L’éducation dans l’ère du chiffre

Mise en ligne: 20 mai 2016

Les intentions des gouvernements sont reliées à la vie des salles de classe à travers les chiffres, propos de Stephen Ball recueillis par José Weinstein

Stephen Ball, vous êtes sociologue de l’université de Londres et avez écrit de nombreux livres et articles en relation à l’école. Nous aurions voulu connaître votre pensée quant à des thèmes liés à l’école, la micropolitique de l’école, la profession enseignante et la privatisation de l’éducation qui a lieu aujourd’hui. Pour décrire les systèmes d’éducation en cours vous utilisez le concept de performativité. Comment faut-il comprendre ce terme de performativité ?

  • Ce concept est une volonté de comprendre l’utilisation de systèmes de classification et numération en lien avec l’éducation, la performance des professeurs et des étudiants. Ce que je suis en train de saisir avec ce concept est tant la compréhension des systèmes opérés quant aux modes d’évaluation, de comparaison, de mesure et de catégorisation des professeurs, que l’impact de ce modèle sur les professeurs eux-mêmes. Le point clé de la performativité est le fait que ces systèmes de mesure encouragent les professeurs à se cataloguer eux-mêmes de « brillants », « moyens » ou « inefficaces » dans les activités réalisées, afin de s’améliorer d’un point de vue professionnel. Le point-clé de la mauvaise performativité est un système de contrôle des professeurs qui, au lieu de travailler sur les bases de la mesure, leur fait prendre la responsabilité sur eux-mêmes.

Quel lien voyez vous entre la performativité et la reddition de comptes ? Est-ce une autre vision de la reddition de comptes en lien avec ses effets, une critique de la reddition de comptes, ou alors une autre dimension du même concept ?

  • Il s’agit d’une forme de critique en termes de l’entendement que j’essaye de développer. D’un côté, j’essaye de rendre plus évidentes les formes d’administration ou de contrôle qui sont insérées dans les systèmes de reddition de compte. Elles ont tendance à se présenter comme un mode de représentation de la qualité. De plus en plus, à travers l’observation des professeurs, les examens annuels, les auto-évaluations, non seulement à l’école mais aussi dans l’éducation universitaire, on veut rendre compte de notre performance, de notre productivité. Je suggère qu’il y a un danger d’appauvrissement si nous arrivons à nous penser nous-mêmes comme de simples producteurs de performances. Dans un certain sens, cela signifie que nous sommes moins humains. Ainsi, nous nous estimons entièrement en termes de niveau de performance, en nous considérant comme des êtres humains plus ou moins complets selon notre quantité de qualités. La reddition de comptes se présente donc comme une question technique en termes de la création de subjectivités.

Pourquoi croyez vous que le système social arrive à promouvoir à ce point ce système de contrôle des professeurs, cette technologie de mesure, en essayant par exemple de savoir quel est exactement le degré d’apprentissage des étudiants ? Quelle est la raison de ce mouvement ? Est-ce une autre dimension de la société ? Est-ce seulement dans l’éducation ?

  • C’est complexe de comprendre et de l’expliquer, mais je pense que nous sommes certainement dans l’ère du nombre. Nous avons maintenant une grande révérence pour le nombre au point d’en faire une fixation. Nous voulons représenter et capturer presque tout en termes numériques et nous utilisons ces nombres pour « monitorer » nos vies, la qualité et la performance des systèmes, des organisations de groupes divers. Maintenant vous pouvez télécharger sur votre ordinateur une variété d’applications qui vous permettent de « monitorer » votre propre vie, votre santé, votre comportement et, également, l’impact de vos relations avec les autres, et de ces relations avec votre propre bien-être. De sorte que nous avons cette fixation avec le monitorat, de visualiser les choses et de les rendre comptables, de les transformer en quelque chose de simple qui peut se situer dans un ranking, se comparer, en créant une échelle de leaderships, une base pour l’amélioration ou en quantifiant le changement dans le temps. Et toute cette information est énormément attirante pour les gouvernements qui la considèrent comme une forme de gérer les systèmes complexes, d’administrer la performance. Il s’agit d’une technique puissante et effective pour conduire des systèmes complexes comme l’éducation. Jamais auparavant il n’a existé une telle technique capable de relier les intentions des gouvernements avec les complexités spécifiques de la vie dans les salles de classe.

