Alternatives dans l’ évaluation des programmes éducatifs non-formels ayant pour objectif le changement des modèles culturels, par Horacio Walker
L’objectif de ce travail est d’ouvrir le champ de discussion d’une réflexion sur les options alternatives d’une évaluation appliquée à des programmes éducatifs non-formels, programmes qui, en Amérique latine, ont pour objectif le changement des modèles culturels. Dans ce champ de discussion, je détacherai les points conflictuels qui nous apparaissent essentiels dans le débat qui concerne la légitimation de l’évaluation alternative.
L’évaluation de l’action culturelle fait l’analyse de programmes dont la préoccupation fondamentale est le changement de modèles culturels. Le terme "culture" acquiert dans ce contexte la signification de "pratiques et institutions qui, d’une manière ou d’une autre, contribuent à la production , à l’administration, à la transformation et à la restructuration du sens des actions sociales". [1] Ce qui nous intéresse donc, ce sont les significations que les sujets donnent à leur expérience, à un sentiment d’identité qui établit des distinctions avec des sujets d’autres cultures. La culture régule et structure les formes par lesquelles les sujets donnent sens à leur réalité. Dans cette perspective, la transformation des significations, la remise en question critique et le processus permanent de construction culturelle sont particulièrement intéressants. Le concept d’action culturelle fait référence au processus d’action-réflexion qui suscite le changement culturel. On observe en Amérique latine une croissance de programmes spécialement implantés dans les quartiers pauvres, urbains et ruraux et dont l’objet est le changement culturel.
Ces programmes sont communément appelés programmes d’éducation populaire. La proposition de changement social sous-jacente dans ce type d’expériences se fonde sur certaines hypothèses qui, à leur tour éclairent le concept d’action culturelle. En résumé, on peut relever, premièrement, l’importance accordée à la valorisation de l’expérience des secteurs populaires comme source première des contenus de l’identité culturelle.
Deuxièmement, la promotion d’idées-forces comme la solidarité et le développement de la conscience critique qui orientent le processus de changement.
Troisièmement, la promotion de la participation - en tant qu’action-clé - dans la définition des nécessités et stratégies de développement local et dans la réalisation de ces dernières. Sont promus la libération des opprimés et le changement des structures et relations de domination. L’action culturelle est étroitement liée à l’amélioration de la qualité de vie de secteurs populaires, mais accentue la signification des processus de transformation en mettant en évidence les pourquoi et les comment.
Dans l ’action culturelle, le changement a pour référence la propre expérience à partir de laquelle on regarde vers l’extérieur et on entre en dialogue avec d’autres, des techniciens, par exemple, des institutions de promotion et de développement ou l’Etat.
Une énorme variété d’expériences peuvent être caractérisées d’actions culturelles : la promotion de l’organisation contre l’apathie, la formation de moniteurs de santé, l’alphabétisation, les thérapies pour jeunes drogués, la préservation d’une langue native. Cette hétérogénéité soulève des problèmes et des défis divers, de plus ou moins grande complexité technique. Cependant, dans notre optique, la préoccupation se situe à un niveau supérieur qui englobe les diverses expériences en situant leurs spécificités dans le contexte du culturel. Vu sous cet angle chacune des expériences soulève les mêmes questions.
L’existence, en Amérique latine, d’un nombre croissant de telles expériences constitue à la fois une réponse et une alternative aux programmes éducatifs et autres appliqués dans les secteurs les plus pauvres du tiers monde qui répondent généralement aux modèles culturels des sphères de pouvoir où ces programmes sont élaborés.
Ces expériences se développent dans le champ de l’éducation non formelle où il existe une plus grande souplesse et flexibilité. Elles permettent de redéfinir le sens de l’éducatif dans les termes qui lui sont le plus propre, c’est-à-dire dans la transmission du savoir et la re-création des modèles culturels à partir desquels les sujets construisent leur identité et génèrent des images de développement plus appropriées [2].
