Nous rêvons d’un pays inexistant, entre nostalgie et possibilités. « Plus jamais » hurlons nous dans les rues, sur le papier, sur les murs et avec nos tripes. Mais plus jamais quoi ? plus jamais qui ? plus jamais comment ? quand ? Répondre pourquoi, pour qui, pour quand, ce sont des mots du présent et du passé, c’est plus simple, plus intuitif, c’est dire : « Pour que ça n’arrive plus, ne nous arrive plus, pour toujours » Tout le reste, ce qui n’importe pas mais qui importe tant, tout le reste n’est pas encore clair…
Le pays de Plus jamais.
Le Guatemala a connu 36 ans d’affrontement armé selon une Commission pour l’Éclaircissement Historique -CEH- approuvée et soutenue par les Nations Unies. Dans son rapport « mémoire du Silence » la CEH jette au visage de notre histoire nationale des chiffres ronds obscènes : plus de 45 mille détenus disparus, plus de 6 mille enfants disparus, vendus peut être comme des marchandises, d’autres exploités dans la servitude ou l’esclavage par les soldats de l’armée et leurs proches. 1 million de déplacés internes, plus de 250 mille assassinats, des centaines de villages rasés de la surface de la terre. Des femmes violées, des bébés assassinés avant même de naître ou lors de leurs premières années. Des récoltes ravagées et animaux domestiques massacrés, privant de moyens de subsistance les rares qui survécurent à la terreur. Des milliers de femmes et d’hommes torturés, d’autres exilés par centaines. Des actes génocidaires dans quatre régions principalement autochtones. Le rapport nous dit aussi que plus de 96 pourcents des « violations des droits humains » ont été commises par l’armée Guatémaltèque et par les forces de l’ordre, autrement dit par la police nationale et les autres forces de sécurité de l’État. Des chiffres ronds qui disent l’amour brisé, les rêves traqués, les sentiments, les affects et. De notre point de vue, en regardant l’histoire, ce n’était pas un « affrontement armé ». C’était du terrorisme d’État ; une armée, une police et tout un appareil étatique tournés contre les peuples, ayant brisé tous les habitants de ces 108.899 Km2 que les « qui » les « quoi » et les « comment » de notre histoire ont tracé entre les frontières.
D’après le rapport, le conflit armé a débuté à l’aube des années soixante du siècle dernier. Il dresse une liste exhaustive des causes de « l’affrontement ». Eh oui, voilà l’histoire, voilà sans aucun doute ce qui s’est passé selon les chiffres, les données, les faits, preuves et documents. Voilà le passé et voilà l’histoire. Mais le récit, la mémoire de ces faits, changent beaucoup selon que l’on écoute le chasseur ou la proie.
On oublie bien souvent dans les récits les peuples et leur mémoire. Une histoire faite de lutte de classes, de racisme, de colonialisme et traversée par l’amour, les affects, les sentiments et l’espoir.
Les accords de paix qui mirent fin à « l’affrontement » furent négociés entre élites, autour de la table dressée par la communauté internationale. Et au mépris des efforts des peuples du Guatemala, après beaucoup de sang versé et de souffrance, le non-respect de la plupart de ces accords et l’abandon total de leur feuille de route est une trahison des peuples, de leur mémoire et de leur avenir.
Il n’a pas fallu 9 mois (temps pour que naisse la vie) au gouvernement signataire de la paix - après 36 ans de conflit, de génocide et de guerre - pour privatiser les entreprises stratégiques de l’État en les réduisant à leur strict minimum et en les centralisant, ce qui explique notre Etat aujourd’hui failli et gangrené par la corruption.
Cependant la lutte pour la mémoire, la justice et la vérité n’est pas restée au point mort. Elle s’est incarnée dans des luttes telles que la recherche des disparus, la lutte pour le territoire mais aussi dans l’obstination des peuples pour construire démocratie, justice et bien vivre.
