Ethnie et corruption

Mise en ligne: 4 décembre 2011

Le cas de John Gitongho au Kenya, par Michela Wrong

Je suis l’auteure de trois livres sur l’Afrique [1]. Avec les deux premiers, je me suis habituée à une certaine récurrence des faits. J’écrivais un livre, on le publiait, et j’en faisais la promotion à la radio, à la télévision et à l’une ou l’autre conférence. Et après, entre trois et six mois plus tard, les demandes d’interview et invitations s’estompaient et j’avais le temps de commencer le suivant.

Ce n’est pas ce qui est arrivé avec mon dernier livre. Plus de deux ans après sa publication, on continue à m’inviter pour en parler. Je ne peux pas dire que ce soit un hommage à sa prose. Par contre, cela rend compte de l’universalité des sujets explorés dans le livre, et de comment beaucoup de personnes voient leurs propres dilemmes moraux quotidiens dans ceux du protagoniste, John Githongo, qui a donné en 2006 la voix d’alerte sur un scandale de corruption massive sous la coupole du gouvernement kenyan.

Des gens provenant des quatre coins d’Afrique m’écrivaient des mails ou m’ajoutaient sur Facebook. « Il suffit de changer les noms pour se rendre compte qu’il s’agit de nous dont on parle », disent les lecteurs de Soudan, Zambie, Malawi, Nigéria et Zimbabwe. Mais les messages ne provenaient pas seulement du continent africain car la situation décrite dans les pages du livre n’est pas exclusivement africaine. J’ai eu vent de Malaisiens, Bangladeshis et Croates. « C’est ma société qui y est décrite », affirment-ils.

Et maintenant le printemps arabe apporte toute une série d’échos. L’indignation due aux systèmes corrompus de l’État et le mépris pour les élites qui en bénéficient est l’un des facteurs qui ont amené les jeunes à se jeter aux rues et places d’Égypte, de la Tunisie et la Syrie. Ce qui est en train de se passer au Maghreb et dans le Proche Orient illustre un des points clés que je soutiens dans ce livre, le fait que la corruption - qui, trop de fois, est écartée par les experts en développement parce que considérée comme quelque chose de banal et manquant d’intérêt - fait plus de dégâts que le seul fait de corroder les fondements de l’économie d’un pays. Si on reste trop de temps sans rien faire, cela peut mener à la violente implosion d’un pays.

John Githongo a commencé à travailler en tant que chroniqueur dans une revue et il s’est par la suite reconverti en directeur de la délégation au Kenya de Transparence Internationale, l’organisation anticorruption. Quand l’opposition a gagné les élections de 2002, John a été nommé tsar de l’anticorruption par le nouveau président, Mwai Kibaki. L’opposition avait gagné les comices avec la promesse de balayer la corruption ayant duré 24 ans sous Daniel Arap Moi. Les Kenyans euphoriques ont affirmé qu’il était temps d’éradiquer la culture du kitu kidogo, par laquelle chaque transaction officielle requiert le paiement d’un « petit détail », qui se compte en millions de dollars pour les niveaux supérieurs du gouvernement.

L’une des grandes décisions que John a rapidement dû prendre était celle de savoir si son travail allait être ethniquement sensible. John était kikuyu, faisant partie de la même communauté ethnique que Kibaki. Son père a recueilli des fonds politiques pour Kibaki, et il provient du même petit cercle social aisé. John savait que ce qui existe au Kenya est un système rotatif d’élites tribales qui savent que le fait de contrôler la présidence, un ministère capital ou une entreprise paraétatique, leur donne le droit de manger.

« Manger » est un euphémisme magnifique pour « se gaver aux dépens du public ». Tout grand homme politique dit à sa communauté ethnique : « Votez pour moi, et je donnerai un emploi à nos enfants, des contrats à nos entrepreneurs et investirai dans notre district, sans tenir compte du mérite ou de l’expérience. Et si je grossis, ou si vous me voyez acheter des voitures magnifiques et construire de grandes villas, ou si vous voyez ma femme et mes filles allant faire les boutiques à Manhattan et Londres, faites semblant de n’avoir rien vu. Parce que tout cela fait partie du procédé. La vérité est que je suis en train de voler pour nous tous ». Tout cela relève de l’avarice personnelle déguisée en devoir civique, de noble service envers la tribu.

