La systématisation se focalise sur les dynamiques des processus tandis que l’évaluation met davantage l’accent sur les résultats. La recherche, quant à elle, ne se limite pas à l’expérience propre, par Oscar Jara
Une des difficultés les plus rencontrées, lorsque nous voulons préciser en quoi consiste la systématisation, est l’imprécision des frontières et des zones communes entre celle-ci, l’évaluation et la recherche sociale. Malgré la confusion que génère sa définition, si nous parvenons à trouver des pistes éclaircissantes, la systématisation peut se convertir en une source de progrès importants. Ces trois activités sont comme des sœurs d’une même famille. Toutes trois sont sur le terrain de la connaissance et contribuent à atteindre le même objectif général, à savoir connaître la réalité pour la transformer.
Un deuxième élément que nous devons prendre en compte est que la systématisation, l’évaluation et la recherche s’alimentent entre elles et sont toutes trois indispensables. Nous ne pouvons faire abstraction d’aucune d’entre elles si nous voulons avancer dans les défis théoriques et pratiques engendrés par l’éducation populaire.
Une troisième approche nous amène à mettre l’accent sur une de ses particularités : l’apport spécifique de chacune d’elle au but commun :
L’évaluation, tout comme la systématisation, représente un premier niveau d’élaboration conceptuelle et a comme objet de connaissance la pratique directe des sujets. Néanmoins, son but n’est pas d’interpréter la logique du processus vécu mais fondamentalement de mesurer les résultats obtenus par les expériences, en les confrontant au diagnostic initial et aux objectifs fixés. Cette mesure n’est pas seulement quantitative, elle doit aussi viser à mettre en avant les changements qualitatifs produit par l’expérience.
Tant l’évaluation que la systématisation impliquent la réalisation d’un exercice d’abstraction à partir de la pratique. Cependant, alors que la systématisation se focalise sur les dynamiques des processus, l’évaluation met davantage l’accent sur les résultats. Sur base de leur apport particulier, ces deux exercices se convertissent en facteurs faisant partie intégrante de notre propre formation.
L’évaluation doit être considérée, pour cette raison, comme un fait éducatif, utile pour tous ceux qui participent à l’expérience, et non pas comme une tâche formelle qui dresse un simple bilan entre coûts et bénéfices. À l’instar de la systématisation, l’évaluation doit arriver à des conclusions pratiques et toutes deux doivent faire un feedback afin de se rejoindre dans leur but commun : améliorer nos travaux.
Si nous n’évaluons et ne systématisons pas, nous laissons de côté la source d’apprentissage et d’auto-formation la plus importante : nos propres expériences. Dans ce sens, nous ne croyons pas qu’il y faille nécessairement évaluer et ensuite systématiser ou l’inverse. L’important est que nous fassions les deux : évaluer et systématiser, et que nous mettions constamment en relation les résultats de ces deux procédés.
Ce premier niveau de conceptualisation que nous atteignons par l’évaluation et la systématisation sert de base pour un processus de théorisation plus large et plus approfondi. Pour passer à d’autres étages, il est nécessaire de mettre en relation la connaissance produite, à partir des pratiques spécifiques, avec la connaissance accumulée, synthétisée et structurée dans les théories existantes.
L’investigation [1](dont l’objectif ne se limite pas à l’expérience propre mais recouvre des phénomènes, processus et structures multiples) est un exercice qui génère une connaissance scientifique. Cette connaissance est spécifique parce qu’elle « se base sur un corps théorique, compris comme un ensemble de lois fondamentales qui tentent de comprendre et d’expliquer les mouvements et les contradictions inhérentes à la société. Corps théorique qui est confronté à la connaissance obtenue de manière systématique et enrichi par celle-ci. Elle s’acquiert de façon méthodique. Les résultats ainsi obtenus peuvent être confirmés et comparés. Les produits de connaissance s’intègrent dans un système qui s’enrichit et se perfectionne » [2].
L’investigation sociale réalise un exercice théorique qui nous permet de comprendre les déterminations plus profondes et plus essentielles de la réalité historico-sociale. La recherche enrichit l’interprétation de la pratique directe que réalise la systématisation avec de nouveaux éléments théoriques, permettant un degré supérieur d’abstraction et de généralisation [3].