Il était une fois, les filles et fils du plus jamais
C’était le mercredi 30 juin 1999, l’armée du Guatemala célébrait les 128 ans de sa création sous la forme d’appareil d’occupation et de contrôle des territoires. Elle célébrait la naissance d’un bébé État qui grandissait en balbutiant, fils du maître d’un domaine qui allait hériter de la terre et des gens. 129 ans d’occupation, tant de sang versé et d’uniformes bien repassés, et nous autres qui nous obstinions à ne pas accepter la défaite. Eux si nombreux, nous si peu, eux avec leurs tanks, leurs armes et leurs enfants déguisés en Kaibiles (forces spéciales de l’armée Guatémaltèque) ; nous avec notre mémoire brandie sur affiches et banderoles et nos cris coincés dans nos gorges. Eux et nous, nous affrontant dans les rues, eux reprenant toute la rue, nous au milieu de la foule, à la marge, fous et résolus, portant notre inclassifiable mémoire, obstinés à ne pas subir l’éternelle défaite.
Ce mercredi là nous sortions en pleine lumière, après des mois à nous retrouver pour unir nos mémoires avec notre espoir et pour nous recoudre l’amour en lambeaux. Nous sortions dans les rues pour dénoncer la disparition des anciens, de nos mères, frères, grands-mères et grands-pères aux mains de l’armée Guatémaltèque. Nous voulions qu’ils nous disent où ils se trouvaient, où ils les avaient jetés et par-dessus tout qu’ils nous les rendent tels qu’on les avait quittés : au moment le plus productif et sain de leurs vies, avec leurs gentillesses et leurs défauts, leurs visages lucides et leurs idéaux intacts, avec leur sourire honnête et leur regard profond, avec leur voix puissante et leur conviction inébranlable, décidés à construire un monde juste, inclusif, égalitaire et solidaire.
Peut-être que notre lutte et celle de nos mères, pères, grands-pères, grands-mères, oncles et tantes avait commencé par la recherche physique et matérielle de celles et ceux que l’on nous avait arrachés. En tous cas dans cette recherche nous rencontrions leurs idées, leur compréhension des contradictions violentes que nous imposaient la classe sociale ayant détourné la force créative et le travail de nos peuples, dérobant aussi nos terres et nos ressources pour produire des capitaux. La classe qui avait manipulé et colonisé nos corps et nos esprits, et subjugué notre aspiration naturelle à une vie meilleure. Là, dans cette recherche nous avions trouvé l’essence de leur absence. La raison -notre raison - d’être en vie, la collectivité de nos histoires et le fondement de notre mémoire.
Au long de ce chemin que nous avions entamé le 30 juin 1999, quand on avait commencé à faire nombre, quand certaines venaient et d’autres allaient, nous avons revêtu l’identité de nos pères, mères et ancêtres. L’héritage et l’identité d’être fils et filles du pire et du meilleur qu’avait engendré ce pays. Le rêve du juste et le cauchemar de l’usurpateur. L’amour relégué aux marges de l’histoire, la résistance contre la faim, la misère et l’oubli. Mais aussi la faim elle-même, la détermination de ne pas savoir ni vouloir. Nous sommes fils et filles d’une histoire de souffrance et de la conviction historique de ne jamais renoncer à notre droit à être libres, à lutter pour la liberté, pour la tendresse, pour les affects et l’amour, pour la justice que porte en elle la vengeance d’être encore en vie, pour continuer à rêver et travailler afin que la vie à venir soit meilleure. Oui. Mais aussi au nom de celles et ceux dont nous suivions la trace.
Nos pères et mères sont l’insurrection et la terreur de qui voudrait l’écraser. Nous avons le racisme contre nous car on a voulu nous biberonner à l’oubli et à l’indifférence envers les peuples opprimés et esclavagisés. Nous sommes drapés de l’élan vers la justice et la liberté. Nous avons grandi tant bercés par les rêves de libération que troublés par les cauchemars de terreur et de disparition. Nous sommes enfants de la vie, de l’amour, de l’espoir et de la terreur. Nous savons cependant que notre passé n’est pas fait de blanc et de noir, de gentils et de méchants. Notre histoire est ne fait qu’une, mais elle est tiraillée de contradictions, de la lutte entre les privilèges et les droits, entre les classes opprimées et les classes dominantes, du récit de la haine.
