Pour l’effondrement des méta-récits globalisants

Mise en ligne: 6 octobre 2020

« La conscience des hommes blancs n’a pas la puissance de maîtriser le monde, c’est cette promesse qui s’est effondrée, et c’est une excellente nouvelle ! » par Guillermo Kozlowski

La crise du Covid est une preuve de l’effondrement généralisé. Cette hypothèse, beaucoup de gens l’ont défendue. Le diagnostic semble taillé sur mesure, une pandémie d’une très grande portée qui dérègle toutes sortes de fonctionnements sociaux, économiques, politiques. Il était déjà très largement question de crises de tous ordres, mais celle-ci est sortie des pages des journaux ou des posts des experts, elle est particulièrement tangible. Vivre confinés ou être obligés de porter des masques, ça nous touche. Cette fois-ci, la vie quotidienne de tout un chacun a été impactée par une catastrophe, nous le sentons tous dans notre corps. Ce genre d’événement fait partie du quotidien de la majorité des habitants de la planète, mais dans les régions riches d’Europe ou des États-Unis, c’est quelque chose qui n’était plus arrivé aux classes moyennes ou supérieures depuis les années 1950. Dans ces contrées, pour beaucoup, c’est une nouveauté absolue. La pandémie les touche même eux, ce serait une sorte de confirmation que tout s’effondre, on sentirait enfin que ça concerne toute l’humanité...

Si on le lit très rapidement, le paragraphe précédent peut sembler convaincant, rien n’est faux, mais c’est trop superficiel. Sans nier l’effet catastrophique de ce virus, on peut néanmoins contester la pertinence du diagnostic d’effondrement. Ce n’est pas une histoire de classification erronée à débattre entre experts de la chose, le problème est beaucoup plus simple et plus concret : il se pose en termes d’action possible. Quel type d’action est possible lorsqu’on pense en termes d’effondrement ? Mais aussi : quel type d’action devient impossible ?

Le ressenti

Avec le Covid, on peut donc sentir le problème... Crier à l’effondrement rejoint un certain ressenti étrange, sur lequel insistent beaucoup les collapsologues les plus en vue, cette sensation que désormais on ne maîtrise plus rien, que le monde nous échappe. Il faut faire attention sur ce point, il ne s’agit pas de laisser de côté ce ressenti au profit de « faits », les ressentis sont des faits. Insister sur l’importance des sensations en politique est peut-être leur pari le plus intéressant. Cela n’a rien de nouveau, cet aspect a fait partie de toutes les luttes anti-coloniales, il est une évidence chez les féministes... mais dans un mouvement dont les figures sont des jeunes hommes blancs de classe moyenne, nés dans des pays riches, c’est bien moins répandu.

Ceci dit, la confiance qu’ils accordent à leurs sensations reste somme toute assez timide ; Ils devraient peut-être les prendre encore plus au sérieux qu’ils ne le font, y voir plus qu’une preuve ou un instant de prise de conscience.
Partant du ressenti, commencer par questionner ce « désormais » et ce « on ». Depuis quand on ne maîtrise plus, et qui a perdu cette maîtrise ? On peut facilement dire qu’aujourd’hui ça nous échappe, et qu’il est troublant d’en prendre conscience, mais la question serait déjà de savoir quand le monde a été entre nos mains, entre les mains de qui ? Comment est-il tombé entre les mains de quelqu’un, comment et quand s’en est-il dérobé ?

Maîtriser a été le mot d’ordre de la modernité ; de cette modernité, le rapport au monde, dont le colonialisme est le paradigme, prend corps. L’Europe occidentale s’est bâtie, depuis, sur la volonté de tout maîtriser : les peuples non européens, les pauvres, les femmes, les enfants, la nature, la maladie, les « arriérés », les fous, soi-même, le temps, le climat, le vieillissement, les modes de connaissance, les processus de production, l’imaginaire, la société, l’inconscient... Cette volonté obsessionnelle de tout dominer était le seul rapport possible des modernes à l’ensemble de ce qui pouvait être Autre. « Autre » étant tout ce qui n’était pas la conscience rationnelle des hommes blancs.

Il est cependant essentiel de remarquer que dans tous ces cas, seule la promesse d’une maîtrise à venir a existé, accompagnée de la destruction ou de la répression très violente de ce qui était à dominer. Cette maîtrise s’incarnait par l’idée que grâce au savoir scientifique, le monde, les humains, la nature... pourraient (bientôt, toujours bientôt...) être démontés comme une mécanique et remontés « proprement » pour supprimer les frottements entre les différents engrenages ou les mécanismes jugés indésirables. Maladie, folie, catastrophes naturelles, guerres... allaient devenir des choses d’un autre temps. Comme d’habiles garagistes, on pourrait recommencer le montage à zéro, nettoyer les engrenages, ou même changer l’ingénieur et le plan, et les faire tourner dans d’autres sens. « On » étant l’idéal de la conscience pure des hommes blancs, prétendant à l’universel.