Il est clair que les stratégies qui promeuvent la participation des secteurs populaires dans la définition et l’implantation des stratégies de développement et qui accentuent l’action culturelle, entrent en conflit avec les formules plus traditionnelles. Nous mettons ici en question les provenances de celles-ci, leurs méthodes, le rôle qu’y remplissent les professionnels et techniciens. Et surtout, nous remettons en question leur finalité et leurs résultats. Par ailleurs, cette mise en question est invalidée par des arguments de poids développés dans la perspective de la conception scientifique qui est dominante. Ce conflit s’exprime particulièrement par rapport à l’évaluation.
Les exigences du monde moderne, parmi lesquelles on trouve celle d’évaluer, nous imposent des logiques et instruments qui entrent en conflit avec l’action culturelle. Daniel Stufflebeam, créateur du fameux modèle CIPP [3], montre comment son concept d’évaluation pour la prise de décision s’est développé dans la décennie des années soixante. A ce moment-là, le gouvernement des Etats-Unis versait beaucoup d‘argent pour l’amélioration de la qualité de l’éducation, tout en imposant aux districts un programme d’évaluation de l’usage des fonds approuvé par des instances fédérales pertinentes.
L’évaluation dans ce cas, selon Stufflebeam, n’était pas une nécessité pour les éducateurs, mais bien une exigence imposée par la bureaucratie. En outre, l’évaluation consistait à comparer les résultats et les objectifs, conception qui prévalait depuis les années quarante. Ces deux réalités, à savoir, l’imposition d’une évaluation à partir des sphères du pouvoir, et une conception de l’évaluation comme mesure d’objectifs, entrèrent en conflit avec la réalité des écoles, des professeurs et la pratique éducative. Ce conflit, il a fallu le résoudre en formant, d’une part, des évaluateurs en éducation et en reformulant, d’autre part, le concept d’évaluation dans le sens d’une information pour la prise de décision [4].
J’ai fait référence à l’expérience du Docteur Sufflebeam parce que je la trouve intéressante pour le débat qui nous concerne ici. Son expérience - qui est significative dans la courte histoire de l’évaluation - met en relief deux phénomènes qui sont en interrelation. D’une part, en tant qu’exigence des sphères bureaucratiques, l’évaluation est déterminée par la logique du pouvoir, logique qui se base sur le contrôle des ressources financières. D’autre part, l’évaluation de l’usage des ressources financières se réalise dans la pratique selon une rationalité centrée sur l’accomplissement des objectifs. Cette rationalité limitée doit évoluer.
En Amérique latine, les expériences d’action culturelle ont élaboré des alternatives d’évaluation plus appropriées à la logique de l’action culturelle. Dans cette optique, on considère les programmes en partant de leur contexte et en s’intéressant aux significations, on donne la priorité aux méthodes qualitatives et subjectives ainsi qu’aux instruments qui promeuvent l’auto-évaluation.
Dans cette perspective, on considère que les évaluations traditionnelles sont en crise. Les traits de la crise se manifestent entre autres :
Par l’inadéquation de certaines méthodes de mesures.
Par l’utilisation de modèles qui ne prennent pas en compte la complexité et la spécificité des contextes populaires.
Et par la distance que l’évaluation prend par rapport aux participants et bénéficiaires des programmes.
Cette crise se présente sous différentes dimensions. Du point de vue académique, on interroge les fondements épistémologiques et théoriques de l’évaluation. Du point de vue politique, on critique sa prétendue objectivité et neutralité en dénonçant la relation qui existe entre la détermination des objectifs, l’attribution des ressources et l’évaluation des résultats, trois aspects concentrés dans les sphères du pouvoir. Du point de vue méthodologique, on souligne les relations distantes et trop professionnelles des techniciens, l’exclusion des participants dans la reformulation des programmes et les processus d’évaluation. Ceux-ci ne rendent pas compte des réussites et difficultés directement en relation avec le changement des modèles culturels.
