréhension du public avec lequel les acteurs d’éducation au développement travaillent ? Comment eux-mêmes se situent-ils dans ce contexte ? Les acteurs sont conscients de cette nécessité de faire le lien entre « ici » et « la-bas », de travailler dans la durée… Les expériences en témoignent largement, en particulier lorsqu’elles concernent le développement durable, le commerce équitable, la lutte contre le racisme... Dans l’échange d’expériences, nous envisageons l’expérience comme un processus, mais pas nécessairement un processus historique. Peut-être devons nous creuser cette « nuance ».

3. Une autre étape de la systématisation est non seulement de « reconstruire l’événement mais aussi de passer à l’interprétation critique pour pouvoir extraire des apprentissages qui seront utiles à l’avenir ». Dépasser l’aspect narration, description , récit de l’événement. Interroger l’expérience pour comprendre pourquoi ce qui est arrivé est arrivé …Là encore, objectif partagé. Mais nous rencontrons bien semble-t-il les mêmes difficultés à y arriver. D’où la nécessité d’y travailler réellement ensemble.

4. Il n’existe pas de recette prête à l’emploi pour systématiser, mais les cinq temps forts qui, pour la Red Alforja constituent une démarche de systématisation nous paraissent tout a fait pertinents pour avancer dans notre démarche, en particulier lorsqu’on travaille sur une série d’expériences axées sur une thématique commune ou un public commun :

  • le point de départ : vivre l’expérience
  • les questions initiales qu’il faut se poser : quelle expérience veut-on systématiser (délimiter l’objet) pourquoi veut-on systématiser cette expérience (définir l’objectif) quels sont les aspects qui nous intéressent le plus (préciser un axe principal)
  • la récupération du processus vécu : la reconstruction historique ordonnancement de l’information -*la réflexion de fond : l’interprétation critique
  • les points d’arrivée : formuler des conclusion (de l’ordre de la théorie et de la pratique) communiquer les apprentissages.

C’est bien les mêmes préoccupations que nous partageons, en tant qu’acteurs impliqués dans une démarche d’échange d’expérience ou de systématisation, mais dans des contextes très différents et cela a, bien sur, un impact direct sur la définition des objectifs et des méthodes. Pourtant le rapprochement entre les deux démarches est source de renforcement pour chacune des démarches et porteurs de réels enjeux.

Nous voudrions en conclusion en relever quelques un :

  • La mise en place d’un partenariat réel entre acteurs d’éducation au développement ou d’éducation populaire, du Nord et du Sud. Travailler ensemble implique de comprendre et de s’imprégner de la méthodologie de chacun en particulier dans ce qu’elle a de plus novateur dans sa dimension collective et politique : la systématisation. Vu la diversité des contextes c’est bien un échange sur la méthodologie qui peut réellement aboutir à un partenariat porteur entre acteurs du Sud et du Nord.
  • L’implication des « publics ». « Public cibles » d’un côté et « acteur », « participant » de l’autre… Cette approche nous paraît assez caricaturale mais elle a sa part de vérité. Dans une démarche de systématisation, le public, l’ensemble des participants à l’action qui fait l’objet de la systématisation, est nécessairement impliqué. La démarche d’échange d’expérience telle que nous la vivons implique seulement les acteurs, animateurs de l’action. C’est bien en ce sens que nous sommes dans une démarche de recherche action. Mais quelle est la place du public « final » dans cette démarche ? Doit il être partie prenante de cette démarche ? Il est en fait pris en compte dans la démarche d’évaluation de l’action, démarche préalable à l’échange d’expérience.
  • L’élargissement des publics « traditionnels ». Si le niveau d’implication des publics différent d’une démarche à l’autre c’est aussi parce que son intéressement à vouloir « changer le monde » n’est pas le même, et les deux aspects sont bien sûr liés. Les acteurs d’éducation populaire, au Sud, travaillent surtout avec les populations exclues, en grande difficulté. Les actions d’éducation au développement au Nord, touchent majoritairement un public de « classe moyenne » qui n’a pas forcément intérêt à ce que le monde change… sauf à réellement travailler sur ses représentations. C’est bien là l’enjeu de l’éducation au développement. Il faut que dans le croisement des démarches de systématisation et d’échange d’expériences, cette donnée soit réellement prise en compte et qu’elle permette à chacun des acteurs d’élargir ses publics cibles, tant au Nord qu’au Sud.
  • La nécessité de faire le lien ici aussi entre éducation au développement et éducation populaire (A.K.).

Le Programme Terre d’avenir est une plate forme française qui regroupe une quinzaine d’associations impliquées dans l’éducation au développement. Il a cinq ans d’existence (14, passage Dubail, 75010 Paris. Tél. 00 33 1 42 09 20 47, www.globenet.org/terre-d-avenir).