Pourquoi le cadre logique n’est-il utilisé que lorsque des sources extérieures de financement l’exigent ?, par Des Gasper
Après trente années d’utilisation du cadre logique et une expérience de quinze ans de PIPO (Planification des interventions par objectifs), les manuels omettent généralement d’évoquer les aléas qui accompagnent l’utilisation de ces méthodes. Les utilisateurs (des pays bénéficiaires en particulier) n’ont aucune possibilité de s’exprimer à propos des méthodes de planification et d’évaluation jugées bonnes pour eux par les niveaux hiérarchiques supérieurs ou par les donateurs. Il existe dès lors un risque de « préjugé favorable ».
Le format de base de la Gestion du cycle de projet (GCP) spécifie une série de critères (le système du cadre logique) auxquels les projets doivent satisfaire à tous les stades pour « mériter » leur financement. Le respect de ces critères est exigé à chacune des étapes (y compris les phases ultérieures de suivi et d’évaluation) car ces critères sont considérés comme la synthèse des connaissances accumulées concernant les facteurs de réussite de l’objectif même de la GCP, « à savoir l’apport de bénéfices durables pour le groupe cible ».
Le cadre logique est une manière de décrire la conception d’un projet. Il se présente comme une matrice généralement constituée de quatre rangées et de quatre colonnes, comme la GCP. Les rangées correspondent aux différents niveaux des objectifs du projet et sont supposées avoir un lien logique par lequel l’accomplissement de ce qui est prévu à un niveau conduit tout naturellement au niveau suivant. Quant aux colonnes, la première décrit les niveaux d’objectifs (logique d’intervention) du projet en termes très généraux. La seconde et la troisième précisent comment mesurer le degré de réalisation des objectifs et rechercher des indicateurs à cette fin. La dernière décrit des facteurs externes au projet (mais susceptibles d’en influencer le déroulement) et développe une série d’hypothèses dans ce contexte. La GCP fait appel à ce format de base pour l’examen de n’importe quel projet.
Le cadre logique permet donc d’avoir un bon aperçu des objectifs d’un projet tout en attirant l’attention sur ses justifications à plus haut niveau, sur les éléments extérieurs et sur les informations requises dans une perspective de suivi et d’évaluation. Particulièrement pratique pour des hauts responsables très occupés, cet aperçu pourrait également faciliter les échanges de vues entre tous les intervenants d’un projet à condition que ceux-ci soient ouverts à un véritable processus de consultation et de négociation.
Parmi d’autres, Helmutt Eggers, en particulier, identifie trois points faibles du cadre logique :
Les cadres sans logique
Le cadre logique n’est souvent utilisé que lorsque les donateurs extérieurs l’exigent et devient, dès lors, une invention a posteriori qui n’influence pas la conception même du projet. Il ne s’agit plus d’une incitation à la réflexion sur l’enchaînement logique entre les étapes successives ni sur le rôle des facteurs extérieurs dans ce processus.
C’est un cadre sans logique, puisque la matrice sert à décrire un concept préexistant plutôt qu’à en créer un dont la logique tienne. Il est théoriquement possible de remédier à cette carence en utilisant le format du cadre logique dès les premiers stades du projet et en établissant les liens entre les moyens et la finalité sur la base d’une analyse préalable et systématique des causes et des effets (comme l’exigent d’ailleurs PIPO et la GCP).
Par ailleurs, le cadre logique a toujours posé un problème connexe, à savoir le moyen de distinguer et d’utiliser les termes décrivant les différents niveaux hiérarchiques : les intrants, les activités, les résultats immédiats, l’objectif spécifique et les objectifs généraux. Helmutt Eggers précise que la GCP vise à l’adoption d ’un principe très clair puisque « le but ou objectif spécifique du projet doit être, sans aucune exception, conçu comme l’apport de bénéfices durables pour le groupe cible ». Cette approche comporte le risque d’un encombrement du schéma avec quatre niveaux à faire tenir sur une seule page. Deux liaisons inter-niveaux doivent déjà permettre à un projet de donner des résultats durables. Mais le cadre logique ne contient pas de calendrier précis et l’encombrement peut engendrer de l’illogisme par suite de simplification excessive.
Les cadres incomplets
La seconde carence du cadre logique, à laquelle il s’avère plus difficile de remédier, est donc sa tendance à devenir trop simple, même pour décrire les conception de projets les plus élémentaires. Des aspects importants sont par conséquent négligés.