En réponse à ces critiques, on a vu surgir des alternatives d’évaluation qui tentent d’apporter une réponse aux insuffisances et limitations des modèles plus traditionnels. Ces alternatives sont connues sous des noms différents selon ce qu’elles accentuent et ce qui les distingue entre elles, mais toutes pertagent le point de vue alternatif. Parmi ces alternatives, relevons l’évaluation illuminative, l’évaluation sensible, l’auto-évaluation, l’évaluation participative.
Bien qu’elles représentent des expériences de développement relativement récentes et généralement implantées à un niveau local, elles ont permis de détacher, grâce au savoir accumulé, les bases d’un modèle d’évaluation alternative inspiré par la logique de l’action culturelle.
Cependant, la mise en place d’un tel modèle reste difficile et j’aimerais pointer ces difficultés sous trois dimensions complémentaires :
1- Les insuffisances des options nouvelles.
2- Le manque de dialogue constructif avec les modèles traditionnels.
3- Les problèmes de légitimation vis-à-vis des sphères de prises de décision (agences, secteur public).
J’aimerais approfondir la discussion autour de ces dimensions en vous présentant quelques-unes des problématiques de l’évaluation.
Le changement que suscite l’action culturelle est fondamentalement qualitatif. La préoccupation des projets est de modifier les attitudes, les interprétations et les pratiques quotidiennes. Ce type de changements a amené les promoteurs et surtout les évaluateurs à accentuer l’analyse des processus par lesquels les groupes et organisations élaborent leurs stratégies éducatives. C’est donc par rapport aux processus que se réalisera l’évaluation.
La tendance qui consiste à évaluer les processus s’est développée parallèlement et en opposition par rapport à celle de l’évaluation des objectifs. Les arguments avancés en faveur de l’évaluation des processus soulignent notamment la difficulté de formuler des objectifs faciles à préciser et opérationnels.
En outre, les objectifs formulés au début d’un programme sont reformulés au fur et à mesure que les projets prennent corps dans un contexte spécifique. C’est pourquoi l’intérêt doit se tourner vers le pourquoi et le comment ces objectifs se transforment. Les évaluations s’attachent alors aux facteurs positifs et négatifs de certaines parties du programme comme, par exemple, la participation dans le groupe, sa capacité à passer de la réflexion à l’action, la réinterprétation qu’il fait des situations quotidiennes. Le changement évalué est le processus par lequel les participants deviennent plus conscients des relations de domination et des formes d’organisation et de participation porteuses de changement social. La conscience, l’impact et la signification des relations de domination, les niveaux d’organisation et de participation sont tous des dimensions qualitatives difficiles à préciser.
L’évaluation non orientée par des objectifs mis au point par Michael Schriven [5] a eu à cet égard une grande influence. Sa proposition repose sur le postulat suivant : ce qui intéresse dans un programme, c’est ce qui est et non ce qui doit être. Donc, faire de l’évaluation la recherche de l’accomplissement d’objectifs masque ce qui se donne dans les faits et qui n’a pas nécessairement à voir avec les dits objectifs de départ.
Cependant, l’intérêt porté aux processus nous égare souvent. D’une part, cet intérêt a malheureusement induit une dichotomisation entre processus et résultats. D’autre part, ce discours alternatif a contribué à donner l’impression que les projets éducatifs qui promeuvent l’action culturelle ne formulent pas d’objectifs ou, s’ils le font, que leurs évaluateurs ne s’attachent pas à voir si ces objectifs sont atteints ou non.
En ce qui concerne les processus et les résultats, nous devons faire la distinction entre les grandes formulations d’un projet, exprimées en propositions et finalités générales et les objectifs plus spécifiques destinés à résoudre des problèmes plus spécifiques. Ainsi, les uns concernent la formation de moniteurs de santé pour faire des injections, d’autres la promotion d’un enseignement pré-scolaire où les parents sont eux-mêmes enseignants pour leurs enfants ; d’autres encore, la préparation de moniteurs d’éducation populaire pour former des dirigeants de quartiers. La finalité de chacun de ces projets peut être commune et exprimée en termes de participation et d’organisation. Leur spécificité est liée à chaque situation caractérisée par un ensemble de tâches spécifiques qui, réalisées, constituent une stratégie viable et adaptée. Et pour chaque cas, il conviendra de voir s’il est adéquat de recourir à des mesures quantitatives et à une évaluation de capacité en termes mesurables.