Dans les sociétés africaines dans lesquelles j’ai vécu, les « nous » favorisés et « ils » méprisés qui vont être escroqués et ignorés sous cet accord, sont définis par l’ethnie. C’est un fait enraciné dans l’histoire africaine des états-nations récents ; par exemple, le Kenya a acquis son indépendance seulement depuis 1963. Mais les mêmes patrons de comportement se répètent dans tout le monde, avec différents critères déterminants pour les « nous » et « ils ». Dans un pays comme le Liban, l’application de la philosophie du "c’est à notre tour de manger" pourrait se baser sur le fait de savoir si l’on est chrétien ou musulman, par exemple, ou en Irlande du Nord, protestant ou catholique, et au Bangladesh, on me dit que le facteur décisif est l’appartenance à un clan. C’est un jeu de somme nulle, dans lequel les opportunités de survie de l’individu ne dépendent pas de ses qualités, son intelligence ou son travail, mais de savoir s’il appartient ou non au cercle favorisé.

Un milliard pour les kikuyus

Très tôt s’est présentée à John Githongo une situation qui l’affectait directement sur le plan personnel et de ses croyances. Il a commencé à avoir des pistes sérieuses à propos d’un nouveau scandale de contrats tramé par des ministres et impliquant dix-huit contrats militaires et de sécurité d’une valeur de près d’un milliard de dollars. C’était assez facile de promettre d’enquêter sur les escroqueries commises par Arap Moi, d’ethnie kalenjin. Mais est-ce que John, un kikuyu travaillant pour un président kikuyu dans un régime dominé par les kikuyus, montrerait-il le même enthousiasme après avoir enquêté sur ses propres gens ?

La situation difficile à laquelle il faisait face est la même qu’affrontent des millions de fonctionnaires et de travailleurs dans les entreprises chaque jour : faire semblant de ne rien voir et se comporter comme leurs compagnons l’espèrent, ou faire le travail pour lequel ils ont réellement payés. Il avait tous les motifs pour garder silence : un bon travail, une jolie maison, quelques bénéfices décents, une famille qui voulait une vie tranquille et une fiancée qui espérait se marier.

Etonnamment, John n’a pas seulement choisi d’exclure les ministres de la plus grande confiance de Kibaki : il a fait d’eux son objectif particulier. Cela s’explique en partie par ce qu’il était : un Kenyan profondément moral, avec un sens religieux élevé, urbain et cosmopolite, qui croyait en un État de droit non tribal. Il détestait la phrase « C’est à notre tour de manger ». Il se considérait lui-même kenyan en premier lieu, chrétien en deuxième lieu, et kikuyu en troisième. Quand les ministres lui ont imposé le silence au nom de sa communauté, ils pervertissaient selon lui le propre concept d’orgueil ethnique.

Il a fait quelque chose d’inacceptable aux yeux de plusieurs de ses collègues kikuyu en enregistrant secrètement les conversations des ministres impliqués dans le cas Anglo Leasing, étant donné qu’on a fini par connaître les dix-huit contrats mafieux. Il a fini par fuir le Kenya, quand il s’est rendu compte que Kibaki n’était pas plus intéressé de lutter contre la corruption que l’étaient ses ministres. Il s’est caché à Londres - dans mon appartement, entre autres - et à la fin, en ayant réfléchi à la question pendant une longue année agonisante, a dévoilé tout le matériel enregistré.

L’objet de mon livre n’était pas simplement d’attaquer un groupe corrompu de ministres du gouvernement et un président complaisant. Ma cible étaient également les gouvernements occidentaux donateurs et les entités financières internationales comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale qui minimisent systématiquement l’importance de la corruption en incluant ce dysfonctionnement dans leurs propres paramètres. Ils minimisent, en faisant semblant de ne pas voir, et par là, ils se convertissent en complices de quelques élites politiques qui pillent systématiquement l’Etat, un Etat qui est supposé être renforcé grâce à leurs aides.

Peut-être qu’ils vont le faire avec la meilleure des intentions – cela prend du temps, c’est coûteux et compliqué de prévenir les « fuites », comme les économistes appellent délicatement la corruption - mais le résultat est une trahison tant aux contribuables en Occident qui financent l’aide internationale, comme aux citoyens africains qui en bénéficient, mais qui le font rarement. Le problème n’est pas seulement la perte d’argent. Le type de corruption dont je parle est énormément déstabilisateur, parce que de grands secteurs de la population comprennent qu’ils sont marginalisés et, de plus en plus, ils inculpent le groupe favorisé de leurs problèmes. La rivalité devient toxique.

Dans le cas du Kenya, le pays a entrepris ses élections de 2007-2008 avec une hostilité entre ses grands blocs ethniques à un niveau sans précédents. Les autres tribus du pays ont fini par se convaincre du fait que les kikuyu étaient en train de truquer les éléctions pour manger indéfiniment. Le nettoyage ethnique qui a suivi a laissé 1.500 morts et a donné lieu à des centaines de milliers de réfugiés internes. C’étaient les élections les plus violentes de l’histoire du Kenya et le pays a frôlé un coup militaire et la guerre civile.

