« Soulignons plus particulièrement que les discours de l’Apocalypse prolifèrent lors des époques de transition civilisationnelle et qu’ils tendent alors à faire le miel de la pensée réactionnaire. La peur, émotion morale, retrouve la pleine puissance de sa fonction politique. » par Roland Gori
« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.
Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous les hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. […] Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. […] Et nous voyons maintenant que l’abime de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. [1] »
Lorsque Paul Valéry écrit cette « première lettre » dans La crise de l’esprit, nous sommes au lendemain de la Première Guerre Mondiale qui a laissé l’Europe dévastée. Et, comme il le souligne encore, « tout ne s’est pas perdu, mais tout s’est senti périr. [2] » Ce n’est pas seulement une crise militaire, économique, sociale et politique qui succède à la Grande Guerre, mais une crise de l’esprit. C’est la modernité elle-même qui est atteinte en plein cœur, ses idéaux de progrès, de raison, de justice, de fraternité, de paix universelle. Ce sont les idéaux des Lumières qui sont portés en terre, idéaux précédemment malmenés par les exigences normatives et sociales de la deuxième révolution industrielle.
A la fin du XIXe siècle, l’aliénation et la prolétarisation des masses ont porté un coup fatal aux idéaux de gouvernementalité de soi et des autres par la raison et la loi morale [3]. De cette contradiction, entre un discours d’émancipation propre au libéralisme des Lumières et une aliénation surgie des pratiques sociales du capitalisme, sont nés bien des monstres à la fin de ce siècle, antisémitisme, fascisme à la française, terrorismes anarchistes et nationalismes belliqueux. Aucun de ces monstres n’était parvenu à jeter dans l’abîme l’« Europe mentale », à en défaire l’architecture. La Grande Guerre, elle, a fait surgir le spectre d’un engloutissement de la civilisation occidentale, elle a rendu possible l’effondrement de cette culture en renvoyant au « monde d’hier [4] » les illusions d’un équilibre et d’une sécurité européennes. Et, comme à chaque fois dans l’histoire humaine, se lève la crainte d’un effondrement du monde, d’une Apocalypse. La grippe espagnole en 1918 a tué plus de personnes que la guerre elle-même.
Nous retrouvons à chaque fois les mêmes conditions écologiques et politiques qui, précédemment dans notre histoire, ont fait apparaitre la menace d’une « fin du monde ». Tel, par exemple, avait été le cas des épidémies européennes de peste noire dans l’Antiquité tardive, comme au XIVe et jusqu’au XVIIIe siècles. A chaque fois, les guerres militaires et civiles, les changements de l’environnement, les épidémies, émergent comme des alertes faisant craindre aux populations une fin de l’histoire. A chaque fois surgissent la peur, la panique, le désordre et le chaos. Aujourd’hui, où tous les signaux sont au rouge, où nous tardons à prendre les mesures à même d’éviter l’effondrement qui vient, partagerions-nous avec les Anciens la crainte millénariste de la catastrophe ? Partagerions-nous avec les Anciens cette attente angoissée d’une fin des temps qui resurgit régulièrement au cours de notre histoire ?