Le problème donc tend à croître si l’on cristallise la dichotomie entre processus et objectifs-résultats. Ou, en d’autres termes, si l’on oppose les aspects quantitatifs à l’analyse qualitative en faisant d’eux l’axe central des changements. Ce qui, en réalité, semble plus judicieux, est d’opter pour un point de vue qui, parce qu’il tient compte de ce qui nous intéresse - à savoir ici le changement des modèles culturels et la transformation des relations de domination - nous permet d’utiliser diverses méthodes et instruments complémentaires selon chaque situation particulière.
Un autre point intéressant au sujet de l’évaluation du changement est celui de la sélection et de l’utilisation d’instruments d’évaluation. Il est problématique pour différentes raisons. Tout d’abord, les instruments doivent être adéquats au recueil d‘informations représentatives du processus de changement culturel vécu par les participants. En ce sens, ils doivent être clairs et accessibles pour permettre l’expression et non l’inhibition. Il serait contradictoire, par exemple, d’appliquer des épreuves de sélection multiples dans un programme basé sur la participation aux réunions. Il serait tout aussi contradictoire de recourir à des instruments qui utilisent les participants comme objets, alors que le processus éducatif vise le contraire. Ensuite, les instruments doivent être au service des acteurs qui interviennent dans l’expérience. Ainsi, l’instrument proposé par l’évaluateur doit-il permettre aux participants de réfléchir sur sa pratique. Un entretien ou un travail collectif sera plus approprié dans ce cas qu’un contrôle statistique.
De ce qui précède, nous pouvons détacher quelques questions susceptibles d’approfondir ce point :
Que signifie évaluer les processus ?
Comment et quand tenir compte de la participation (recherchée) des différents acteurs dans les évaluations ?
Quelles sont les possibilités et limites des nouvelles méthodes d’évaluation ?
Le problème des coûts, le modèle et les critères auxquels on recourt pour les comprendre sont au centre du débat idéologique sur l’évaluation. C’est ici qu’on remarque plus nettement les rationalités divergentes en ce qui concerne le développement en général, et l’éducation en particulier. La rationalité des économistes fait qu’ils conçoivent les processus éducatifs comme des investissements qui doivent être mesurables en terme d’efficience. Dans ce contexte, on parle de coût-efficacité. L’efficacité est définie comme la capacité d’un programme à atteindre ses objectifs. L’efficience, quant à elle, se mesure aux résultats. Même si ceux-ci ne sont pas monnayables, on cherche leur équivalent de manière à établir une relation entre le coût qu’a présenté la mise en place de stratégies X pour atteindre des résultats X Y. Pour que la rationalité économique soit opérante dans la pratique, il est nécessaire :
D’identifier les objectifs du programme et de spécifier des buts en termes de résultats mesurables.
De mettre en route un plan d’évaluation dont la fonction sera de mesurer l’accomplissement des objectifs.
De définir des conclusions de l’ordre de « à tels coûts, tels furent les résultats ».
De faire des comparaisons avec d’autres programmes pour voir s’il y a moyen de diminuer les coûts tout en obtenant des résultats similaires.
Cette rationalité et chacune de ces étapes sont inopérantes parce qu’elles sont en contradiction avec la logique de l’action culturelle dans le champ de l’éducation.
Une discussion des trois derniers points, permettra d’élargir la réflexion entamée dans le chapitre précédent et de toucher aux deux premiers.