Les cadres bloqués
Une fois élaboré, le cadre logique tend à être rigide plutôt qu’adaptable. Rien n’empêche de remédier également à cette carence pour autant que le personnel soit autorisé, désireux et capable de gérer le travail supplémentaire que représente cette mise à jour permanente.
Eggers parle d’un risque de retomber dans la routine du cadre logique traditionnel », et souligne que la GCP et l’analyse du cadre logique sont deux choses différentes en raison de « la philosophie de l’apprentissage, de l’approche participative et de la culture du débat constructif qui sont l ’essence même de la GCP ».
Mais pourquoi les cadres logiques ne sont-ils utilisés que lorsque des sources extérieures de financement l’exigent ? Pourquoi faut-il rendre ces méthodes obligatoires, y compris désormais à des fins non seulement de suivi mais également d’évaluation ? Pourquoi restent-elles considérées comme le passage obligé vers l’approbation d’un projet plutôt que comme de véritables aides à la réflexion ? Pourquoi les cadres logiques finissent-ils par devenir rigides, voire bloqués ? Helmutt Eggers ne donne pas de réponse directe à ces interrogations qui témoignent peut-être des carences du cadre logique traditionnel : il évoque uniquement un manque de formation, mais une analyse plus fouillée fait apparaître d’autres problèmes et des causes sous-jacentes non négligeables :
Si les cadres logiques ne sont généralement appliqués qu’à la demande d’une instance extérieure, c’est qu’ils exigent un vaste consensus sur ce qui est réalisable et souhaitable. Lorsqu’un tel consensus fait défaut, seule la pression d’une autorité dominante (en l’occurrence, celle qui détient les fonds) va permettre de le forger. Le processus risque toutefois d’aboutir à une matrice de projet sans logique s’il n’est pas précédé d’une analyse commune de la situation.
Les bailleurs de fonds et les contrôleurs, éloignés et occupés, préfèrent que les descriptions de projets soient simples et concises. Ils estiment en outre que les bénéficiaires des ressources publiques (ou étrangères) doivent respecter cette exigence. Celle-ci comporte néanmoins le risque d’aboutir à un cadre incomplet, à plus forte raison lorsque l’éloignement est important et la confiance limitée. On craint en effet un manque de transparence à partir du moment où les destinataires des ressources peuvent modifier ce qui a été antérieurement convenu. Par ailleurs, les matrices illogiques, préparées au titre de simple formalité, risquent, elles aussi, de demeurer inchangées.
Une proposition permettrait sans doute de lutter contre l’immobilisme et la simplification excessive : exiger que tous les cadres logiques soient datés et signés par ceux qui les rédigent ou les approuvent. Cela nous renvoie à la question fondamentale de l’appropriation du projet.
Les cadres logiques posent un problème majeur lorsque l’environnement de travail est très incertain ou en mutation. La réponse classique à ce problème est qu’il faut prévoir et planifier au point de maîtriser les aléas et les bouleversements extérieurs. Cette solution n’est guère satisfaisante dans la mesure où cela peut déboucher sur un cadre logique auquel on s’accroche obstinément même s’il est dépassé et qu’il finit par survivre parce que plus personne n’y prête attention (soit, un cadre bloqué).
La colonne des hypothèses, prévue dans le cadre logique, fournit l’occasion de réfléchir à l’impact des changements incontrôlables. Parce qu’elle se trouve en tout fin de matrice, elle est souvent mal exploitée : l ’attention porte davantage sur les colonnes centrales relatives aux indicateurs et aux sources d’information, parce qu’on veut contrôler et appliquer un plan préétabli plutôt qu’apprendre.
Il y aurait beaucoup à dire sur les pièges et les confusions par rapport à l’utilisation des indicateurs dans les cadres logiques car, ici également, des représentations simplifiées sont souvent interprétées comme des images complètes. Les indicateurs nous disent « voir la variable V » mais ne doivent pas nécessairement devenir des objectifs (« parvenir au niveau N sur la variable V dans le délai T »). Pareille démarche peut s’avérer dangereuse lorsque les connaissances et l a flexibilité sont limitées. Les objectifs préétablis sur le plan des intrants, des activités et des résultats peuvent causer des distorsions au détriment des objectifs plus fondamentaux que sont l’apprentissage et le renforcement des capacités.
La description simplifiée caractérisant les cadres logiques pose d’autres problèmes, notamment en ce qui concerne la hiérarchisation des objectifs.
