« Il subsiste dans l’air quelque chose, un malaise, ou plutôt une question qui taraude les esprits et inquiète les âmes : comment apprendre à vivre avec le trouble, l’incertitude, l’aléatoire ? Nous sommes confrontés à cela précisément en ce moment de l’Histoire humaine, nous n’avons pas besoin de certitudes néo-prophétiques. » par Chafik Allal
Du plus loin que je me souvienne, et par Toutatis ou par d’autres, c’est à travers les aventures d’Astérix que j’ai appris que le Ciel pouvait nous tomber sur la tête ; pour l’enfant de 10 ans que j’étais, c’est comme si c’était vrai. Puis, grandissant, j’ai connu l’histoire de Abderrahman, un Algérien du Désert, qui racontait qu’un jour, ou plutôt plusieurs fois, à des jours d’intervalle, il vécut l’enfer et crût voir le ciel tomber ; longtemps il a vu des nuages noirs dans le ciel, et sentit la terre se dérober, croyant être arrivé à la fin. Il répétait le nom de la gerboise, ce petit mammifère que j’ai associé, depuis, à tort, au Sahara ; et il rajoutait des camaïeux de couleurs [1] dans sa description, ce qui ne faisait que renforcer mon inquiétude tout en l’attendrissant par l’animal et les couleurs. J’eus également droit, avec le trouble qui l’accompagne, au passage du XIVe au XVe siècle de l’Hégire avec son lot d’histoires stressantes pour l’enfant que j’étais. Croyant m’en être sorti de cet imaginaire inquiet, omniprésent dans l’Algérie post-révolutionnaire et post-indépendante où j’ai grandi, je me suis retrouvé - en Belgique cette fois - à vivre un passage à l’an 2000 grandiose de mythes, récits millénaristes, prédictions attribuées à Nostradamus, tout le temps enrichis des craintes des conséquences du fameux bug informatique de l’an 2000. A l’époque, j’étais actif dans ce domaine des technologies, et on prédisait un tas de problèmes informatiques à venir, et que nous étions, bien entendu, tout à fait disposés à régler par anticipation (en nous faisant rémunérer rubis sur ongle).
Je pourrai continuer sur d’autres évènements, mais je vais en rester à ceux-la. Qu’ont en commun ces histoires ? D’abord une peur irraisonnée et une angoisse certaine installées pour longtemps dans les sociétés et – déjà – un certain récit de l’effondrement. Même si chaque histoire contient sa propre dramaturgie, ses propres ressorts et ses propres acteurs - gagnants ou pas ; car oui l’analyse des gagnants dans de telles situations est toujours intéressante et peut nous permettre de mieux comprendre les enjeux. Mais là n’est pas le but de mon propos. Il y a surtout de grosses différences dans ces petites histoires.
Avant d’aller plus loin, je dois d’abord expliquer un peu plus de quoi avait peur Abderrahman. En fait, Abderrahman vivait précisément dans la zone de Reggane, dans le Sahara où la France a effectué ses quatre premiers essais nucléaires. Il raconte en long et en large, à qui veut l’écouter [2], comment on a totalement effondré une région - personnes, bétail, animaux, plantes, production etc. et ce sur un diamètre de quelques centaines de kilomètres pour les besoins de tests d’armes. Ces gerboises bleues, blanches, rouges et vertes sont celles qui ont aussi bien anéanti la production importante de dattes et d’argan - alors endémique dans la région [3] - que décimé les cheptels. Sans parler des dégâts humains ; Abderrahman, quant à lui, a perdu la vue. Et le pire est que l’état français n’a même pas, jusqu’à présent, ni nettoyé ni décontaminé la zone. Que serait-ce reconnaître quoi que ce soit auprès des personnes dont il a effondré la région. Ce qui différencie tout de même ce récit d’effondrement des autres qui sont cités en introduction : nous sommes là en présence d’un système politique de domination Nord-Sud concret qui continue, jusqu’à l’heure actuelle [4]. Pourquoi et comment persiste ce système de domination ? Les analyses sont nombreuses et manquent en même temps, mais en tous cas on rentre dans un axe intéressant de repolitisation éventuelle de ce que peut être « un » effondrement singulier, territorialisé, circonscrit. Même si nous sommes tous d’accord pour évoquer l’extinction de masse des espèces vivantes, tout en insistant pour aborder les causes (nombreuses, multiples, complexes) de cette extinction de masse et essayer de l’arrêter ou, au moins, de la limiter. Et là, de nouveau, l’effondrement de la diversité et du nombre d’espèces aurait un sens précis, circonscrit et qu’il faudrait aborder de façon territorialisée en analysant les causes politiques qui l’engendrent. Et dès qu’on parle de causes politiques, on n’est jamais très loin de rapports de force, de domination, de pouvoir à analyser, et donc des acteurs.