Les problèmes qui surgissent lorsque l’on veut définir les coûts d’un programme sont divers. Le point de vue le plus extrême consiste à identifier tout ce qui n’est pas bénéfice comme coût. On se demande alors ce qu’on entend par bénéfice ? Un exemple qui peut illustrer ce débat met en question le temps consacré volontairement par les paysans et les habitants d’un quartier comme participants et parfois aussi comme moniteurs de groupe dans les programmes d’éducation populaire. Cela représente-t-il un coût ou un bénéfice ? Selon la rationalité économique, on tend à considérer le temps volontaire comme un coût en argumentant que la participation aux programmes suppose un temps que les participants auraient pu consacrer à autre chose (un emploi productif peut-être) et qui aurait pu produire de meilleurs résultats. Le manque de finesse et de réalisme d’une telle rationalité est évident pour toute personne qui travaille avec les groupes populaires dans la perspective d’une transformation des structures d’oppression. Il est clair pourtant que pour la plupart des participants des programmes d’éducation populaire en Amérique latine, c’est cela ou rester chez soi parce qu’il n’y a pas d’emploi et pas non plus de voies de participation sociale et d’organisation. A cela nous devons ajouter les multiples modèles culturels qui encouragent la reproduction des relations de domination. Je fais référence ici au machisme, à la passivité, à la religiosité dans ses formes aliénantes, à la conscience mythique de la réalité, etc... Sachant cela, les heures hebdomadaires consacrées à l’organisation ou à l’enseignement pour les enfants en âge pré-scolaire doivent-elles être considérées comme un coût ou un bénéfice ?
Les conditions concernant le coût-bénéfice des programmes d’action culturelle supposent à leur tour qu’on s’interroge sur la rationalité à laquelle on recourt pour définir les indicateurs de l’évaluation. Quand il a fallu beaucoup d’argent pour arriver à ce qu’une communauté s’organise comme jamais elle ne l’avait fait auparavant, identifie ses problèmes et participe activement à la formulation et l’élaboration de stratégies de solution, pouvons-nous dire que la stratégie utilisée n ’a pas été efficiente à cause de son coût élevé ? Oui, si l’on considère seulement qu’il est moins coûteux d’engager une équipe d’experts étrangers qui fasse un diagnostic, propose des solutions et engage une équique plus importante pour mener à bien les améliorations. La relation coût-bénéfice n’est pourtant pas seulement une relation mathématique. C’est fondamentalement une relation qui a à voir avec la conception de coût, de bénéfice, avec la valorisation que les uns et les autres donnent aux changements attendus et à la signification que nous accordons aux processus qui les produisent.
Comparer des stratégies dans le champ de l’action culturelle en prétendant par là pouvoir prendre des décisions fondées sur la diminution des coûts pour obtenir les mêmes résultats est d’une telle complexité qu’une telle comparaison se révèle tout à fait inopérante. Il n’y a pas de programme comparable à d’autre, du moins au sens imposé par la rationalité économique. Même lorsqu’il s’agit d’une même stratégie, si elle est appliquée dans différents pays, avec des populations différentes, des éléments contextuels nouveaux sont introduits et ont un tel impact que chaque programme est unique. Les comparaisons sont en fait plus valides et plus utiles quand on décrit les éléments contextuels de manière à pouvoir les prendre en considération dans des situations similaires.
Restent cependant dans ce domaine quelques défis qu’il nous faut approfondir. Tout d’abord, l’importance de renforcer et de légitimer une rationalité alternative, celle de l’action culturelle de l’éducation. A ce sujet, on peut remarquer des évolutions significatives en Amérique latine : la pensée de Freire et toute l’expérience de l’éducation populaire. Cette rationalité ne peut se développer sur base du conflit réducteur quantitatif-vs-qualitatif ; elle doit se forger des concepts issus d’un contexte culturel donné. C’est seulement là qu’on peut comprendre la signification de la domination, de la solidarité, du changement de vie, ce qui donne sens à des formes déterminées de résolution des problèmes qui se donnent dans un tel contexte. Il faut en finir avec les oppositions superficielles qui éloignent le débat et voir la nécessité d’un changement de vision du problème. En ce qui concerne les coûts, ceux-ci doivent devenir une préoccupation centrale dans la rationalité de l’action culturelle. Il ne peut en être autrement dans un contexte de grande précarité, mais nos coûts doivent aussi être définis en tenant compte du contexte culturel. Ainsi, ce qui peut être considéré comme coût dans les pays développés est pour nous bénéfice et inversément. Ceci nous amène à reconsidérer et à revaloriser le concept d’efficience. Il n’est d’ailleurs pas exagéré de reprocher aux programmes d’éducation populaire de délaisser cette problématique des coûts-bénéfices. Soit en raison de son approche difficile, soit parce qu’une partie importante des financements provient d’agences étrangères, cette problématique ne constitue pas une préoccupation suffisamment discutée dans l’élaboration, l’implantation et l’évaluation des stratégies de changement.
