« Quand on le prend d’un point de vue occidentalo-centré, l’effondrement a un sens. Mais dans le cadre de personnes de la diaspora, par exemple, l’effondrement ne correspond à aucune réalité sociale. » propos de Ruth Paluku-Atoka recueillis par Jérémie Cravatte
« La première fois que j’en ai entendu parler c’était lors d’une conférence. C’est par curiosité que j’y étais allée. En effet, dans les milieux activistes, je commençais à entendre parler des concepts d’effondrement, de collapsologie, etc. Je voulais m’informer, en entendre plus. Ma première réaction a été de l’intérêt dans ces propos ; ils mettaient des mots clairs sur le discours qui était véhiculé dans les mouvements que je fréquentais. Cependant, cela ne signifie pas que j’étais nécessairement d’accord avec ces propos. Je me souviens être sortie de cette conférence en me disant : « j’ai vraiment du mal à adhérer à cette vision ». C’était aussi la première fois que j’entendais des critiques sur ces discours.
Quand je disais que cela mettait des mots que je trouvais très justes sur ce que j’observais dans les mouvements climatiques, c’est parce que cela répondait au discours de l’urgence, à savoir la vision apocalyptique que cela apporte au-delà des réalités scientifiques. La vision de l’urgence, de l’irréversibilité, du changement radical. Pour moi, ces trois points représentaient quelque peu le leitmotiv présent dans le discours véhiculé au sein des mouvements climatiques. « L’urgence climatique est prioritaire parce que sans Terre, a aucune autre lutte n’est possible. ». L’urgence climatique devait être le point d’attention central des luttes. Les autres luttes devaient converger vers cette lutte prioritaire. Le côté irréversible de « si on ne le fait pas maintenant, on ne pourra pas le faire plus tard » devait nous guider.
En entendant les propos véhiculés lors de cette conférence, je me suis demandé si : « c’est vraiment réaliste, en tout cas dans mes mots, dans ma réalité sociale, de parler d’effondrement ? Pas vraiment. ». Particulièrement, au sein d’une société occidentale, ces propos me paraissaient un peu gros, comme si tout d’un coup l’Occident allait porter le fardeau de tous les dérèglements qu’il a pu engendrer.
Même s’il y a une pluralité et une diversité de profils de personnes qui partagent le discours de l’effondrement, il y a en tout cas quelque chose qui converge dans la manière dont « l’effondrement » décrit les réalités, et la manière dont on envisage même stratégiquement la lutte pour une justice climatique ou environnementale. Ça décrit une forme de priorité et de : « nous, maintenant, on est en danger ». C’est surtout cela qui explique le succès de ces discours pour moi : le « nous, maintenant, on est en danger », dans la manière très nombriliste d’interpréter cette urgence, ... et peu importe si les solutions envisagées tendent autant vers l’extrême-droite que vers l’extrême- gauche. Le constat posé est celui que les mouvements climatiques, écologistes, posaient déjà. Par contre, la stratégie qui sous-tend ce mouvement diffère....
Il s’agit de s’interroger sur le succès de ce mouvement, quel en est le public ciblé ? Et là, nous entrons dans le vif du sujet. Quand j’ai assisté à cette conférence, il me semble que nous étions deux personnes noires.
Au sein des mouvements climatiques – tant ceux que je côtoyais à l’époque que ceux d’aujourd’hui- le public est majoritairement blanc, hétéro et rassemble des individus issus de la classe moyenne, voir supérieure, éduquée.
Le succès de ce mouvement est numérique et socialement connoté.
On entend parler de catastrophes climatiques depuis plusieurs dizaines d’années, mais est-ce que on parlait de nous ou parlait-on de la
côté étatsunienne, de l’Amazonie, d’Haïti, des inondations dans d’autres pays lointains ? Là on parle vraiment de « nous, maintenant, notre civilisation ». Le problème n’est plus externe, il va toucher « ma maison à moi », personne blanche, issue de la classe moyenne, éduquée, et je me dois de faire quelque chose.
Il me semble que c’est par ce côté du prisme qu’il faut observer le pluralisme. Je crois que c’est aussi de là qu’on doit observer le pluralisme présent dans les discours des « partisans » de l’effondrement. C’est ce qui a permis à tout un chacun de se positionner au centre du problème sur l’échiquier politique.
