Est-ce possible de réformer l’école ?

Mise en ligne: 20 mai 2016

Le temps des hommes politiques n’est pas le temps de l’école, par Seydou Sarr

Le changement de pratiques pédagogiques est une opération complexe qui s’inscrit dans la durée et, dans beaucoup de pays, les politiques de réforme de l’école connaissent plus souvent des échecs que des succès. Vincent Dupriez, professeur et chercheur à l’UCL, a expliqué son point de vue sur le sujet, au cours d’une rencontre organisée fin octobre dernier par le Groupe interdisciplinaire de recherche sur la socialisation, l’éducation et la formation.

Faut-il réformer l’école ? Si oui, quelles solutions proposer et quelles démarches privilégier, entre changer le mode de gouvernance de l’école ou miser sur des outils et solutions technologiques ? Ou plutôt donner priorité à la formation et aux acteurs de terrain que sont les enseignants ? S’appuyant sur des arguments développés dans son dernier livre, Vincent Dupriez explique différentes logiques et expériences qui montrent les difficultés dans la mise en œuvre d’une réforme pédagogique.

Le système éducatif en question

Estimant le changement de pratiques pédagogiques indispensable au regard des « nouvelles » missions de l’école, le chercheur s’attache en premier lieu à définir ce qu’est un système éducatif. Sur le plan organisationnel, le système éducatif est, explique t-il, « une structure cellulaire, avec une combinaison de logiques bureaucratiques et semi-professionnelles ». Ce qui se passe à l’intérieur obéit à des dynamiques externes à l’établissement. « Les programmes scolaires, le mandat, les prescriptions et les ressources, sont décidés en dehors du cadre scolaire », souligne t-il. Ce qu’on attend de l’enseignant n’est donc pas défini localement et tout ce qui se passe en classe « est soustrait au regard des pairs et de la hiérarchie, tant locale que centrale ».

L’aspect cellulaire du système est par ailleurs accentué par l’architecture même des établissements scolaires avec, comme le décrit le conférencier, « une juxtaposition de bâtiments et de salles de classes, avec le moins de fenêtres ouvertes vers des espaces collectifs ». Des espaces qui favoriseraient des échanges entre collègues en dehors des heures de classe, échanges sur les pratiques et expériences pédagogiques communes. De tels échanges sont malheureusement rares, en raison de la définition du temps de travail, limité au temps passé en classe par l’enseignant. Ce constat fait dire à Vincent Dupriez que la logique d’organisation du système éducatif, si standardisée et obéissant à des règles communes, « rend finalement les enseignants individualistes ».

Un environnement extrêmement pesant selon le chercheur qui pense que l’école est malgré tout, un cadre propice aux innovations. « A petite échelle, à l’intérieur de la cellule », précise-t-il, estimant que la structure scolaire peut réellement favoriser la créativité. Selon lui, l’enseignant, plus qu’un ouvrier ou une infirmière, dispose d’une certaine autonomie dans la manière d’assumer son travail ou de mettre en œuvre le programme scolaire défini. C’est en cela qu’il juge indispensable l’adhésion des enseignants pour mener avec succès une réforme pédagogique.

Changer le mode de gouvernance

Poursuivant son exposé, Vincent Dupriez aborde les difficultés pour mettre en œuvre des réformes pédagogiques, pas seulement en Belgique, mais aussi dans d’autres pays développés.

Dans les années nonante, aux Etats-Unis, où l’enseignement est public à près de 90% et est administré et géré par les districts, des acteurs politiques et des chercheurs se sont interrogés sur la direction à prendre pour engager des réformes du système éducatif. Pour améliorer la qualité de l’enseignement, certains ont suggéré de laisser une certaine liberté aux acteurs pédagogiques, tout en changeant les modes de régulation du système.

Estimant qu’il y avait trop de bureaucratie, les initiateurs de cette réforme ont proposé la décentralisation du système, avec plus d’autonomie au local. Vincent Dupriez explique que « la décentralisation vers les managers professionnels, les communautés locales, les communautés scolaires, avec des citoyens élus pour gérer les écoles, donnait le pouvoir de décision aux acteurs proches du terrain, des écoles, des classes, des élèves ».

Une démarche intéressante, mais selon lui, les recherches empiriques menées à plusieurs niveaux et dans différents Etats et districts ont montré que le modèle de décentralisation n’a pas donné la solution miraculeuse espérée. La décentralisation n’a pas permis d’offrir une école de meilleure qualité ni d’accroître l’efficacité du système éducatif.

Autre type de réforme, celle préconisée par des économistes et basée sur les lois du marché, mise en œuvre en Grande-Bretagne dans les années 80. Pour améliorer la qualité de l’enseignement, il est préconisé de ne pas dire aux enseignants ce qu’il faut faire mais plutôt d’organiser la concurrence entre les écoles, comme dans d’autres secteurs ou domaines d’activités. Aux parents de choisir, en fonction de la qualité de la formation offerte par les établissements. Question cruciale : quels sont les meilleurs établissements ? Les parents n’avaient pas de réponse à cette question. Et pour de nombreuses familles, le choix de changer d’école pour leurs enfants posait surtout un énorme problème de mobilité. Dans ce mode de gouvernance, des études ont également montré que le critère du marché n’a pas bien fonctionné. « La concurrence n’a pas amélioré la qualité de l’enseignement ni l’efficacité moyenne des établissements mais a par contre, accru la ségrégation ».

