Deux films autour de l’extermination des Tutsis au Rwanda réactualisent la question que Claude Lanzman posait à travers son documentaire Shoah, en 1985. Un génocide est-il impossible à représenter ?, par Souâd Belhaddad
On sait que Lanzman détient une réponse ferme à ces deux interrogations : c’est oui. Pas question de prétendre filmer le génocide des juifs. Concernant celui des Tutsis au Rwanda, les cinéastes Philippe Van Leeuw, Belge, et Lee Isaac Chung, Américain, prennent le contre-pied (… contre- champ) de cette position. Le premier a réalisé Le jour où Dieu est parti en voyage, le second est auteur de Munyurangabo.
Fiction, en avant toute… Une évolution éthique ?
Le jour où Dieu est parti en voyage renvoie à un proverbe rwandais prétendant que si Dieu passe ses journées ailleurs, il revient chaque nuit y dormir, considérant que c’est le plus bel endroit au monde. Mais la nature est aussi belle que cruelle.
La luxuriante forêt où Jacqueline, Rwandaise, coulait des après-midi familiales heureuses est devenue refuge hostile durant le génocide, après avoir vu les dépouilles de ses enfants jetées comme des ordures. Terrée, elle va sombrer dans le désespoir, au point de désirer mourir avant que les génocidaires ne la trouvent.
A partir de ce moment -Jacqueline tentant de survivre- la caméra de Philippe Van Leew ne la filmera plus qu’en plan serré, intimant au spectateur de « voir » seulement ce que la caméra intime de voir. Au point de se sentir parfois « voyeur ».
Le réalisateur se défend, pourtant d’une telle intention : « J’étais préoccupé par la question de la survivance : par quel ressort l’être humain continue son parcours même quand on ne lui reconnaît plus sa qualité même d’humain ? Je me suis donc attaché aux pas de Jacqueline du début jusqu’à la fin du film. Mais je n’ai pas eu le sentiment d’être démonstratif, ni voyeur. J’étais en empathie ».
Cependant, est-ce que malgré soi, tel que l’avançait l’universitaire américain Howard Suber à propos de Shoah, la fiction autour d’un génocide ne se décline pas comme une variante « de la plus grande intrigue du monde » ? Soit : un personnage se retrouve piégé dans une situation qui le dépasse.
S’en sortira-t-il ? Dans Le jour où Dieu est parti en voyage, le spectateur est soumis à ce suspense -Jacqueline va-t-elle survivre ? - alors que, de toute façon, ce suspense n’a pas lieu d’être, puisque la majorité des Tutsis, au Rwanda, a bel et bien été exterminée en avril 1994 ?
Le film, dit le dossier de presse, « s’inspire d’une histoire vraie ». Mais non… La seule histoire vraie, dans ce scénario, c’est celle de ces coopérants belges désespérés de partir en abandonnant leur employée. L’histoire de cette dernière, elle, n’est ni vraie ni réelle (même si elle est évidemment réaliste).
Car seuls les rescapés peuvent témoigner de la réalité de leur survie ; or, précise le réalisateur, les anciens employeurs de Jacqueline n’ont jamais pu retrouver sa trace après le génocide. Son histoire est donc imaginée, elle est scénario de cinéma.
Or, comment faire de la fiction avec une histoire dont on ne sait rien, quand de vrais témoins de parcours similaires existent encore ? Comment savoir si, comme dans ces scènes où Jacqueline perd la raison, cette victime est restée aussi belle qu’elle l’apparaît sous le regard de Philippe Van Leeuw, quand tant de rescapés confient ne s’être plus sentis physiquement humains, dans leur survie ?
C’est là qu’une certaine gêne peut s’instaurer chez le spectateur, même si cette représentation esthétique du personnage est tout à l’honneur du réalisateur qui, en profonde empathie avec lui, n’a pas pu l’avilir par l’image…
Pourtant, quand il arrive que Le Jour où Dieu est parti en voyage refuse de « donner à voir », il propose certaines scènes très fortes. Confirmant ainsi un principe déjà vérifié au cinéma (entre autres par Rossellini dans « Rome Ville ouverte ») : On ne filme jamais mieux l’horreur qu’en hors-champ.
Comme lorsque Jacqueline est cachée dans un faux plafond ou terrée dans la forêt et qu’elle entend le génocide (sifflets, coups, cris de haine ou d’excitation durant les pillages, battues dans la forêt). Le spectateur ne voit pas les génocidaires mais ils sont là, partout, dans le hors champ.
Et les entendre, ce n’est pas être dans la fiction du génocide, au sens d’en imaginer quelque chose, de « s’en faire un film ». C’est être dans ce qui fait l’essence d’un génocide : l’irréprésentable.
Munyurangabo, fiction d’une grande intensité (tournée en kinyarwanda) de Lee Isaac Chung, tient aussi ce beau pari cinématographique : filmer sans montrer.
L’amitié entre deux adolescents de Kigali, l’un hutu, l’autre tutsi, qui se fissure au cours du film, nous plonge directement dans l’après-génocide, mais aucun spectateur ne se méprend : on est sans cesse dans le génocide.
Il est là, dans tout lieu (la maison des parents hutus, leur champ), chez tout protagoniste (leurs regards, leurs silences, leurs confidences, leurs poèmes). Mais l’image ne le montre pas, c’est dans le hors champ, hors du cadre que tout se joue. C’est tragique, et cinématographiquement magnifique.
Hors du cadre, le génocide des Tutsis au Rwanda devient moins « irreprésentable »… Pourtant, cette impossibilité à filmer cette tragédie, en écho à l’impossibilité de filmer la Shoah, doit-elle empêcher de continuer des films sur le sujet ?
De Spielberg à Lanzmann, des tentatives toujours vouées à l’échec ?
Peut-être faut-il juste admettre que cela restera une tentative désespérée, puisqu’un génocide relève de l’inouï. Steven Spielberg déclarait dans Le Monde en 1998, après que Claude Lanzman a incriminé son film La Liste de Schindler, sorti cinq ans plus tôt :
« Aucun film, et j’inclus La Liste de Schindler dans le lot, aucun documentaire, même Shoah de Claude Lanzmann, ne peut décemment rendre compte de ce que le monde juif en Europe a enduré, et de ce à quoi il a survécu. Mon sentiment est qu’il me fallait en parler, tout au moins essayer. D’une certaine manière, j’ai échoué, comme Claude Lanzmann, comme Primo Levi, comme Elie Wiesel ».