Soulignons plus particulièrement que les discours de l’Apocalypse prolifèrent lors des époques de transition civilisationnelle et qu’ils tendent alors à faire le miel de la pensée réactionnaire. La peur, émotion morale, retrouve la pleine puissance de sa fonction politique. Les humains s’étant imprudemment abandonnés à l’hubris dans leurs actions terrestres, les Dieux ou la Nature ou la Providence les punissent en leur envoyant la peste, les tremblements de terre ou les famines. Ces phénomènes sont alors interprétés comme des signaux d’une fin imminente du monde. La dissolution du corps politique et l’échéance d’une mort prochaine défont toute la confiance que des citoyens peuvent mettre dans les lois, les idéologies et les mythes de la société à laquelle ils appartiennent. Thucydide relate les effets de chaos et de désordre que produisit la peste qui frappa Athènes en 429 avant Jésus-Christ. L’émergence de l’épidémie se trouve élevée au signe d’une l’Apocalypse à venir, déclenche une anomie sociale précipitant les individus à la recherche de plaisirs effrénés, cherchant « les profits et les jouissances rapides, puisque la vie et les richesses devenaient éphémères. Nul ne montrait d’empressement à atteindre avec quelque peine un but honnête ; car on ne savait pas si on vivrait assez longtemps pour y parvenir. Le plaisir et tous les moyens pour l’atteindre, voilà ce qu’on jugeait beau et utile. Nul n’était retenu ni par la crainte des dieux, ni par les lois humaines […], on ne pensait pas vivre assez longtemps pour avoir à rendre compte de ses fautes. Ce qui importait bien davantage, c’était l’arrêt déjà rendu et menaçant ; avant de le subir mieux valait tirer de la vie quelque jouissance. [5] » L’effroi provoqué par l’épidémie, l’anomie de la société qu’elle entraine, engendre chez les citoyens une sensation d’effondrement de leur monde qui leur apparait comme la fin du monde.
L’exemple le plus probant, aujourd’hui encore, est celui de la chute de l’Empire romain. Les invasions des barbares menaçaient en permanence les frontières depuis le IIe siècle, les épidémies de variole (peste antonine), de peste bubonique, les changements climatiques, les famines, aux siècles suivants finirent par provoquer une régression culturelle jusque-là inédite dans l’histoire humaine. La résilience de l’Empire s’était révélée extraordinaire, sa capacité de réorganisation admirable, et pourtant la combinaison des facteurs humains et environnementaux finirent par avoir raison de cette belle architecture : « la chute de l’Empire romain a été causée à parts égales par l’arrivée malvenue d’un nouveau régime climatique […]. La combinaison de la peste et du changement climatique a sapé la puissance de l’Etat. Le chagrin et la peur ont laissé les survivants bouleversés et dans la crainte que les temps eux-mêmes approchaient de leur fin. « La fin du monde n’est pas une prédiction, elle est en train d’arriver ». [6] »
La peur d’une Apocalypse émerge avec d’autant plus de force que les Anciens ont toujours été convaincus d’un déclin inévitable de la civilisation. Ils le croyaient sans forcément disposer des moyens de le savoir, de le prévoir. La philosophie antique, platonicienne ou stoïcienne, le mythe de la Chute dans le christianisme, se sont d’autant plus facilement installés dans l’opinion qu’ils trouvaient une niche écologique culturelle favorable à l’idée d’une dégénérescence du monde terrestre : cette « vallée de larmes » est la pâle copie du monde des idées ou du paradis édénique. La perfection est dans l’autre monde, celui d’avant la Chute ou après la mort. A ces croyances s’ajoutait la conviction qu’une civilisation se développe à l’instar des êtres vivants en suivant le cycle traditionnel de la naissance, de la maturité, et enfin du déclin et de la mort. C’est précisément en ce point que nous céderions à un fabuleux anachronisme en assimilant les discours actuels sur les risques d’effondrement de la planète, de la conflagration du monde, de la déchéance de nos civilisations, prophéties millénaristes des Anciens. Ces discours de fin du monde diffèrent considérablement par les catégories mentales et éthiques dont ils émergent.
Chez les Anciens, le déclin est inévitable, chez les Modernes il est indécent, contraire à la valeur cardinale qui soutient la voûte de leur civilisation. Les Anciens croyaient à la fin inévitable du monde, nos modélisations probabilistes [7] nous permettent de la prévoir sans y croire. Un principe éthique autant que politique de notre culture objecte à cette croyance, le progrès sans lequel le moderne plongerait dans les abîmes d’une mélancolie au mieux romantique, au pire « réactionnaire ». La modernité, c’est la ville et la technique, la masse et la vitesse dont la civilisation tire toute son énergie. La différence, entre croire et savoir (probabiliste), est énorme car elle organise les espaces symboliques et éthiques des sociétés anciennes et modernes. Le progrès est l’espoir des modernes pour conjurer l’Apocalypse.
