L’éthique et les quarante serpents, par Antonio de la Fuente
Des paysans indiens, qui ne supportaient plus de devoir verser des pots de vin, ont vidé trois sacs contenant une quarantaine de serpents dans un centre de collecte d’impôts de l’Etat d’Uttar Pradesh, au Nord de l’Inde. Les fermiers avaient demandé à consulter les registres fiscaux de leurs terrains, mais les agents des impôts les ont fait attendre des semaines en exigeant des bakchichs.
Cela peut nous paraître évident de considérer que les fonctionnaires en question manquent d’éthique en agissant de la sorte. Peut-on dire autant des ces paysans excédés ?
L’éthique, explique le philosophe espagnol Fernando Savater, dans un livre à mettre entre toutes les mains, Ethique à l’usage de mon fils, l’éthique n’est rien de plus que l’effort rationnel pour savoir comment agir au mieux.
Dans le cas décrit de la confrontation entre fonctionnaires véreux et paysans excédés, il s’agit de s’interroger sur le bien fondé des démarches de chacun, en rapport à leur propre éthique ainsi qu’à la nôtre puisque nous sommes en train de l’analyser.
C’est dans cet esprit que nous vous proposons l’exercice Je fais ou je ne fais pas qui ouvre ces pages, ainsi que l’ensemble de textes contenus dans cette édition d’Antipodes. C’est sur tous les terrains, personnels et professionnels, que nous sommes constamment confrontés à la question de comment agir au mieux, à la base de toute interrogation éthique.
Comment agir individuellement, mais aussi de manière collective : Faut-il produire et vendre des armes sous prétexte que, si ce n’est pas nous, ce sera un autre qui le fera ? Faut-il se plier devant l’imposition d’une langue unique en matière d’échanges internationaux ? Quel est le degré d’inégalité qu’une communauté peut tolérer ? Et quel degré de liberté d’expression, de développement, d’émancipation faut-il promouvoir ?
Faut-il accepter l’utilisation des enfants comme appât publicitaire ? Peut-on filmer la souffrance humaine et l’exhiber ? Quid de la souffrance infligée aux animaux ? Voilà quelques questions qui probablement nous interpellent pour ne pas évoquer tant d’autres soulevées par les découvertes scientifiques et leurs applications.
Il est peut-être utile d’expliciter les différences entre morale, éthique et déontologie. Le mot morale du point de vue de l’étymologie est en rapport avec les moeurs étant donné qu’il dérive du mot latin mores, ainsi qu’avec les ordres. Si néanmoins nous voulons approfondir dans la vraie morale, si nous voulons savoir comment faire bon usage de la liberté dont nous disposons, nous dit Savater, il vaut mieux savoir que l’éthique n’a rien à voir avec le bâton et la carotte qui nous montrent l’autorité.
Si la morale est l’ensemble de normes et de comportements acceptés comme valables, l’éthique est la réflexion sur les raisons que nous avons de les considérer comme valables et la comparaison avec d’autres morales alternatives, explique encore Savater. La déontologie, enfin, recouvre les dimensions éthiques et morales en relation avec les comportements à adopter et à éviter dans l’exercice d’une profession.
Un professionnel de l’aide sociale et de la coopération au développement doit se confronter à des questions semblables à celles que nous abordons dans les quatorze situations de l’exercice Je fais ou je ne fais pas issues toutes d’expériences de terrain, ainsi que plus largement à d’autres traitées dans ces pages telles que la corruption, le micro-crédit, l’éthique du formateur, l’usage des images, la calomnie.
Ces situations n’épuisent évidemment pas l’espace de l’éthique appliquée au développement et à l’action sociale. Celui-ci est par définition, comme tout espace de l’activité humaine, changeant et inépuisable. Cependant, comme le dit bien Fernando Savater, « l’éthique n’aide à fermer aucun débat mais elle sert à les ouvrir tous ».
Pour revenir à nos serpents du départ, ils se trouvaient dans la tête de la belle Méduse, entre-mêlés à ses cheveux, d’après la mythologie grecque. Persée devait se débarrasser de Méduse et de ses serpents mais le regard de celle-ci pétrifiait ceux qu’il atteignait. Mais Persée a trouvé la bonne stratégie en regardant dans son bouclier-miroir pour trouver Méduse et lui trancher la tête.
Bonne lecture.