De ceci, nous pouvons détacher quelques interrogations susceptibles de nous aider à approfondir cette discussion :
Quelle place est accordée aux études de coûts dans les évaluations ?
Quand faut-il faire ces études de coûts ?
Comment spécifier la relation entre coûts et bénéfices ?
Comment reconceptualisons-nous coûts, bénéfices, efficience dans le contexte culturel latino-américain, dans la problématique de l’action culturelle ?
Comment remédier au manque de communication réelle ? Comment améliorer la compréhension entre les promoteurs de programmes éducatifs et les agences de financement ?
Je désire entamer ce point en soulignant le caractère politique de l’évaluation. Plus on en fait usage pour la prise de décisions, plus on en fait un puissant instrument de pouvoir. L’évaluation n’est donc pas neutre. Il est d’abord essentiel de se demander qui évalue, pour qui et avec quel intérêt.
Généralement, les évaluations sont commandées par les pouvoirs financiers, parfois par les institutions qui promeuvent les programmes d’action culturelle, beaucoup plus rarement par les participants eux-mêmes. Parmi les évaluations les plus souvent demandées, on peut distinguer plusieurs types :
Celles qui sont commandées par les agences de financement et conduites par des experts provenant de ces mêmes agences.
Celles qui sont commandées par les agences de financement mais exécutées par des professionnels d’institutions locales.
Celles qui ont été demandées par les agences et menées par les participants sous le mode d’auto-évaluation.
Chacun de ces modes d’évaluation, selon ceux qui les exigent et ceux qui les réalisent, présente des axes distincts selon le rôle politique qu’ils remplissent.
Le premier type d’évaluation réduit au maximum la prise en compte des intérêts des bénéficiaires. Le second type permet, grâce aux idéologies locales, de pondérer les intérêts des agences de financement. Le troisième type intègre au mieux, le discours des participants et des bénéficiaires permettant ainsi que leurs interprétations soient à la source des prises de décision.
Ce dernier mode d’évaluation limite cependant l’analyse des variables nécessaires que les participants ne contrôlent pas : l’insertion d’une stratégie de développement, le problème des coûts, certains aspects techniques. Il est donc logique de penser que celui qui demande l’évaluation contrôle du même coup le processus de prise de décision et asseoit son contrôle en disant qui va faire et comment va se faire l’évaluation.
Cependant le problème est complexe et les différents points qui distinguent un type d’évaluation de l’autre ont d’importantes répercussions sur l’attention et le poids qu’on attribue aux divers intérêts présents dans un programme. Il y a notamment des conflits intéressants entre agences de financement et institutions locales de promotion éducative concernant les intérêts mis en jeu lorsque l’on définit les critères d’évaluation et de prise de décision. Ce sont souvent les institutions qui servent de médiateurs entre les intérêts des agences et les participants, sans oublier dans tout cela les conflits d’intérêts des professionnels eux-mêmes. La présence d’acteurs plus directement impliqués peut être représentée dans un triangle penché où l’inclinaison illustre la hiérarchie de la relation, ou les sommets représentent les intérêts particuliers et les perspectives propres et, enfin, où la distance entre les sommets illustre la proximité (ou l’éloignement) entre les acteurs eux-mêmes.