Le monde s’est avéré trop complexe pour être maîtrisé par les humains, même avec les meilleures intentions ça ne fonctionne pas, les pièces sont interconnectées dans des relations complexes. Pour exemple, quand certains révolutionnaires ont voulu utiliser les industries produites par le capitalisme pour bâtir une société communiste. De fait, ils ont reproduit l’aliénation qu’ils voulaient combattre. Pour autre exemple, la volonté de maîtriser les territoires a conduit à des désastres écologiques, etc.

La conscience des hommes blancs n’a pas la puissance de maîtriser le monde, c’est cette promesse qui s’est effondrée, et c’est une excellente nouvelle ! Ce n’est pas la cause des catastrophes écologiques en cours, bien au contraire, cela va nous permettre d’observer ces catastrophes, et éventuellement de faire réfléchir tous ceux qui étaient aveuglés par cette promesse d’une maîtrise à venir. Le ressenti des collapsologues est peut être influencé par cette prise de conscience, à condition de ne pas fermer la porte à cette réflexion.

D’une part, la conscience « augmentée » par des modèles mathématiques constitue une nouvelle promesse, aussi peu sympathique que l’ancienne. D’autre part, si beaucoup des collapsologues échappent à la croyance dans la technique, assimiler la disparation de la promesse de domination du monde par la conscience des hommes blancs à l’effondrement du monde, est une manière de reconstituer l’importance de ces hommes, d’assimiler une fois encore la petite voix dans la tête de quelques-uns au monde entier, de rester obnubilés par l’après, le moment où les choses deviendront plus simples, plus claires, et finalement, de recréer la promesse : après l’effondrement, la maîtrise du monde sera à nouveau à l’ordre du jour.

L’effondrement est censé tout changer, rabattre toutes les cartes et même modifier les règles du jeu. Toujours la même promesse rassurante d’un nouveau départ. Un peu comme la fin dans les films hollywoodiens, quand tout semble perdu, le monde est sauvé par un coup de dés miraculeux. Non plus par un ingénieur qui peut rebâtir un monde sans friction, mais le monde qui mettrait de lui-même les compteurs à zéro, et remettrait l’ingénieur au centre. La modernité et la mystique bon marché se sont toujours bien associées, de ce côté-là il n’y a rien de nouveau.

L’expérience

Ramenons tout ceci à une expérience. Que peut-on faire de ça ? Qu’est-ce que cette approche empêche de faire ? Ce sont les seules questions qui comptent.
Par exemple, parmi de nombreux événements liés aux mesures anti-Covid, il y a une série de bagarres sur les plages flamandes. Il n’est pas compliqué d’en faire un épisode du grand effondrement généralisé. On peut y voir facilement un effondrement des liens sociaux, de la démocratie, du civisme, ou plein d’autres choses jugées essentielles par les uns ou les autres.

Tant que la question qui structure notre action est l’effondrement, deux actions sont possibles. Soit tenter d’éviter l’effondrement, « recoller les morceaux » ; soit laisser se développer l’effondrement, ou l’accélérer. Il s’agit d’une énième version de la vision téléologique de l’histoire qui attribue à cette dernière une finalité, par laquelle il s’agirait d’aller dans le sens de l’histoire, ou contre le sens de l’histoire. Peu importe la direction que l’histoire devrait prendre.

Il s’agit toujours d’un regard globalisant, paradoxalement un regard où il n’y a pas de place pour penser des catastrophes. La complexité n’a pas de place, puisque tout s’ordonne sagement : pour ou contre l’effondrement. N’importe quel fait peut être lu comme une étape vers la décomposition du monde, mais quel est l’intérêt de produire un méta-récit ?

Le Covid est une catastrophe, mais il n’existe pas délié du reste du monde, ce n’est pas un fait pur d’effondrement, ni une négativité absolue. Par exemple, enchevêtré dans le discours néolibéral, il participe de la construction de toute une série de pratiques. Il permet notamment de lier un individu à un territoire en même temps que lier le danger à une zone géographique, tout en sauvegardant l’autonomie (au sens libéral) de l’individu. Toute l’hystérie autour des bagarres à la plage permet de donner un ancrage biologique, d’étoffer un récit du salut nationaliste flamand. Le racisme est associé à la santé de la nation... il n’y a pas de nouveauté, mais une nouvelle variation, une mise au goût du jour. Ce n’est pas l’effondrement du monde, c’est la construction d’une autonomie nationale (peut-être d’une indépendance) dans ce croisement, a priori problématique, entre néolibéralisme et nationalisme.