Au lieu de cela – tenter de faire des analyses fines et de trouver des interstices pour agir et forcer des Etats à agir – des personnes ont décrété que l’effondrement est global, qu’il est celui de la civilisation thermo-industrielle, et elles se sont autoproclamées collapsologues, par référence à un champ nommé par deux d’entre elles collapsologie, et qu’elles ont consacré comme Science. En gros, ils font de leur crainte ou de leur intérêt, une pseudo-science truffée d’approximations (mêlant probablement des fichiers Excel, des courbes et des PowerPoint) et enrobée d’un vernis de scientificité. Le choix de la terminaison « logie » n’est pas anodin ni neutre. Et c’est peut-être ce choix malheureux qui conduit beaucoup d’entre nous à des envies d’enquête pour comprendre où se situent les impostures. Parce que, quand on commence à prédire l’effondrement global pour 2030 [5] , il ne s’agit plus de positionnement politique ou le résultat d’une analyse scientifique, mais bien d’une imposture pseudo-scientifique, et on n’attendra pas l’an 2031 pour la décrier et la dénoncer. Quand on commence à parler de deuil et à manipuler les gens à partir de notions émotionnelles comme cela se fait couramment par des collapsologues, il ne s’agit plus de parler de faits « objectifs » comme certains aiment à le répéter pour endormir encore plus, mais, de tentative de passage en force par l’émotionnel et la peur que ça suscite. Quand on assène qu’il ne s’agit plus de discuter de l’effondrement qui serait inéluctable, mais plutôt de voir l’esthétique de la chute, on passe par la sensibilité et l’artistique – en l’occurrence un art mortifère – pour faire passer l’effondrement pour un fait naturel ou qui doit advenir.
Et c’est peut-être cela le souci essentiel avec les collapsologues : il n’y a aucun problème à ce que quelqu’un passe une mauvaise nuit de peur et d’angoisse suite à un mauvais rêve mais de là à venir prétendre que son rêve c’est la réalité et la vie, il y a un pas qu’il faut se garder de franchir, si on a le minimum de respect pour les autres humains et d’honnêteté intellectuelle. Car, qui sont ces collapsologues, le plus souvent ? En fait, même si « La sidération collapsologique s’empare de personnes variées et dont les facteurs biographiques de disponibilité restent à déterminer. » [6] , chez la plupart des collapsologues, Luc Semal a montré que « dans les premières années du XXIe siècle, une pensée de la catastrophe a resurgi sous la forme d’une « ombre » pesante au sein des mouvements de la « transition » ou de la « décroissance », qui tiraient un bilan sévère du développement durable [7]. Avec néanmoins une nuance, ou peut-être une gradation : les mouvements autour de la décroissance étaient collectifs et contestaient la toute puissance de la logique libérale de la croissance tout en appelant les Etats à réagir face à l’ampleur du désastre annoncé en termes humains et environnementaux ; le mouvement des villes en transition a peut-être laissé tomber ces revendications politiques et affaibli le rapport de force avec les Etats tout en gardant la dimension collective en espérant la renforcer par la convivialité, perçue comme ressort politique éventuel. Au sein du mouvement de l’effondrement, par contre, c’est la tentative individuelle qui prime avec une survalorisation de l’autonomie (et une dévalorisation de l’émancipation ou au moins un silence autour de ça) : autonomie des enfants pour apprendre (et même au sein de systèmes scolaires plus « ouverts ») ; autonomie des individus pour se déplacer (argument utilisé