Vincent Dupriez explique une troisième tentative de changement pédagogique, également mise en œuvre aux Etats-Unis : le pilotage par les résultats. Cette approche offre une relative autonomie locale mais impose une mesure des performances, par des incitants et des sanctions. Les pouvoirs publics se retirent quelque peu de l’organisation de l’enseignement mais gardent le contrôle grâce à un système d’évaluation des élèves et des établissements scolaires. En d’autres termes, ne pas prescrire aux acteurs pédagogiques ce qu’il faut faire ni comment le faire, mais contrôler si les missions sont remplies. Vincent Dupriez indique que l’évaluation des expériences n’a pas révélé des résultats globalement satisfaisants, en raison sans doute de la pression sur les établissements et sur les élèves. Le système n’a en outre pas réduit les inégalités.

Les acteurs plus que les outils

Poursuivant son analyse, Vincent Dupriez aborde la question de l’extension des modes de gouvernance de l’enseignement, principalement aux Etats-Unis, avec notamment l’Evidence-based Education, une pédagogie fondée sur les preuves. Cette logique repose sur la mise en œuvre d’outils technologiques standardisés censés apporter la solution aux problèmes pédagogiques. Il explique qu’aux Etats-Unis, « des kits pédagogiques prêts à l’emploi sont proposés aux enseignants, avec des manuels adossés à la méthodologie, des documents destinés aux élèves, des mallettes pour les parents qui vont assurer l’accompagnement, un service après vente, sans oublier la formation initiale et le coaching des enseignants ».

Même s’il reconnaît à cette méthodologie de réels succès dans certains cas, Vincent Dupriez avoue son scepticisme par rapport à un système qui déqualifie la fonction enseignante. Son point de vue sur la question rejoint les critiques formulées à l’encontre de l’Evidence-based Education, qui ne tiendrait pas suffisamment compte de la place des enseignants dans le système éducatif. La pédagogie est un domaine complexe, avec de multiples enjeux et des interactions symboliques portant sur des valeurs, sur la socialisation, sur l’apprentissage. De son point de vue, les outils peuvent être intéressants mais ne sont pas la solution. Ce que l’enseignant a fait de l’outil et ce que l’apprenant a fait de l’opportunité d’apprentissage sont, à son avis, autant de questions à prendre en considération. Il estime indispensable de faire confiance au jugement professionnel car « le travail didactique, pédagogique et éducatif est trop complexe et singulier pour qu’on s’appuie uniquement sur des prescriptions à large échelle, qui dictent la manière de travailler au sein d’une classe ». Les outils doivent être pensés pour les enseignants et pour les élèves. Une bonne approche devrait par conséquent prendre en compte un appui de haut niveau aux professionnels, en mettant la priorité sur des dispositifs de formation initiale et de formation continue qui permettent aux enseignants d’être la principale source de qualité de l’enseignement.

Avant de conclure son exposé, Vincent Dupriez a livré son point de vue sur la question de la réforme de l’école en Fédération Wallonie Bruxelles. En insistant à nouveau sur l’importance de parier sur les enseignants comme principaux acteurs, individuels et collectifs, du travail éducatif. Le renforcement de la formation initiale des enseignants et leur implication dans la conception des outils et des démarches, sont des mesures à prendre en considération dans toute tentative de changement du système éducatif. L’enjeu est double : « apprendre à agir en situation professionnelle (dimensions pédagogiques, sociales et culturelles du métier) et maîtriser les fondements du métier ». Les enseignants devraient avoir plus de pouvoir sur le contenu de leur métier, estime Vincent Dupriez, qui suggère une plus grande proximité avec la recherche en pédagogie. Il lui semble également important de « rendre la carrière d’enseignant plus attractive, avec plus de mobilité entre les fonctions et une différenciation des étapes de la carrière ». Il faudrait, selon lui, promouvoir une démarche visant à rendre le métier plus collectif, avec des dispositifs de travail, de formation et de collaboration limitant l’isolement et la privatisation des pratiques enseignantes.

Les échanges avec l’auditoire ont permis au conférencier d’insister sur l’importance « d’une politique de réforme conduite avec modestie, dans un cadre balisé par les autorités, avec des référentiels et un soutien à la formation continue et aux équipes éducatives », dans une démarche favorisant des échanges et collaborations entre enseignants et chercheurs. Sur le plan politique, certaines interventions n’ont pas manqué de souligner la difficulté de conduire une réforme de l’école qui suppose une vision et des transformations sur le long terme. Est-il possible de mettre en œuvre, au cours d’une législature, des idées et mesures ayant un impact durable sur les systèmes éducatifs et sur la mission de l’école ? Réponse d’un intervenant : le temps des hommes politiques n’est pas le temps de l’école.