Paul Valéry a pressenti cette fonction de conjuration de l’espoir chez les modernes, conjuration adossée au développement des connaissances applicables, des techniques et des industries : « l’espoir n’est que la méfiance de l’être à l’égard des prévisions précises de son esprit. Il suggère que toute conclusion défavorable à l’être doit être une erreur de son esprit. [8] »
Alors que d’une certaine façon l’angoisse de la fin du monde que suscitent les catastrophes environnementales chez les Anciens venait consolider leurs croyances, cette attente anxieuse de la catastrophe menace chez les Modernes la clé de voûte culturelle sur laquelle reposent leurs sociétés, leurs catégories mentales et sociales. Et, pour en conjurer le risque ils en démultiplient toujours davantage la puissance de prévention et de gestion par leurs dispositifs de vitesse et de masse. C’est cette modernité qui est en crise depuis près d’un siècle et qui, aujourd’hui, est déjà effondrée. En ce sens, la crainte de l’Apocalypse chez les Anciens et les Modernes n’est pas de même nature.
Henri-Irénée Marrou évoque cette croyance fondatrice de la « modernité », croyance dans une évolution de la civilisation vers le progrès, principes fondateurs de nos sociétés thermo-industrielles : « pour nous, qui venons après l’Aufklärung, Hegel et Darwin, la notion de « devenir » est, comme naturellement associée à celle de progrès ; pour les Anciens au contraire – on ne le répétera jamais assez -, la genesis, le devenir (traduisons mieux : « l’advenir »), est indissolublement couplée avec phtöra, la corruption, le déclin. La genesis, c’est le passage de la puissance à l’acte, du non-être à l’existence, donc avant tout un changement, qui s’oppose à l’immutabilité de l’Etre : ce qui a commencé doit nécessairement finir un jour. [9] » Cette ontologie enracinée dans la philosophie antique, vivace chez les présocratiques et les stoïciens, trouve son recyclage naturel dans la doctrine chrétienne de la Chute dont l’idéologie du Progrès se révèle l’image en miroir. Le Paradis perdu, l’âge d’or ne sont plus, dans la modernité, en amont du présent, dans un lointain passé, mais en aval, aux confins de l’avenir des lendemains qui chantent. Les Anciens ont toujours été convaincus d’un déclin inévitable de leur civilisation, les Modernes d’une évolution constante vers un progrès.
Toute critique de l’« évolution » naturelle de nos sociétés modernes vers le progrès sera immédiatement considérée comme antimoderne, voire « décliniste », signature incontestable de la « pensée réactionnaire », nostalgique et conservatrice, laquelle postule une « invariabilité de la nature humaine, vouée sans remède à la déchéance et à la corruption. En conséquence, point d’issue, point de solution aux conflits qui désolent les sociétés, ni possibilité d’un changement radical qui viendrait en modifier la structure : l’histoire, temps identique, cadre où se déroule le processus monotone de notre dégradation ! Toujours le réactionnaire, ce conservateur qui a jeté le masque, empruntera aux sagesses ce qu’elles ont de pire et de plus profond : la conception de l’irréparable, la vision statique du monde. [10] » A cette pensée réactionnaire du déclinisme, qui condamne la modernité en la qualifiant par sa croyance dans le progrès, s’opposent en miroir les illusions d’une évolution inéluctable vers un bonheur procuré inexorablement par le développement des techniques, des savoirs et de leurs applications industrielles. Et ce, jusqu’au slogan de propagande de l’Exposition Universelle de Chicago de 1933 : « la science trouve, l’industrie applique et l’homme s’adapte ».