Ces blessures sont en voie de guérison. Plusieurs craignent que les prochaines élections, qui auront lieu en 2012, laissent place à un autre conflit avec des effusions de sang, comme revanche aux violations, meurtres et expulsions des fermes de cinq ans auparavant. John Githongo, qui est maintenant de retour au Kenya et travaille dans le secteur non gouvernemental, dit que le pillage de la coupole du gouvernement transitoire a une ampleur gigantesque, puisque tous les partis politiques préparent leurs armes de guerre. Mais il y a une différence par rapport au passé. Un changement de perception généralisé s’est produit entre le public commun, et il se peut dans l’élite aussi. Un processus agonisant généralisé a lieu en examen de conscience. La corruption est vue comme absolument intrinsèque aux problèmes du pays.

Néanmoins, il faut faire attention aux généralisations. La tentation de voir des similitudes généralisées entre des sociétés radicalement différentes peut être la cause de malentendus, como le cas lybien par exemple. Je crois cependant que certains traits généraux découlent de l’histoire de John Githongo.

Le premier consiste dans le fait que la corruption grimpante réside dans le sens du droit. Dans le cas du Kenya, l’élite kikuyu était convaincue du fait qu’elle avait le droit de diriger le pays. Le père fondateur du Kenya moderne, Jomo Kenyatta, était kikuyu. La communauté a été la première à s’exposer au capitalisme occidental et a adopté la modernité avec beaucoup de détermination, en l’assimilant plus rapidement que les autres et en se convertissant en groupe économiquement dominant. Après, elle a été mise à l’écart du pouvoir par un président kalenjin pendant 24 ans. On sentait que c’était moralement justifié par la récupération des années perdues. Plus de temps passe un groupe dans l’hostilité, plus le sens du droit acquiert une certaine intensité, et plus avaricieux est le régime qui le suit. Un cercle vicieux de marginalisation et quelques formes extravagantes de pillage ont lieu.

Une autre leçon importante est l’exemple personnel. Nous adaptons tous notre conduite en fonction de ceux qui sont au-dessus de nous, et particulièrement en fonction de la personne qui se situe dans le haut de la pyramide. Si le président dit - comme cela s’est passé au Zaïre avec Mobutu Sese Seko - qu’il est acceptable de « voler un peu », on agit en conséquence. Si, au contraire, le président est Nelson Mandela, on essayera d’accomplir un idéal plus élevé. L’histoire de John Githongo n’est pas importante pour son résultat final – personne n’a été condamné ou emprisonné par Anglo Leasing-, mais parce qu’il a donné aux Africains un nouveau et émouvant modèle à suivre. C’était la première fois dans l’histoire africaine qu’un fonctionnaire de cette envergure et importance ait décidé d’obéir à sa conscience au lieu de continuer le jeu. A l’avenir, d’autres examineront son cas et penseront : « John Githongo l’a fait, et il a survécu. C’est possible ».

Une autre leçon consiste en ce que la création de commissions et d’unités anticorruption, promue de façon enthousiaste dans le passé par les nations occidentales des donateurs, n’est pas la réponse. Avec leurs méthodologies verticales, lesdites institutions sont facilement cooptées et diminuées par les personnes de pouvoir. En Afrique du Sud, l’unité Scorpion s’est dissoute. Au Kenya, la Commission anticorruption s’est démontrée faire partie du problème au cours de l’Anglo Leasing. Au Sierra Leone, une série de chefs anticorruption sont entrés et sortis. Éloquemment, John Githongo centre maintenant ses énergies à mobiliser les bases, par la tâche consciencieuse consistant à montrer aux gens comment ils peuvent demander à leurs conseillers et députés de rendre des comptes à un niveau local.

La lutte contre la corruption se réduit à un travail ennuyeux et laborieux : en renforçant l’indépendance judiciaire, en établissant l’intégrité du bureau du procureur, en nettoyant les forces de police et en renforçant le Parlement. C’est un travail qui dure depuis des décennies, mais il n’y a pas de remède magique ni de raccourcis. C’est un travail dur, mais c’est toujours le cas lorsqu’il s’agit de changer le comportement humain. Et ce ne sont pas des personnes étrangères qui feront le travail, cela émanera des citoyens décidant de rejeter la philosophie du manger des vieux, parce qu’ils sont assoiffés de changement.

Comme nous l’a rappelé le printemps arabe, la révolution est un produit domestique.

Traduit de l’anglais [The case of John Githongo and Kenya<http://www.fronterad.com/img/nro87/michela_wrong_article.pdf] par Daniel de la Fuente.

[1In the Footsteps of Mr. Kurtz : Living on the Brink of Disaster in the Congo. HarperCollins, 2001. I Didn’t Do It for You : How the World Betrayed a Small African Nation. HarperCollins, 2005. It’s Our Turn to Eat : The Story of a Kenyan Whistle-Blower. Harper, 2009