Etant la description simple d’un concept de projet, les cadres logiques visent à décrire les activités prévues et les effets escomptés (les moyens visant à obtenir les effets souhaités). Prendre cette description comme base unique pour l’ensemble des processus ultérieurs de suivi et d’évaluation équivaut à regarder par le petit bout de la lorgnette, car cette vision ignore les effets non intentionnels et imprévus, de même que les moyens non prévus au départ. Une telle approche limite considérablement l’apprentissage.
Les cadres logiques offrent une base solide pour les évaluations axées sur la clarification et la mise à jour d’un concept de projet, mais s’avèrent totalement insuffisants pour des évaluations qui tentent de définir les processus et les effets des projets.
Qui définit le groupe-cible ? Le terme même implique qu’il ne s ’agit pas de ses propres membres. La définition du groupe-cible pose problème, en particulier lorsque l’on se trouve en présence de conflits d’intérêts. Il peut même arriver qu’un projet soit préjudiciable à certains groupes. Une approche issue de systèmes privés ou militaires de planification reste éventuellement envisageable pour certaines entreprises publiques mais elle devient problématique dans le cas de programmes publics inter-organisationnels.
L’approche du cadre logique exige des projets une clarté et un ordre qui conviennent davantage au secteur lucratif privé (ou militaire) caractérisé à la fois par un siège d’autorité clairement défini et par un objectif unique et dominant : le profit financier (ou la victoire militaire, voire la survie). Les activités du secteur public, même exercées par l’Etat ou par le secteur privé, englobent une série d’objectifs dépassant le profit financier et une série d’intervenants légitimes de natures multiples qui sont davantage que des gestionnaires ou des actionnaires d’entreprises (du gouvernement central aux pouvoirs locaux en passant par des entreprises, des bailleurs de fonds, des ONG intermédiaires, des collectivités locales et des familles). Qu’ils soient gérés par les gouvernements ou par des ONG, ou conjointement, les projets publics manquent, souvent, d’un centre unique de décision et d’un objectif clairement défini et agréé.
Par conséquent, rien ne permet de garantir l’existence d’une vision commune du projet. En réalité, si une autorité unique de type militaire peut exister au sein des entreprises privées, celles-ci opèrent, en outre, en ce qui concerne leurs relations extérieures, sur les marchés. En d’autres termes, à l’intérieur de systèmes permettant la coopération de différents agents ne partageant pas d’objectifs communs.
Les systèmes de planification et d’évaluation des projets publics ne présupposent pas systématiquement l’existence d’un large consensus quant aux objectifs. Ils permettent plutôt de le forger par la simple organisation d’un ou deux ateliers. Négliger les divergences de vues entre les intervenants, ou les dissimuler dans un cadre logique, entrave le processus d’apprentissage.
Toute l’approche GCP effective, ou toute amélioration éventuelle de l’approche du cadre logique, doit impérativement tenir compte de ces problèmes fondamentaux. Lorsque nous mesurons l’efficacité de méthodes telles que l’approche du cadre logique, PIPO ou la GCP, nous devons examiner leur fonctionnement concret, en évitant les cas les plus simples ou les mieux documentés et en évitant surtout de ne juger leur performance qu’au travers de manuels théoriques.
Il est vrai qu’elles ont au moins le mérite d ’exister mais certaines utilisations des cadres logiques sont inexcusables, à plus forte raison lorsqu’il existe des alternatives valables. Lorsqu’il sont utilisés, les cadres logiques doivent être perçus comme des structures d’appui au travail logique : ils ne peuvent se substituer à ce travail, ni laisser croire que leur description simplifiée couvre tous les aspects importants du projet considéré. De même que tous les cadres logiques devraient être datés et signés, ils pourraient s ’accompagner d’une note explicative concernant les points qui ont été exclus et simplifiés.
Lorsque nous apprenons à conduire une voiture, nous ne commençons pas uniquement (à l’inverse de ce qui est proposé dans la plupart des manuels de programmation du développement) par l’énumération des avantages de la méthode. On nous signale ou on nous rappelle immédiatement que les voitures peuvent être dangereuses, et qu’elles doivent être manipulées avec compétence et dextérité ; que le type de conduite varie selon le contexte (état de la route ou intempéries) ; que d’autres moyens de transport ou de communication peuvent s’avérer efficaces. Des méthodes telles que l’analyse de cadre logique et la gestion du cycle de projet appellent le même bon sens critique.
Cet article est adapté d’un texte de Des Gasper, maître de conférences en politique et administration publique à l’Institute of social studies à La Haye, intitulé Gestion du cycle de projet : carences et aléas du cadre logique, publié dans Le Courrier, n°173, janvier-février 1999 et reproduit par Les Echos du COTA, n° 94, mars 2002.