Cette croyance dans une évolution sociale vers le progrès opère en majesté à la fin du XIXe siècle jusqu’à laisser penser qu’elle relèverait d’une loi analogue à celle du développement et de la sélection des espèces modélisée par Darwin. C’est un thème privilégié à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle que de chercher à établir une loi de l’évolution sociale prélevant les « maillons manquants » du développement des sociétés, dont la nôtre serait l’aboutissement, par l’observation des « tribus primitives » et dans les trajectoires de civilisations disparues ou en régression. Le développement des sociétés suivrait la flèche d’un temps continu, homogène, orientée vers l’avenir, parfaitement régulé par une nature providentielle, téléologique. Ce progrès des civilisations serait analogue au développement et à la sélection des espèces. L’assimilation des sociétés à des organismes vivants n’est pas propre à la modernité ; la chose est assez courante dans la philosophie antique. Mais, là où les Anciens s’attendent à un déclin naturel du monde, à l’image du destin de tout être vivant, l’évolutionnisme des modernes les amènent à concevoir ce déclin comme « contre-nature », idéologiquement contraire à la valeur cardinale du progrès qui oriente leurs actions et organise leurs représentations.
De ce fait, envisager un déclin consiste à parer à une catastrophe, à contenir une menace. La fin d’un monde, chez les modernes, a contrario des anciens, ne procède pas d’une logique naturelle ou théologique, elle relève de l’erreur humaine de gestion des populations, de prédiction des risques. A la fin du XIXe siècle, le développement des techniques, des sciences et des industries apporte un appui constant à cette croyance dans l’ordre et la rationalité du monde. Cette puissance de la technique facilite une conception de la valeur calquée sur les critères de l’industrie et conduit à réduire toujours davantage les organismes vivants à des organisations abstraites, dévitalisées, machiniques, algorithmiques ou bureaucratiques [11].
Une grande partie du XXe siècle a été hantée par cet « évolutionnisme zombie [12] » hérité des idéologies des siècles précédents lesquelles se sont montré fascinées par le pouvoir « autocratique » de la Nature, ses capacités de régulation et d’évolution. La nature, installée en lieu et place de la Providence divine à laquelle dans la modernité elle succède, aurait pour finalité essentielle la conservation et l’équilibre du vivant dont l’humain et ses sociétés font partie. Le pouvoir de conservation, de régulation et d’unification du vivant, a fasciné les idéologues et les économistes cherchant dans la physiologie une justification de leurs modèles et de leurs choix politiques. A l’ordre et au progrès du « milieu intérieur » de Claude Bernard répond en écho « l’ordre et le progrès » de Saint-Simon et d’Auguste Comte en philosophie politique. Ces systèmes philosophiques ont largement été approuvés par les classes dirigeantes de l’Occident industriel et libéral auxquelles ils fournissent une légitimité « naturelle » de leur pouvoir et de leurs choix politiques. La technique se devait, ensuite, de coloniser l’ensemble des pratiques et des représentations sociales. Elle y parvient avec d’autant plus de facilité que ses instruments et fabrications sont censés reproduire les phénomènes vivants auxquels ils se substituent. Les organismes vivants se révélent toujours davantage comme de merveilleuses « organisations » complexes et abstraites, machiniques et bureaucratiques, au point de transformer l’humain et son environnement à leurs images [13]. L’obsolescence de l’homme [14] est peu à peu advenue jusqu’à transformer le vivant en copies perfectibles des machines et des algorithmes. La technique est venue à point nommé substituer une autre réalité à la nature et au vivant réduits à des supports d’informations probabilistes à gérer et à stocker. Des voix s’élèvent contre cet avenir d’un monde dans lequel l’humain et la nature risquent de se dissoudre dans un univers virtuel dont le transhumanisme constitue le prophète contemporain le plus aguerri.
C’est ainsi qu’à la différence des Anciens, nous savons que nous assistons sans doute à la fin d’un monde… mais quand même nous ne le croyons pas. Nous ne le croyons pas parce que nous demeurons captifs d’une manière de penser et de juger propre à l’idéologie de progrès, évolution inexorable de nos sociétés sur la flèche d’un temps linéaire, homogène et quantitatif, orienté vers l’avenir, constitué par des instants successifs et oublieux de l’histoire. La mort était présente, permanente, active, vivace, au sein des croyances qui organisaient les représentations du monde chez les Anciens. Elle était « naturelle » au sein de leur univers social et symbolique. Elle était au cœur de la scène sociale, de ses représentations collectives. Dans le monde des Modernes, la mort devient une mise en échec de nos moyens techniques, une erreur funeste dans la gestion des populations, un défi constant pour une théologie du progrès, une religion de la consommation et un culte fétichiste des techniques. Au point que les Modernes exilent la mort et vouent les mourants à une solitude extrême [15].
