Une autre éducation est-elle possible ?

Mise en ligne: 19 février 2013

Cinq questions sur la dimension politique de l’éducation, par Alessio Surian

La meilleure manière de découvrir comment fonctionne une démocratie est de la mettre en pratique. Dans les écoles, cela ne se fait pas convenablement. Noam Chomsky

Où conduit une éducation de qualité ?

Pipe Dreams (Rêves impossibles), ouvrage de Robert Bryce de 2002, décrit l’ascension et la chute d’Enron. Le livre raconte comment un employé qui a travaillé pendant de longues années à Enron, et qui possède un doctorat à l’Université de Maryland, souligne : « Sans doute les gens d’Enron ont pensé, avec arrogance, qu’ils étaient plus malins que personne. Il n’y a pas d’excuse à cela. Mais, jusqu’à un certain point, ils étaient, en effet, plus malins que personne » . Apparemment, leur supposition est basée sur le fait que Jeff Skilling et d’autres cadres supérieurs ont été capables d’obtenir les meilleurs diplômes des plus prestigieuses institutions d’éducation supérieure des Etats-Unis : Harvard, West Point, Rice, Chicago. Les médias ont largement rapporté où a conduit cette concentration de diplômes. Probablement, de la même manière dont le prix Nobel et ancien conseiller de la Banque mondiale, Joseph Stiglitz, a remis en cause (tardivement) le Consensus de Washington dans le contrôle des relations économiques internationales, les éducateurs ont besoin de remettre en cause le curriculum dans les matières économiques qui s’est imposé graduellement dans les écoles d’affaires pour déplacer le centre d’attention des processus d’apprentissage vers l’administration de l’entreprise de l’éducation et de la connaissance. Cette discussion devient particulièrement urgente lorsque l’on commence à être témoins des résultats du traité de libre échange Nafta dans les institutions éducationnelles mexicaines, pour citer un exemple, et de la ferme volonté d’inclure l’éducation dans l’Accord général sur le commerce et les services de l’Organisation mondiale du commerce.

Quels sont les dangers du néolibéralisme lorsqu’il s’applique à l’éducation et, en particulier, au système d’éducation formelle ?

Dans un article publié dans Le Monde Diplomatique en octobre 2000, Riccardo Petrella, de l’Université de Louvain, suggère cinq pièges principaux :

1. L’utilisation instrumentale des écoles en tant qu’outil pour produire des « ressources humaines ».

2. L’inclusion de l’éducation formelle dans le secteur lucratif, sujet aux règles du marché et de la concurrence. Cette tendance a atteint un moment symbolique lors de l’organisation du premier Marché mondial de l’éducation à Vancouver, en mai 2000.

3. La définition de l’éducation comme un outil clé pour garantir à des individus et des nations l’avantage concurrentiel nécessaire pour survivre dans l’ère de la concurrence globale, c’est-à-dire, le développement de la culture de la concurrence, et en dernier lieu, de la culture de la guerre dans le processus éducatif.

4. La dépendance croissante à partir de la technologie et l’acceptation de l’idée que les changements économiques et sociaux lancés par l’innovation technologique sont inévitables, comme le reconnaît le Plan d’action « e-Europe » adopté par le Conseil de l’Union européenne, à Feira en 2000, pour rendre l’Union européenne la plus concurrentielle des « e-economie » d’ici l’année 2015.

5. L’utilisation du système d’éducation formelle comme une manière de légitimer des formes d’exclusion sociale basées sur la division de la société —et entre sociétés— entre ceux qui ont accès à la connaissance et ceux qui ne l’ont pas, en commençant par les connaissances informatiques digitales.

Le commerce et l’éducation sont-ils compatibles ?

L’idée centrale favorisée par la Table ronde d’industriels européens, déjà adoptée par des pays comme le Royaume Uni, suppose que la connaissance de l’économie est le nouveau conducteur de la croissance économique. Les pays de l’Union européenne devraient donc se spécialiser dans l’information technologique, biotechnologique, dans les services de deuxième génération et, en particulier, dans le négoce de la privatisation. D’après Richard Hatcher, de l’Université d’Angleterre centrale, l’industrie de l’éducation privée britannique reçoit l’appui de l’État pour faciliter son rôle de nouveau concurrent dans le marché de l’éducation. La ligne de fond de cette pensée est basée sur le fait qu’avec un marché mondial de l’éducation potentiel, calculé en trillions de dollars (le marché éducationnel des Etats-Unis a été estimé, en soi, à 700 billions de dollars) il est important d’être capable de s’approprier une partie de ce marché, le plus tôt possible. « En partant du postulat qu’une « économie de la croissance » en pleine apogée commence à frapper à la porte, il est facile de tendre vers une recette qui exige de plus en plus cette matière première qui apparemment rend possible le phénomène : l’éducation » écrit Alison Wolf, de l’Université de Londres, dans Does Education Matter ? (L’éducation est-elle importante ?). Mais après avoir révisé la tendance actuelle en Grande Bretagne et dans le monde, elle conclut : « alors que les politiciens essaient d’organiser plus ouvertement et directement une éducation à des fins économiques, il existe une plus grande probabilité de gaspiller et de provoquer des déceptions » . Pendant ce temps, les écoles européennes sont confrontées à des politiques d’éducation dirigées par l’agenda des affaires globales qui contrastent clairement avec les objectifs des systèmes d’éducation égalitaires et démocratiques. « Je soutiendrais, signale Hatcher dans The Business of Education (Le négoce de l’éducation), que ce que le monde des affaires identifie comme des obstacles, ce sont des points de divergence entre les intérêts des affaires et l’intérêt public en éducation, entre la logique du lucre et la logique d’un système éducationnel équitable et démocratiquement responsable ».