Croyez-vous que les professeurs s’améliorent dans leur profession grâce à ce système ou est-ce que cela engendre seulement des pressions, des pertes et des problèmes dans leur bien-être ?

  • Le problème se situe dans notre fixation pour les performances et les standards de qualité, que notre attention est entièrement focalisée sur les nombres, et nous avons perdu de vue les véritables objectifs de l’éducation. Le discours autour de l’éducation a été altéré par le nombre. Et quand nous négligeons le fait que le nombre est là avant tout pour représenter, on en vient à évaluer ce qui peut être mesuré plus que mesurer ce qui peut être évalué. J’aimerais donc argumenter sur le fait que nous devons dans un certain sens retourner aux bases et recommencer à zéro, en réfléchissant sur ce que nous voulons réellement pour notre système d’éducation. Certaines choses que nous voulons dans notre système d’éducation ne devraient pas être mesurables. Mais un autre effet dangereux est que le professeur se focalise de trop sur les nombres, la performance, et perde de vue les principes de base de l’enseignement. Au lieu de réfléchir à la pratique, la moralité et les principes, on pense en termes de performances.

Quelle est la réaction des professeurs à ce système ? Ce n’est pas seulement de soumission ; n’existe-t-il pas également des possibilités de résistance et d’autres types de comportement ?

  • Potentiellement oui, et certainement dans le cas de certains professeurs, mais cela devient un autre type de résistance que je préférerais appeler « refus », parce que le thème ici n’est pas tellement une opposition collective aux mesures politiques mais plutôt une luttre contre soi-même, où vous débattez sur le type de personne que vous aimeriez être. Par conséquent, il est question moins de résistance que de refus, refus d’être le type de personne qui est en train de se forger à l’intérieur d’un régime de nombres. Cela signifie que le sujet, la personne elle-même, se transforme en un lieu de bataille. Et le type de lutte, le type de rejet, ne devient pas un grand signe politique de la façon dont nous pouvons l’imaginer, mais plutôt de luttes contre des pratiques très exigentes qui orientent constamment la personne vers le régime des nombres, vers ce sentiment de soi comme quelqu’un qui répond aux exigences de la performance.

Vous développez aussi l’importance de la privatisation comme une autre forme de ce phénomène qui transforme l’éducation et qui a d’énormes effets sur les écoles et les professeurs.

  • La performativité transforme aussi l’éducation en un produit et, une fois que cela est fait, l’éducation devient une marchandise, un bien. On lui donne alors une forme acceptable dans le marché des échanges. La labeur du professeur se voit comme un service que vous pouvez donner à travers divers fournisseurs, ouvrant dès lors l’éducation aux fournisseurs privés, au commerce, à des organisations sans but lucratif. Par conséquent, je crois qu’il y a une relation importante entre ces deux aspects. En effet, on est en train de transformer l’éducation en quelque chose de parallèle, exactement pareil à d’autres types de produits qui peuvent s’acheter, se vendre et se manipuler comme n’importe quel autre commerce.

Vous observez également l’importance du secteur privé, les organisations économiques qui font partie et sont en train de travailler dans le système éducatif. Croyez-vous qu’il s’agit d’un nouvel acteur important d’observer ?

  • Absolument. En termes de l’analyse de mesures politiques, et dans une sorte de sociologie de la politique à laquelle je me consacre, je crois que nous avons besoin aujourd’hui d’octroyer énormément d’attention et de comprendre le secteur privé, comment il fonctionne, ses valeurs, ses méthodes et ses objectifs, du même mode que nous l’avons fait pour le secteur publique, en observant les responsables de sa politique, les gouvernements, l’administration et la bureaucratie. Nous avons besoin d’étendre ce point de vue commun pour inclure le secteur privé. De sorte que j’ai également redirigé mon travail et j’ai interviewé des personnes qui travaillent dans le commerce de l’éducation. J’ai révisé les plans financiers des principaux marchés de l’éducation et cela fait déjà partie du champ d’analyse de la politique éducative.