J’ai entamé cette réflexion en soulignant qu’il est important de se demander qui évalue, pour qui et dans quel intérêt ? Je voudrais détacher de ces questions la troisième : dans quel intérêt ? C’est à dire qu’il est essentiel de s’interroger sur le point de vue à partir duquel on fait une évaluation pour prendre des décisions. En ce sens, la question de qui la fait et qui la demande est secondaire. Il est concevable qu’une agence de financement, par exemple, veuille orienter ses décisions en se basant sur ce que pensent la base et les professionnels du programme et que ceux-ci, à leur tour, mènent l’évaluation avec sensibilité. Mais il est plus réaliste et peut-être plus pertinent de penser que les évaluations devraient rendre compte des conflits d’intérêts, de la confrontation des perspectives dans l’interprétation des programmes. Une bonne décision favorise certains et donne priorité à certains aspects par rapport à d’autres. Ce qui est important c’est d’expliciter comment on justifie ces décisions.
Il est donc central de s’interroger sur le type d’information qu’une évaluation doit recueillir pour fonder la prise de décision. Celle-ci doit se baser sur des informations concernant les conflits inhérents aux programmes, les idées-forces qui motivent les participants et le contexte dans lequel sont réalisées les stratégies éducatives.
Le processus d’évaluation doit tenir compte des différentes interprétations et créer des structures et relations entre les acteurs, de manière à faciliter les consensus lors de la prise de décision. C’est dire qu’il faut chercher des formes permettant l’expression des conflits plutôt que les supprimer par le contrôle et le pouvoir financier. L’évaluation ne peut tomber dans un tel piège.
Quelques questions peuvent contribuer à cette discussion :
Comment mettre progressivement l’évaluation au service des participants et bénéficiaires, de manière à augmenter leur participation dans le déroulement des stratégies locales ?
Quel type de décision faut-il prendre ? A quelle échelle ? Comment évoluer vers des consensus ?
Quel type d’information doit être à la base d’une prise de décision adéquate ?
Quelles structures et quelles relations peuvent favoriser une rencontre plus fructueuse entre le monde du financement, celui des institutions de promotion éducative et celui des participants et bénéficiaires ?
L’évaluation est un type de recherche qui propose un type spécifique de connaissances, lequel sera employé dans la perspective d’un changement. Cette démarche se rapproche de celle des chercheurs scientifiques. Cependant, dans le cas de l’évaluation, la discussion est généralement plus passionnée en raison des aspects techniques et politiques plus évidemment présents dans les résultats de la recherche évaluative.
Nous centrerons cette réflexion sur trois aspects problématiques :
La conception épistémologique sous-jacente aux schémas d’évaluation.
L’option méthodologique présente dans ces schémas.
Et l’utilité de la connaissance produite.
L’épistémologie de l’évaluation traditionnelle postule l’existence d’une réalité objective qui doit être étudiée par l’évaluation. L’objectivité est garantie par le recours à une méthodologie qui, au moyen de mesures, est capable de donner des informations sur ce qui se passe. De là, le recours dominant à des schémas expérimentaux et quasi expérimentaux qui reçoivent le statut d’évaluation scientifique.
Malgré les nombreux échecs et erreurs causés par cette optique traditionnelle, on cherche des alternatives qui permettent de s’éloigner des normes standard sans abandonner pour autant l’épistémologie de l’objectivité et une méthodologie visant à garantir cette objectivité. Cette évaluation est menée par des experts qui présentent leurs rapports aux instances bureaucratiques de pouvoir chargées de prendre les décisions.
Or, un changement d’optique signifie une conception différente de la réalité. Celle-ci est alors considérée comme un ensemble de pratiques, d’institutions et de relations qui sont représentées par les sujets avec des significations qui leur donnent sens. Il n’y a pas une seule réalité qui puisse être observée avec neutralité. Il existe des réalités définies selon la façon dont elles sont perçues subjectivement par les personnes qui les construisent. Cette épistémologie se concrétise en modèles d évaluation qui permettent les significations qu’accordent les personnes aux expériences qu’elles sont en train de vivre. Ces modèles envisagent la participation des sujets évalués en nommant et interprétant la réalité et par le recours à l’utilisation et, parfois, à l’élaboration d’instruments d’évaluation. L’attention étant portée à la contribution que l’évaluation peut apporter aux participants, on espère ainsi en rendre l’utilité plus équilibrée. Ceci se traduit parfois par des résultats d’évaluation qui peuvent être travaillés par les groupes de base, ou par des diaporamas permettant à ceux qui ne savent pas lire ni écrire d’accéder aux résultats.