A contrario des Anciens, nous avons quelques difficultés et de nombreuses réticences à admettre la possibilité de la fin du monde parce qu’il nous faudrait, préalablement, reconnaitre l’effondrement du système symbolique par lequel nous pensons l’univers et grâce auquel nous nous pensons nous-mêmes. Les Modernes pourraient plus facilement envisager la disparition de leur planète que l’effondrement de leur système symbolique établi par les croyances fondatrices des sociétés thermo-industrielles, pourtant largement évidées [16] . Nos structures sociales et symboliques sont dans un état de pseudo-morphose [17], elles semblent ne pas avoir beaucoup changé dans leurs formes extérieures tout en ayant perdu leur substance initiale, et se révèlent tous les jours davantage sans consistance suffisante pour penser un futur inédit.
Pour conclure, aujourd’hui où les lueurs du présent proviennent d’un astre mort, celui des croyances dans l’ordre et le progrès, - croyances d’un XIXe siècle que le siècle suivant est venu démentir -, nous savons la catastrophe environnementale et ses effets économiques, sociaux et politiques probables, voire inévitables. Mais, quand même nous ne le croyons pas. Pour le croire il nous faudrait faire le deuil d’un autre effondrement, non celui qui vient inexorablement, mais celui qui a déjà eu lieu. Nous continuons notre course folle dans le vide d’une pensée sans vouloir nous rendre compte que le sol s’est dérobé, que la substance de nos systèmes symboliques est perdue.
Dans Et si l’effondrement avait déjà eu lieu. L’étrange défaite de nos croyances [18], j’ai analysé les « discours de l’effondrement » qui, à l’image de la collapsologie [19] , mettent en garde sur l’imminence d’une catastrophe planétaire produite par les crises climatiques, sanitaires, sociales et économiques, comme des symptômes de cet effondrement des systèmes symboliques, effondrement des catégories mentales et sociales. Sans démentir la pertinence des diagnostics de catastrophes imminentes dues à l’exploitation éhontée de la planète et du vivant, j’ai proposé de comprendre nos craintes d’un effondrement à venir comme l’expression inconsciente d’un effondrement qui a déjà eu lieu. Nous le savons, le devenir écologique de nos sociétés ne résulte pas uniquement de ses atouts environnementaux. La capacité politique et culturelle de prendre des décisions collectives explique que certaines sociétés élaborent des pratiques permettant d’éviter la surexploitation de leurs ressources, assurent leur pérennité, alors que d’autres se révèlent incapables de relever ce défi et disparaissent [20] . Ce sont les choix collectifs qui déterminent la survie d’une société. Ils émergent de l’esprit d’une époque dont les œuvres matérielles et sociales sont les réalisations. Nous avons perdu notre monde, celui des valeurs propres aux principes fondateurs des sociétés thermo-industrielles, et faute de nous résoudre à en faire le deuil nous finissons par en dénier l’évidence. Nous continuons à bâtir sur un sol qui, mentalement, symboliquement, socialement, n’est plus là. La pensée véritable exige que nous éprouvions cette perte et lui donnions une sépulture, la science l’a prédit, la fiction en multiplie les récits, aux citoyens et aux politiques d’en tirer les conséquences. Faute de quoi, à l’abri d’une nouvelle ligne Maginot, élevée à l’aide des briques de la production, de la concurrence et des cultes de la consommation, nous ne nous apercevrions même pas que nous ne sommes déjà plus là. Pour nous en rendre compte, il nous faudrait « dépasser la négativité du monde par le désespoir de l’imagination. [21] »
Parmi ses derniers ouvrages parus : Et si l’effondrement avait déjà eu lieu L’étrange défaite de nos croyances, Paris, LLL, 2020 ; Exilés de l’intime La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique (avec MJ Del Volgo, 2008, réédition LLL-poche 2020) ; La nudité du pouvoir. Comprendre le moment Macron, Paris, LLL, 2018 ; Homo drogus (avec Hélène Fresnel, 2019, Harper Collins) ; Un monde sans esprit, 2017, Paris, LLL, réédition Actes Sud, 2018 ; L’individu Ingouvernable, Paris, LLL, 2016, réédition Actes Sud, 2017 ; Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? Paris, LLL, 2015 ; La Fabrique des imposteurs, Paris : LLL, 2013, réédition Actes Sud, 2015 ; La santé totalitaire Essai sur la médicalisation de l’existence (avec MJ Del Volgo, 2005, réédition, Flammarion-Poche, 2014).