pour certains types de transport par exemple) ; autonomie de production alimentaire etc. Bref, que chacun se délie pour être une méga-multi-entreprise à lui tout seul (ou avec sa famille) pour produire du blé, faire du pain, produire son huile, son vin, faire la plomberie de sa maison, réparer son vélo, donner des cours de Biologie aux enfants (y compris à ceux de la voisine qui, elle, leur donnerait des cours de Maths) soigner les enfants, préparer le chauffage ; Il paraît que c’était comme ça avant .... Les liens de solidarité se construiraient alors par nécessité parce que pour pallier les manques de sa méga-multi-entreprise, on participerait à des systèmes et des réseaux d’échanges et/ou de solidarité comme on les appelle. « Dans la joie et la bonne humeur », disent-ils. Exit les rapports de pouvoir, bienvenus chez les Télétubbies. Bref, des collapsologues sont déjà à l’avant-garde pour commencer ce projet : installés dans des yourtes ou dans des maisons confortables, entourés de terrains de bonne qualité et productifs, avec ou sans leurs chevaux, ils expérimentent le Monde-d’après-la-catastrophe. Ils participent peut-être à créer la diversion, malgré eux. Ils sont médiatisés à outrance, se déplacent à la demande, qui pour vendre son livre, qui pour faire une conférence, qui parce qu’il faut sensibiliser sur tel sujet ou tel autre. Bref un véritable réseau entre eux (majoritairement hommes) et une véritable alliance, éventuellement involontaire, avec le système capitaliste néo-libéral. Créer la diversion, de plus en plus folklorisée, qui permet au système de dire en sous-titre « au sein des Amish, il y a également des classes sociales » et « il n’y a que les riches qui peuvent vivre comme des Amish » [8]. Même si cette dernière assertion n’est vraie qu’en partie, il semble compliqué pour des appauvris de tenter un tel mode de vie, ne serait-ce que parce que l’accès à la terre est cher, limité, genré etc. Tiens, l’accès à la terre, il paraît que cet enjeu fait partie de luttes anciennes, démodées...
Pourtant, de vraies questions « anciennes » restent impensées ou en suspens et poussent à appeler les collapsologues à se positionner face au capitalisme néolibéral, aux rapports de domination et à la place de l’État dans la construction d’alternatives. On peut fortement observer que, chez la plupart d’entre eux, la place d’un Etat, aussi bien pour prévenir l’effondrement que pour en gérer les conséquences, est quasi absente ; de même que la discussion sur les effondrements multiples provoqués dans les Suds.
Alors parler aujourd’hui d’effondrement à Abderrahman, c’est sembler revenir loin en arrière dans la blessure et le profit, la domination et l’outrage : quand lui et ses camarades ont été effondrés par ce même système, peu de gens ont voulu en entendre parler, assumer avec eux, régler de quelconques dégâts. Personne n’a même imaginé leur laisser la parole pour problématiser. Et les collapsologues ne parlent pas plus aujourd’hui de ces effondrements-là, provoqués pour la force et le confort du Nord. Dans leur tentative englobante d’une vision de l’effondrement à venir, les collapsologues n’ont pas cherché à voir ce qui a été effondré déjà par cette civilisation thermo-industrielle, ne serait-ce que pour donner un peu d’humilité à leurs concepts, et de les rendre moins englobants, et plus « territorialisés ». Non, c’est visiblement trop compliqué de le faire. Nous sommes redevenus par magie « tous concernés », « tous citoyens du Monde » [9] : quand le Nord tousse, le Monde entier doit penser avoir la bronchite.