Tout comme pour l’évaluation, la recherche et la systématisation doivent entrer dans un système d’échanges, apportant chacune ce qui leur est propre. Ces trois approches constituent un moyen particulier de s’approcher de la connaissance de la réalité et aucune ne peut être substituée. Il ne faut ni les confondre ni les opposer : l’une n’annule pas l’autre. Nous défendons l’importance fondamentale des trois approches. C’est pour cette raison que, tout comme nous reconnaissons l’urgente nécessité de développer la systématisation dans les projets d’éducation, de promotion et d’organisation populaire, nous devons réaffirmer la non moins importante nécessité de développer la recherche [4].
Là ou confluent les zones communes et distinctes de ces trois efforts, réside la « pierre de touche » qui permet réellement d’avancer vers une définition précise du concept et vers le rôle de la systématisation [5].
Cependant, notre principale préoccupation se centre sur la façon dont peuvent être incorporés de manière effective, viable et permanente, des processus et des produits d’évaluation, de recherche et de systématisation dans nos travaux journaliers, dans la dynamique de nos institutions et organisations. Dans cette tâche, nous trouverons sans aucun doute des formes créatives d’articulation pratique entre ces dernières, où la mise en place de vases communicants entre elles sera plus importante que de découvrir les barrières qui les séparent. Dans la pratique des activités, la différentiation ne sera pas énorme.
Extrait de Para sistematizar experiencias, una propuesta téorica y práctica, Alforja, San José de Costa Rica, 1994. Traduit de l’espagnol par Barbara Gielen.
[1] De toute évidence, ici nous nous référons à la recherche réalisée dans les sciences sociales, depuis une perspective dialectique, critique et engagée dans les intérêts populaires. Nous faisons référence, en particulier, à celle qui doit se réaliser comme une dimension nécessaire du travail d’éducation, de promotion et d’organisation populaire. Nous nous situons clairement du côté de ce que Diego Palma appelle « recherche critique », qui s’oppose au courant positiviste imprégnant certains courants des sciences sociales.
[2] Teresa Quiroz et Maria de la Luz Morgan. La sistematización, un intento conceptual y una propuesta de operacionalización (document de travail du Celats). Dans La sistematización en proyectos de educación popular, Santiago : Ceaal, 1987.
[3] Pour plus de détails sur ce sujet, voir les caractéristiques que nous attribuons à l’investigation sur base d’un travail d’éducation populaire :
« a) Elle ne sépare pas le sujet qui recherche et l’objet de la recherche.
b) Elle est éminemment participative.
c) Elle permet de percevoir la réalité comme un tout articulé.
d) Elle permet de découvrir les causes des phénomènes sociaux.
e) Elle valorise la connaissance existant au sein du peuple.
f) Elle permet de s’approprier la capacité de rechercher... »
Dans : Oscar Jara, Investigación participativa : une dimensión integrante del proceso de educación popular. Collection Pensando la educación popular, n°3. San José de Costa Rica, Alforja. 1990. pp. 9-17.
[4] Cela nous renvoie de la même manière à la nécessité d’approfondir la relation entre chercheurs et promoteurs-éducateurs ou entre ceux-ci et les secteurs populaires. Par exemple, dans beaucoup de centres d’éducation populaire, il existe une séparation radicale entre les domaines de recherche et les domaines de formation ou d’accompagnement de base. Nous défendons l’idée que tout éducateur ou promoteur populaire doit être capable de faire son travail de base, de former, d’évaluer, de systématiser et de rechercher. Il est indispensable de rompre avec le schéma intellectualiste et puriste (et également le populiste) qui place la recherche dans des « limbes » éloignés de la pratique de travail populaire et en ce faisant la surestime ou la sous-estime.
[5] Avec tout ce qui a été dit jusqu’à présent, cela vaut la peine de nous référer à l’intéressant travail de Pablo Latapí qui, en cherchant à apporter à la réalisation d’« évaluations qualitatives » de nombreux projets d’éducation d’adultes en Amérique latine, propose le nécessité d’« ordonner des expériences en vue d’établir une typologie du point de vue de ses approches théorico-sociaux et du point de vue de ses méthodologies ». Ainsi, en accord avec l’option idéologico-politique qui les inspire, le diagnostic qu’elles font de la réalité sociale, l’intentionnalité d’influencer cette réalité, les processus instrumentaux qui sont mis en œuvre et la forme d’insertion politique, Latapí classe les expériences en fonction de tendances déterminées. (Par exemple : des formations techniques, professionnelles, d’éducation politique, de mobilisation politique...). Nous pensons que ce travail constitue un effort très intéressant de recherche documentaire mais nous ne la qualifierions pas de systématisation. Voir : Pablo Latapí, Tendencias de la educación de adultos en América Latina, Mexique, Crefal, Unesco, 1984.