Dans ce pays, entre ses volcans endormis et ses montagnes vigilantes, résonnent depuis toujours les voix du plus jamais, toujours plus jamais, parce qu’eux, ceux qui ont voulu détruire et anéantir la vie poussent comme des mauvaises herbes entre le sang et la ruine, mais nous, nous qui défendons une vie juste et digne, nous poussons comme les graines à l’abri entre pierres et ruisseaux. Et Plus jamais c’est le passé et le présent, et nous sommes ses fils et ses filles.
La mémoire contre la nostalgie
Quand nous avons commencé à unir de nos mémoires, à regarder l’histoire avec l’avidité de qui recherche la justice, alors la raison d’être d’une armée d’occupation, de ses méthodes et tactiques pour écraser le mécontentement et les mouvements sociaux et populaires jusqu’à commettre un génocide s’est révélée à nos yeux. Paradoxalement, ceux que l’armée de l’oligarchie et des propriétaires terriens a éliminé physiquement nous réapparaissent comme un héritage d’idées de ce qu’il est possible humainement et matériellement d’obtenir : le triomphe de la révolution d’octobre et le printemps démocratique d’Arévalo et Arbenz ; les luttes pré-insurrectionnelles des étudiants DE LA DEDU MEDIA contre le régime du général Miguel et Digoras Fuentes ; les luttes mondiales pour la libération ; les grandes marches paysannes et la lutte révolutionnaire armée contre la classe des oppresseurs et l’État génocidaire du Guatemala. Et à travers ces idées et exemples de la lutte dans notre histoire, nous avons compris que cette mémoire que nous défendons n’a rien de la nostalgie, il s’agit de la mémoire des possibles. C’est justement à cela que s’oppose l’État criminel, celui dont nous ne voulons plus jamais. Voilà pourquoi le racisme, le pillage, la spoliation, la répression, la misère, la corruption, la persécution et la mort ; le fascisme réinstauré dans les nouvelles institutions. Voilà pourquoi nous crions, encore et encore à travers notre histoire : Guatemala plus jamais, voilà pourquoi nous misons sur cette mémoire des possibles. Voilà pourquoi nos marches, nos cris pour les disparus, les embuscades aux génocidaires ; voilà pourquoi les photographies des disparus, assassinés et massacrés collées à tous les murs, affichées comme des promesses d’amour. Nous marchons avec qui a pris la rue pour destituer un génocidaire en 2015, tout en sachant que aurions pu construire bien plus ; nous comprenons comment l’esquisse d’un possible progrès et d’une remise en cause a fait se demander à des milliers de personnes allant voter le 25 juin 2023 : peut-on changer de cap ? Nous nous sommes investis à corps perdu dans la prise de pouvoir d’un nouveau gouvernement montrant des signes encore timides de progressisme le 14 janvier 2024.
Il reste beaucoup à faire pour que ce changement de cap comprenne la valeur et l’importance de la mémoire des peuples, de la reconstruction du tissu social comme fruit de la vérité et de la justice ; du travail devant être mené à long terme pour les peuples historiquement exclus. Il faut les inclure dans la construction d’une nouvelle réalité nourrie par les utopies et les luttes des hommes et femmes disparus, pour revendiquer leur vie en rendant possible un changement structurel menant à la justice sociale et au bien vivre, pour mettre fin au génocide perpétré depuis des siècles.
Quand nous pensons aujourd’hui à notre passé épique fait de lutte et de résistance, qui ne croit pas aux mensonges de la haine, qui sait que le besoin de vengeance émane de l’amour et de la volonté d’un monde meilleur alors nous sommes plus fort. Alors notre mémoire devient l’arme ultime contre l’impunité, les mains corrompues et le cœurs pourris par le pouvoir et la nostalgie de l’autoritarisme. C’est parce que notre exercice mémoriel rejette toute nostalgie et accueille tout possible. Notre mémoire est un exercice collectif de pouvoir et de puissance émancipatrice.