C’est justement ce qui fait que tout le monde sur l’échiquier politique a pu se remettre au centre du problème, en première ligne. Tout le monde s’est dit « en fait, là maintenant, c’est ma vie qui est en jeu et du coup on doit tous s’unir derrière la même bannière sous ce parapluie pour résoudre les questions climatiques, pour combattre les questions climatiques, peu importe nos différends politiques ».
L’effondrement ça dit : « Peu importe ce que vous êtes en train de faire maintenant, arrêtez, nous devons effectuer un changement on doit faire un changement radical. ». Et c’est là que ça biaise un peu le problème parce que, en fait, non, tout le monde n’est pas en première ligne des catastrophes climatiques. C’est la base des inégalités sociales. Notre société est construite sur une base inégalitaire est structurée d’inégalités, que ce soit des inégalités de classe, de race, de genre. Et quand on peut observer ces catastrophes, les populations ne sont pas impactées partout de la même manière touchées à des endroits pareils, de la même manière. Je crois que le succès de ces discours c’est le côté englobant qu’ils ont pu avoir, « on est tou.te.s en première ligne, à la même échelle », car a priori un ouragan ne discrimine pas quand et où il frappe. Mais évidemment, ce n’est pas l’ouragan qui est le problème. Mais ce n’est pas l’ouragan le problème...
Les effondristes vont dire : « ah mais regardez, « eux » qui savent vivre en dehors d’un maximum de chaînes de production possibles, eux vivent confortablement parce qu’en fait, on va essayer de maintenir leur niveau de vie tel qu’il est actuellement, mais « nous » on va avoir un gros problème parce que si on essaie de maintenir notre niveau de vie actuel d’hyper-confort, de surconsommation etc., nous maintenant on a un très très gros problème, et du coup on est tou.te.s « dans la merde ». ». Or, quelque-part, la catastrophe, le danger, c’est ce confort-là. Ce n’est pas uniquement de se dire « il va falloir faire en dehors de toute l’électricité qu’on utilise, de la manière dont on consomme » et des choses comme ça, la mécanique est bien plus complexe que ce que les effondristes décrivent.
La question centrale est de savoir comment on peut toucher à ce confort, à ce danger qui existe, en se détachant de tous les rapports de domination qui existent dans les chaînes de production dont on parle, qui sont principalement coloniales et capitalistes. Et c’est vrai que, pour l’Occident, il ne reste plus grand-chose quand on enlève ces choses- là. C’est assez difficile de survivre sans l’exploitation minière des pays africains, sans l’exploitation des ressources sud- américaines etc. C’est assez difficile, voire impossible. C’est là que devrait être situé le vrai débat.
C’est par rapport à quoi que nous devons envisager une espèce de perte de vitesse ? Prenons le cas de La France, qui a connu différentes vagues d’indépendances dans une ère dite post-coloniale. Où se situera sa perte de vitesse ? Qui paiera le prix de la reprise de vitesse ? Qu’est-ce qui sera accéléré ?
Pour moi, le problème du succès de la doctrine de l’effondrement réside au niveau des questions climatiques. Tout le monde y est positionné en première ligne sans évoquer la cause de ces dérèglements, ni ce qui a déréglé toute notre société actuelle, industrielle etc., En conséquence, nous reproduisons exactement les mêmes rapports de domination qui sont à la source du problème. Nous allons chercher des solutions en nous disant « le problème c’est la perte de vitesse donc nous devons accélérer l’extraction de ressources à tels endroits », « nous devons poursuivre notre mainmise que sur certains pays parce qu’en fait la natalité y est [vue comme] explosive », ... alors qu’en fait, pas du tout. Au niveau des questions de migration aussi, on trouve plein de « solutions » d’extrême-droite dans les discours effondristes. Et c’est parce que les effondristes n’ont pas voulu poser un cadre d’analyse qui part de la cause des dérèglements, ou en tous cas leur cadre est erroné et du coup ils aboutissent à des concepts tels l’effondrement, etc ...