[1] Paul Valéry, 1919, La crise de l’esprit, Paris, BoD, 2018, p 5-6.
[2] Paul Valéry, 1919, La crise de l’esprit, Paris, BoD, 2018, p 7.
[3] Roland Gori, 2015, L’individu ingouvernable, Paris, Babel Actes Sud, 2016.
[4] Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen [1941], Paris, Le Livre de poche, 1993.
[5] Thucydide, La guerre du Péloponèse, II, Paris, Les Belles Lettres, 1962, p 39, souligné par moi.
[6] Kyle Harper, 2017, Comment l’Empire Romain s’est effondré. Le climat, les maladies et la chute de Rome, Paris, La Découverte, 2019, p 343-344 ; La phrase citée est du pape Grégoire le Grand ((540-604).
[7] Pour mémoire l’indépassable Rapport de Rome de 1972, Dennis Meadows, Donella Meadows et Jorgen Rangers, 2004, Les limites à la croissance (dans un monde fini), Paris, L’écopoche, 2017.
[8] Paul Valéry, 1918, op. cit, p 8.
[9] Henri-Irénée Marrou, Décadence romaine ou Antiquité tardive. IIIe-VIe siècle, Paris, Seuil, 1977, p 120-121.
[10] Emil. M Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Paris, fata morgana, 1977, p 34.
[11] Nicolas Berdiaeff, 1933, L’homme et la machine, Paris, R&N, 2019 ; Roland Gori, Et si l’effondrement avait déjà eu lieu L’étrange défaite de nos croyances, Paris, LLL, 2020.
[12] Roland Gori, Et si l’effondrement avait déjà eu lieu L’étrange défaite de nos croyances, Paris, LLL, 2020.
[13] Nicolas Berdiaeff, 1933, L’homme et la machine, Paris, R&N, 2019.
[14] Günther Anders, 1979, L’obsolescence de l’homme, II, Paris, Éditions Fario, 2011.
[15] Norbert Elias, 1982, La Solitude des mourants. Paris : Christian Bourgois, 1988 ; Roland Gori et Marie José Del Volgo, 2008, Exilés de l’intime, Paris : LLL, 2020.
[16] Roland Gori, Et si l’effondrement avait déjà eu lieu L’étrange défaite de nos croyances, Paris, LLL, 2020. L’effondrement, en termes de cuisine, consiste à vider l’intérieur d’un animal.
[17] En minérologie, la pseudomorphose est le remplacement d’un minéral par un autre sans que pour autant son aspect soit modifié, par exemple la pyrite s’altère en limonite tout en conservant l’aspect de la pyrite.
[18] Roland Gori, Et si l’effondrement avait déjà eu lieu L’étrange défaite de nos croyances, Paris, LLL, 2020.
[19] Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil, 2015.
[20] Voir par exemple les travaux d’analyse comparative des sociétés face aux problèmes environnementaux de Jared Diamond (2005, Effondrement, Paris, Gallimard, 2006).
[21] Walter Benjamin, « Lettre à Gershom Scholem du 17 avril 1931 » cité in Hannah Arendt, Vies politiques (1955), Paris, Gallimard, 1974, p. 268.