Plus jamais à jamais
Dans ce pays du plus jamais à jamais, nous entrevoyons maintenant un petit répit, une petite fissure qui se creuse où cherchent à avancer de nombreuses forces. Ce sont des graines timides germant au milieu des grandes plantations semées par deux monocultures prédatrices : celles des grands capitaux et du narcotrafic.
Pourtant les exilés restent ici. Le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif restent aux prises des criminels de toujours. Les ombres de la terreur, des deux démons du bien et du mal pèsent sur les cerveaux des masses, créant un climat de polarisation. Des démons, deux idées, bien et mal. Pour atteindre plus jamais à jamais, il faut comprendre collectivement qu’il ne s’agit pas ici de dualité, de polarisation, de deux pôles qui s’affrontent. Ce pays est complexe, dialectique, mais ne fait qu’un. Son histoire également ne fait qu’une. Histoire entachée d’exclusion, de colonialisme, de racisme, d’impunité et d’injustice, certes. Racontée selon des intérêts conflictuels, prise dans la lutte des classes et dans le conflit mémoriel pour contrôler le récit. Mais cette complexité la rend plus transparente et remodelable, parce qu’elle ne fait qu’une, ce plus jamais à jamais devient envisageable.
Tant que nos proches seront des disparus, tant que leurs luttes et idées ne seront pas comprises comme des possibilités ouvertes à nos forces sociales et capacités de transformations sociopolitiques, alors cet horizon pour s’éloigner indéfiniment pour les grandes majorités de ce pays. En nous concentrant sur les leçons tirées de notre mémoire collective, nous comprenons, enfants de l’histoire de la mémoire et du plus jamais que cette possibilité d’un pays pour tous et toutes, de justice et d’équité n’adviendra qu’avec l’abolition de l’armée Guatémaltèque. Il suffit de comprendre sa nature de défense historique de la classe dominante et d’outil répressif aux mains de l’oligarchie. L’armée doit rompre son pacte de silence qui jette un voile sur le sort des plus de 45000 détenus et disparus.
Il est urgent pour la construction d’une véritable démocratie d’accéder aux différentes infrastructures militaires pour y rechercher les détenus et les disparus. Tout comme l’est une enquête indépendante et transparente dans ces lieux historiquement liés aux violations des droits humains. Il faut exhumer les corps là où l’on a repéré des charniers. Rétroactivement et sans se protéger derrière le concept de Sécurité Nationale, il faut réduire significativement les dépenses militaires, qui doivent être gérées démocratiquement. Il faut mettre en œuvre une politique de déclassification, de protection, de sauvegarde et de publications des archives militaires du conflit armé interne (1960-1996). C’est d’autant plus vrai pour les archives de la police nationale, de l’état-major présidentiel et du bureau du procureur général, et celles ayant trait aux adoptions irrégulières d’enfant durant ce conflit, pour permettre leur identification. Seule cette interprétation de la mémoire et de l’histoire léguée par ceux qui ne sont plus, couplée à l’héritage révolutionnaire pourra permettre aux peuples de faire valoir leurs luttes et revendications d’une transition vers un pays plus juste dans la diversité et la dignité. Ce possible chemin du plus jamais à jamais est la promesse de retrouver les nôtres et leurs idées toujours en vie et de jurer que nous obtiendrons justice, sans jamais oublier.
Notre vengeance
comme être le cauchemar
d’un bourreau.Peut-être,
parfois
je veux juste devenir
le permanent cauchemar
d’un bourreau.Voilà sans doute pourquoi je plonge dans la mémoire.
S’y accrocher
Au nom de ces histoires
un jour racontées.Au nom de la mère qui attend,
Au nom de la fille qui regrette.
Être le cauchemar d’un bourreau
Le sang en fusion
lui brûlant les mains
dans ses nuits infernales
où la mémoire assaille l’oubli.Être constant rappel de honte
fantôme en ce chemin de mort,
prenant vengeance de ses idées
l’idée et la lutte
réchappées de la mort et la ruine
vengeance et victoire sans oubli
puis nous, femmes et hommes
Refusant oubli et défaite.