Quand on le prend d’un point de vue occidentalo-centré l’effondrement a un sens. C’est ce qui m’a fait dire que la première fois que j’en ai entendu parler, quelque-chose faisait sens. Mais dans mon cadre, en tant que personne de la diaspora, en tant que personne noire, il n’y a pas de réalité sociale aux questions d’effondrement. Et je n’ai pas envie de dire « parce que nos sociétés sont déjà effondrées », car en fait non. Que ce soit les communautés indigènes, des communautés noires qui sont touchées par des questions de précarité environnementale dans des milieux urbains, etc., toutes ces choses-là se sont basées sur le capitalisme et le colonialisme. Mais comme l’analyse de base de l’effondrement s’est faite sur base d’autres critères, toutes les solutions envisagées et tout ce qui en découle ne revêt aucune réalité sociale si ce n’est pour une société blanche, patriarcale, occidentale.
Quand on dit « notre » civilisation, « nous » qui est-ce ? Il est nécessaire de situer de qui on parle, quand on parle d’un « nous ». Et si les discours effondristes ont l’audace de prétendre parler d’un « nous » qui reprendrait également les diasporas, alors qu’elles n’ont pas du tout le même rapport à la question climatique, ce n’est pas correct. Pour moi le « nous » dont on parle dans ces discours c’est un « nous » blanc, de classe moyenne et supérieure, qui en fait aujourd’hui a les capacités d’externaliser le problème, ou en tout cas de le prévenir, d’en atténuer au maximum les conséquences qui vont arriver en termes climatiques. Là où certains pays seront fortement impactés, que ce soit sur des côtes ou à l’intérieur des terres en termes de sécheresse par exemple, ils ne disposent pas des ressources nécessaires pour palier à ce qui va arriver, même s’ils sont en capacité de savoir ce qui va arriver. Il y a beaucoup d’États qui dépendent toujours d’anciens – même si je n’aime pas dire « anciens » – États coloniaux, en termes économiques et financiers. Tous les Etats n’ont pas la même capacité pour protéger leur population de catastrophes.
C’est notamment sur cette question des inégalités que des mouvements écologiques vont répondre pour dire : « Que pouvons-nous mettre en place pour prévenir telle ou telle catastrophe, tel ou tel problème ? Ici, maintenant, pour les 5, 10 années à venir ? », pour éviter que ça n’arrive chez nous. En général, c’est normal de le faire mais, le pouvoir qu’on a ici n’est pas du tout le même et il faut le situer. Les diasporas sont elles aussi impactées, de part leurs liens « ancestraux » à une terre qui n’est pas l’occident, ou à une terre volée qui ne leur appartient plus.
C’est pour cela que j’émets des doutes quant à l’affirmation qui dit que notre civilisation est au bord du gouffre, parce que le « nous » n’est jamais défini. C’est cette forme de malhonnêteté intellectuelle de ne jamais vouloir se nommer qui est malsaine en fait. De toute façon, cela touchera les personnes que cela doit toucher, c’est-à-dire les personnes qui seront concernées par un discours effondriste, mais il une erreur fondamentale réside dans qui est définit « nous ». Que ce soit dans des milieux ruraux ou urbains, les premièrespersonnes qui sont impactées dans différentes catastrophes se sont toujours les personnes racisées, les personnes issues de milieux précaires et populaires.
C’est pour cela que le discours que je vais et de l’urgence qui existe, peut identifier les causes, les personnes qui seront les premières impactées et, donc, comment est-ce qu’on peut créer les solidarités nécessaires pour soutenir les communautés qui seront premièrement impactées ? Évidemment ce serait beau si on pouvait juste dire « on va mettre fin au capitalisme et au colonialisme en un claquement de doigts », mais ce n’est pas le cas, donc pour moi la question qui se pose est vraiment de déterminer comment -on peut créer des solidarités, ou en tout cas prévenir au mieux les inégalités qui vont exploser face aux catastrophes qui vont subvenir ? Pour moi, la volonté de créer un discours commun face à la nécessité de créer des discours solidaires locaux et internationaux est absurde. C’est pour cela que je dis qu’on est dans une reproduction de rapports de domination, parce qu’il y a une forme d’occidentalo-centrisme, de nombrilisme, à dire « on est tou.te.s concerné·es ». Et bien non, on n’est pas tou.te.s concerné·es à la même échelle, par les mêmes choses, et toi Jean-Michel tu peux attendre deux secondes qu’on puisse régler les problèmes plus importants à nos yeux. »
(extraits repris d’une interview orale donnée par Ruth Paluku-Atoka à Jérémie Cravatte http://www.mycelium.cc/)