Cette discussion soulève la question du type de connaissance que produit l’évaluation. S’il s’agit bien d’une connaissance pour le changement, elle sera définie différemment selon l’opinion prise. La validité scientifique reconnue à la connaissance produite à partir d’une méthodologie scientifique éloigne le processus d’évaluation du savoir qui caractérise les secteurs populaires. Ce qui ne fait qu’accroître la distance entre les sphères de financement et les évaluateurs professionnels d’une part, et les groupes de base d’autre part. Le savoir des couches professionnelles se présente comme un bloc compact et homogène légitimé par la science et qui s’oppose à un corpus de savoirs désarticulés et hétérogènes étant donné la diversité culturelle des secteurs populaires.
Rompant cette dichotomie, les évaluations alternatives cherchent d’une part à décoder le savoir scientifique en montrant qu’il est une construction sociale, historiquement située et, d’autre part, à reconnaître le savoir populaire en le valorisant comme un mode de connaissance qui met en relief les pratiques et interprétations des sujets. L’évaluation et ses schémas d’analyse doit donc prendre en considération l’existence et la validité d’e savoirs différents présents dans la réalité. Une évaluation pourra produire ainsi différents types de connaissances :
Des connaissances qui font référence aux participants dans leur vie quotidienne, qui font partie du sens commun et qui fondent des réflexions et décisions d’évaluation.
Des connaissances produites par l’application de méthodes plus rigoureuses.
Des connaissances inhérentes aux sphères de pouvoir et qui influent fort dans la prise des décisions, parfois indépendamment des résultats d’une évaluation spécifique.
Les quelques questions concernant cette problématique sont les suivantes :
Quels types de dialogues permettraient de construire des ponts entre optiques différentes ?
Que signifie produire une connaissance pour le changement dans les programmes d’action culturelle ?
Comment comprendre la relation entre le savoir dit scientifique et les savoirs des secteurs populaires ?
Les quatre aspects ici traités constituent une problématique en interrelation. Il est peu concevable d’approfondir un aspect de façon isolée. Le changement d’optique caractéristique de la logique de l’action culturelle suppose fondamentalement des formes de pensée, des méthodes et instruments qui servent plus adéquatement les besoins que nous devons satisfaire et le type de problèmes que nous prétendons résoudre dans le contexte des secteurs populaires en Amérique latine.
La perspective de l’évaluation qui est la mienne se base sur mon expérience en éducation populaire au Chili et se limite au champ de petits projets locaux dans lesquels les acteurs principaux sont les participants, les professionnels d’institutions qui promeuvent ces projets et les agences de financement. Ce travail est une analyse personnelle, mais qui s’est développée à partir d’une discussion collective à laquelle ont participé plusieurs collègues du Centre de recherches en éducation, CIDE.
Traduction de Laurence Bribosia
[1] Juan Eduardo García-Huidobro et Sergio Martinic : "Culture populaire : propositions de discussion", CIDE, Santiago 1983.
[2] Pour une discussion plus ample, voir S. Nilo, "Notes sur la qualité de l’éducation en Amérique latine", Séminaire de culture scolaire et de changement éducationnel, Santiago, juillet 1984.
[3] CIPP signifie Contextes, processus, produit. Pour une description du modèle, voir Daniel Stufflebeam et al.,"Educational évaluation and decision making", Itasca, Illinois, F. E. Peacock, 1971.
[4] Stuffelbeam retrace cette histoire dans Stuffelbeam, Kellaghan et Mavarez, "Le développement de l’évaluation dans la perspective du modèle CIPP", Ed. Hoy, sept. déc. 1982, n°71-72.
[5] Michael Scriven, "Goal free evaluation" (www.parklane.com.au/scripts/evalnet/ep_get.oci?code=134).