En général les personnes qui travaillent dans le commerce ont la sensation qu’ils ont beaucoup à enseigner au secteur éducatif, alors que ce phénomène n’arrive pas dans d’autres secteurs professionnels.

  • Enormément d’hommes politiques croient que le secteur privé peut être une voie de réforme en suggérant de nouvelles idées, en amenant une innovation au système. Le problème est que nous ne devons pas « rendre romantique » le secteur privé en termes de politique éducative. Le rôle des fournisseurs privés se traduit usuellement par cette vision fantaisiste et commode des organisations avec but lucratif comme gérantes de cette énergie et innovation, tandis que nous oublions des choses très importantes. L’une d’entre elles est l’échec commercial, qui est très courant dans le secteur privé. Qu’arrive-t-il si le commerce de l’éducation échoue ? Et l’autre aspect est le lucre. Dans un système de propriétés ou d’actions, l’obligation première est envers les actionnaires des marchés, non envers les clients. Que signifie cela en termes de l’intérêt de l’Etat, des parents et des enfants ? Nous devons penser à cela.

Peut-être que les parents sont aussi un acteur relevant dans ce nouveau panorama, du fait qu’ils ont la possibilité de choisir l’école. Quelle est la base pour choisir l’institution ? Est-ce que la culture a changé en termes éducatifs avec cette possibilité de choisir ?

  • Etant donné que j’étudie le marché comme configuration et forme de relation sociale, je m’intéresse tant du côté du pourvoyeur de l’offre, que constituent les secteurs public et privé, que du côté de la demande, c’est-à-dire les parents. J’ai donc tenté d’examiner les deux côtés du marché, et le choix des parents est maintenant une politique d’éducation universelle. Il n’y a presque pas d’endroit au monde où l’on ne considère pas ce choix comme étant légitime. Et peut-être que l’on a étudié ce sujet bien plus que n’importe quel autre. Dans la politique éducative des derniers vingt ou 25 ans, nous savons probablement plus sur le choix des parents que sur presque tout le reste. Et il est intéressant de noter que ce que nous savons est en grande partie néfaste. En particulier, les systèmes d’élection parentaux dans le monde entier tendent à produire une augmentation de la ségrégation sociale.

Ce phénomène est très visible.

  • Les responsables des politiques publiques ne veulent pas prêter beaucoup d’attention à ce message, abandonnant les recherches à ce sujet parce que cela représente un inconvénient dans une relation avec les politiques qui s’offrent aux parents. Et la majorité des parents ont un sens très positif de l’élection parentale, car c’est ce qu’il veulent. Mais cela a des conséquences incalculables. Cela met en jeu des distorsions, comme la ségrégation et le comportement des institutions qui réorientent leurs activités vers l’intérêt de certains parents. Par conséquent, l’élection des parents semble quelque chose que tout le monde devrait favoriser, mais l’évidence de la recherche suggère que cela produit un énorme dommage en termes de diversité sociale, d’intégration, de tolérance.

Si vous pouviez donner un seul conseil à un quelconque système éducatif, lequel serait-il ?

  • Je crois que ce serait le même que je donnerais au système éducatif anglais. Je reviens au point que j’ai traité sur le sens de l’éducation. Nous devons rétablir le débat sur ce que nous sommes en train de faire et ce que nous désirons de l’éducation : s’interroger si l’augmentation soutenue des évaluations et mesures est réellement en train de servir les intérêts et objectifs sociaux ou, au contraire, de distordre et appauvrir l’expérience éducative. Mon conseil serait celui-là : retourner à la question de base du sens de l’éducation.

Transcription et traduction de Daniel de la Fuente