En attendant, les déchets radioactifs autour de Abderrahman et de Reggane sont toujours là, certains enfouis dans les dunes, ayant irradié jusqu’au dernier grain de sable, d’autres bien visibles en surface [10]. Décidément, l’effondrement est une passion gauloise. Ce n’est pas que de l’Histoire ancienne et c’est largement une passion masculine si on se fie aux écrits sur le sujet [11] .
A part ça, les choses vont mal sur le front politique, plus ou moins tout le monde le sait : les riches s’enrichissent, les pauvres sont encore plus appauvris ; les inégalités de pouvoir se creusent. La pandémie n’a effondré que ceux qui ne peuvent pas tenir : des personnes âgées, des déjà-malades, des affaiblis. Il n’y a même pas eu d’effondrement, « la pandémie est plus forte que l’effondrement » me disait mon voisin ; tout le monde est anxieux, et il pleut dehors.
Il subsiste dans l’air quelque chose, un malaise, ou plutôt une question qui taraude les esprits et inquiète les âmes : comment apprendre à vivre avec le trouble, l’incertitude, l’aléatoire ? Nous sommes confrontés à cela précisément en ce moment de l’Histoire humaine, nous n’avons pas besoin de certitudes néo-prophétiques.
A d’autres époques, d’autres Peuples, se posaient des tas de questions similaires ou proches et y répondaient par une cristallisation autour de rituels et d’expressions collectives de luttes contre les peurs qui ont porté différents noms et pris différentes formes. Il serait curieux de regarder vers cela, au moins pour comprendre.
[1] Les essais nucléaires français en Algérie ont eu lieu en 1960-61 et ont été nommés gerboise bleue, blanche, rouge et verte.
[2] A Reggane la vie s’est arrêtée le 13 février 1960. Consulté le 05/09/2020.
[3] Le nom Reggane viendrait lui-même de Areggane, nom Amazigh de l’Argan.
[4] les essais ont continué après la victoire de la révolution algérienne et étaient un point pour que la France accepte de signer les accords d’Evian ayant amené à l’indépendance.
[5] Yves Cochet, ex-Ministre français de l’environnement, dit à différentes occasions, l’effondrement du monde « possible dès 2020, probable en 2025, certain vers 2030 » Consulté le 05/09/2020.
[6] Tasset Cyprien, Les « effondrés anonymes » ? S’associer autour d’un constat de dépassement des limites planétaires, La Pensée écologique, 2019/1 (N° 3)
[7] Semal Luc. 2012. Militer à l’ombre des catastrophes. Contribution à une théorie politique environnementale au prisme des mobilisations de la décroissance et de la transition. Thèse de doctorat en Science Politique. Université Lille 2. 666 p.
[8] Même si je juge le parallèle avec la vie Amish faite par le Président français indigne de sa fonction et de ses engagements envers les associations, je l’utilise pour montrer que dans la bouche des élites libérales qui « récupèrent » l’effondrement, c’est probablement un mot qui serait utilisé.
[9] Au détour d’une discussion, je me rends compte, par exemple, que les mots d’ordre ou les mouvements sociaux sont en passe de devenir globaux (bonne nouvelle ?) et super englobants (pas-forcément-bonne-nouvelle ?), en oubliant souvent ou en effaçant les différences de contexte, d’Histoire, de domination, de territorialité, etc. Même l’Education à la Citoyenneté Mondiale semble participer du même mouvement : imposer un nom, donc un agenda. Peu de personnes seraient tentées d’utiliser le mot Hirak - par exemple - pour un mouvement social du Nord. Le mouvement décolonial devrait s’intéresser à ça : comment décoloniser les mots d’ordre et les effets globalisants des mouvements sociaux ?
[11] y compris pour le présent numéro d’Antipodes.