Existe-t-il un cadre global partagé pour améliorer la qualité de l’éducation ?

Le Cadre d’action de Dakar, accordé en avril 2000 lors du Forum mondial de l’éducation, essayait de produire un document de cette nature, en renforçant la vision de la Déclaration mondiale de l’éducation pour tous (Jomtien 1990). Ses six objectifs principaux sont :

a) Répandre et améliorer le soin et l’éducation compréhensive depuis la petite enfance/

b) Garantir que vers 2015 tous les enfants, surtout les enfants, garçons et filles qui se trouvent dans des circonstances difficiles et appartenant à des minorités ethniques, aient un libre accès à une éducation complète et obligatoire de bonne qualité.

c) Garantir que les nécessités d’apprentissage de tous les jeunes et adultes soient satisfaites par un accès équitable à un enseignement adéquat et à des programmes de techniques pour améliorer la vie quotidienne.

d) Atteindre une amélioration de 50 % dans l’alphabétisation d’adultes pour l’année 2015, spécialement dans le cas des femmes et parvenir à un accès équitable à une éducation pour adultes, basique et continue.

e) Eliminer les disparités de genre dans l’éducation primaire et secondaire pour l’année 2005.

f) Améliorer tous les aspects afférents à la qualité de l’éducation. Malheureusement, les engagements assumés à Jomtien et Dakar ne correspondent pas à des faits cohérents : dans le monde, il y a plus de 900 millions d’analphabètes (70 % sont des femmes), 120 millions d’enfants peu alphabétisés (dont la plus grande partie sont des filles), 150 millions d’élèves qui ont quitté l’école avant de compléter la quatrième année d’éducation basique.

Quelles sont les alternatives ?

En premier lieu, cette question oblige à réfléchir jusqu’à quel point les discours, les pratiques et les institutions éducatives ont été affectés par la mondialisation et de quelle manière les politiques éducationnelles ont été traduites et adaptées pour répondre à la pression de la globalisation. D’après John Meyer et le groupe de l’Université de Stanford, l’éducation en tant qu’institution culturelle implique des structures et des pratiques qui précèdent les récentes pressions de la globalisation. Par contre, des penseurs tels que Roger Dale, soutiennent une vision différente, considérant que le nouvel agenda d’une éducation structurée globalement a été profondément affecté par les récents processus de mondialisation économique, politique et culturelle. Il suffit de prendre l’exemple du financement : une étude d’Oxfam en 2000 réalisée par Kevin Watkins indique que, dans le cas du Ghana, pour citer un exemple, la perte potentielle de 10 % des impôts sur le revenu (1,2 % du PIB ) telle que la suggèrent les courants contemporains, signifierait menacer directement la moitié du budget de l’éducation primaire. Une autre éducation est possible : ce fut la promesse du premier Forum mondial de l’éducation célébré à Porto Alegre en octobre 2001, avec l’objectif ferme de coopérer au débat continu du Forum social mondial. Des chercheurs et experts ont contribué par des analyses qui aidaient à résoudre les différences entre les défis actuels et les idées de penseurs, tels que Pierre Bourdieu et Paulo Freire au début des années soixante, en ce qui concerne le rôle de l’éducation dans la transformation du capital culturel individuel et collectif, ainsi que les conditions pour faire de l’éducation une pratique libératrice. Rosa María Torres, d’Argentine, a signalé la nécessité de revoir les piliers de l’éducation du Rapport Delors Éducation : le trésor dans son intérieur (Unesco, 1996). Outre le fait d’ apprendre à savoir, à faire, à être et outre la « nécessaire utopie » d’apprendre à vivre ensemble pour affronter le modèle présent de développement non durable, les éducateurs ont besoin de placer en première priorité dans leur agenda, comme un cinquième pilier, l’objectif d’apprendre à changer. L’invitation de Boaventura de Sousa Santos à explorer la Pédagogie du conflit et la révision des relations et des contenus éducationnels d’après Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur d’Edgar Morin, paraissent donc une proposition substantielle pour l’agenda du deuxième Forum mondial de l’éducation qui vient d’avoir lieu à Porto Alegre du 19 au 22 janvier 2003.

Publié dans Antipodes n° 160, décembre 2003.