Ceci n’est pas la seule manière de penser le problème ; la piste évoquée par Bernadette Bensaude-Vincent dans son article « Guerre et Paix avec le coronavirus » [1] est bien plus intéressante. En effet, ce qui est ressenti en premier lieu dans cette histoire ce sont les mesures de confinement, l’isolement. Pourtant, comme l’autrice l’explique dans son texte, le virus nous permet de percevoir à quel point on est liés. Liés les uns aux autres - entre humains - on a pu l’observer au moment de la propagation de la pandémie avec la vitesse de contagion. Mais aussi liés à des animaux lointains (des pangolins et des chauves-souris), à des virus, aux forêts en Chine (la déforestation est une des causes de l’émergence de nouveaux virus et une des conditions de sa propagation rapide). Avec cette problématique-là, il est possible d’entamer d’autres constructions.

Il ne s’agit pas de choisir une position plus optimiste que celle de l’effondrement. D’ailleurs, par bien des aspects, les collapsologues sont peut-être trop optimistes. Mais de toute manière, le problème n’est pas là. Le choix réside plutôt entre l’action et la contemplation : entre contempler le monde depuis la conscience malheureuse d’une belle âme, vexée parce que le monde ne se plie pas à sa volonté, et tenter de faire ce qu’on peut.

Peut être serait-il temps de renoncer une fois pour toutes à l’absolu, à la toute- puissance, à l’universalisme, aux méta-récits globalisants. Dit de manière plus amicale : arrêter de se prendre pour le centre du monde et se donner la possibilité d’agir dans le monde.

Pour en finir

L’expérience que nous sommes en train de vivre, si on la débarrasse un peu des discours millénaristes qui l’entourent, ne montre pas beaucoup de signes d’effondrement. Le même néolibéralisme d’avant s’en sort très bien avec la pandémie. Il a su parfaitement expérimenter différentes stratégies et tirer le meilleur de chacune d’entre elles. Il a été capable de s’en servir pour mieux intégrer le nationalisme dans sa dynamique. Il a su en profiter pour accélérer le développement du numérique, notamment dans l’éducation et le commerce, avec tous les avantages qui résultent de son point de vue en termes de concurrence et de contrôle. Et il a profité d’une gigantesque expérience grandeur nature en termes de gestion de populations. Certes au prix de toutes sortes d’horreurs : en Belgique ce fut le cas notamment dans les homes. Mais, du point de vue de la logique néolibérale, cela n’a aucune incidence. Au contraire il a largement ancré dans l’imaginaire collectif que la mort de ceux qui ne sont ni productifs ni perméables aux technologies digitales ne constitue pas une perte.

La perspective écologique, qui pourtant était évidente dans le développement du Covid a été largement recouverte par un discours sur la responsabilité individuelle, le profilage et le traçage. De la même manière que toute une prise en main des conséquences de l’épidémie par des travailleurs de terrain, dans des dynamiques proches de l’autogestion, a été assez vite oubliée.
Elles se sont diluées dans un débat stérile pour ou contre le confinement puis pour ou contre les masques en attendant pour ou contre les vaccins. Il y a pourtant une brèche qui s’est ouverte, on sait que des mobilisations très importantes à l’échelle planétaire sont possibles. Beaucoup ont expérimenté le fait qu’ils pouvaient prendre en main des aspects important de la vie commune.
Peut-être qu’on pourrait arrêter la contemplation et s’occuper de comment et dans quel cadre ces mobilisations pourraient fonctionner dans une dynamique écologique. Oublier la chimère d’une prise de conscience que nous sommes dans le même bateau, que l’effondrement nous touchera tous pareillement, puisque ce n’est pas vrai. Ça aussi nous venons de l’expérimenter, ce sont des vieux, des malades, des travailleurs précaires et des pauvres qui sont morts, , qui ont vécu dans des conditions très dures, qui ont travaillé en prenant des risques parce que leurs emplois mal payés sont indispensables. Ce sont leurs enfants qui ont été harcelés par la police. Et ce sont eux qui seront les victimes de la crise économique à venir...

Il n’y a pas eu un moment où on aurait collectivement pensé en dehors des bases du monde d’avant. Tout simplement parce que ce genre de ruptures n’a lieu que dans l’imagination des modernes. Non pas que rien ne change, non pas qu’il ne puisse y avoir des moments d’inflexion d’une dynamique, mais cette idée d’une rupture totale qui amènerait une situation radicalement nouvelle est une chimère, puisqu’elle n’est situé nulle part. Elle ne peut exister que pour ceux qui contemplent le monde depuis un dehors imaginaire.
L’effondrement ne nous sauvera pas des catastrophes. Les logiques du néolibéralisme sont peut-être démentielles, mais ça ne change rien, elles ne vont pas s’effondrer. Elles fonctionnent parfaitement et continueront à nous mener de catastrophe en catastrophe à moins de construire d’autres dynamiques. Et les quelques privilégiés qui ne seront pas atteints pourront se consoler en disant que l’effondrement n’a pas encore eu lieu, et s’occuper à le prédire ou à se demander ce qu’ils feront ensuite.