Je suis arrivé au Guatemala dans le cadre d’un voyage de travail. L’une de mes tâches chez ITECO est la mise en place du « Réseau Tricontinental d’Éducation Populaire et de Décolonisation » que nous promouvons avec Frères des Hommes (FdH) Belgique, l’ Association pour la promotion de l’entreprenariat féminin (APEF) du Congo et l’Association pour le Développement Communautaire (ASERJUS) du Guatemala. L’intention de ce réseau est de contribuer à réflexion sur ce que pourrait être la construction d’une « citoyenneté mondiale en s’inspirant des expériences de partenaires évoluant dans différents contextes ; il inclut des dimensions Nord-Sud, multiculturelles et avec comme point d’entrée l’éducation populaire. »
La deuxième rencontre du réseau, prévue au Guatemala en octobre 2023, a été reportée en raison de la crise politique que traversait le pays [1] . Nous sommes arrivés finalement en mars 2024. Les objectifs de cette deuxième rencontre étaient de (1) connaître le travail mené par SERJUS pour accompagner les peuples mayas dans la défense de leurs terres/territoires ; (2) clarifier les objectifs de notre réseau. Dans une large mesure, une question qui continue de nous traverser est la suivante : comment promouvoir un espace d’articulation tricontinentale ?
Personnellement, j’étais très content de tout ce que nous allions vivre. De plus, j’étais très excité parce que j’allais (re)rencontrer le H.I.J.O.S. Guatemala. Après 14 ans, je reverrais deux sœurs d‘histoire et de luttes !
Dans ce récit de voyage, je vais vous raconter un peu tout ce que j’ai vécu, senti et pensé. Sur les résistances mayas, les luttes de SERJUS, le H.I.J.O.S. et ce que ce voyage, ces rencontres, m’ont amené comme réflexions sur le Pérou – là où je suis né – et la Belgique, là où j’habite actuellement.
Résistances Mayas et SERJUS
Nous nous sommes installés à Guatemala Ciudad aux premières heures du samedi 2 mars. Le voyage avait été long, avec plusieurs escales, donc dormir n’était pas un problème malgré le décalage horaire de 8h. Ce premier jour, nous nous sommes promenés dans le centre historique et dans l’après-midi, nous avons eu une réunion dans les bureaux de SERJUS pour finaliser les détails de la semaine de travail. Là, ils nous ont dit que la première activité serait une cérémonie maya, pour se connecter à la nature et offrir notre gratitude à tous les éléments qui entourent les êtres humains mais aussi demander la permission aux ancêtres, aux divinités et à la nature pour la semaine de travail.
Le dimanche, nous sommes partis très tôt pour la ville maya d’Iximche, un lieu sacré où sont pratiquées encore aujourd’hui ces cérémonies des peuples mayas. À mi-chemin, nous nous sommes arrêtés pour le petit-déjeuner et là, nous avons été rejoints par Don Domingo, autorité ancestrale de San Andrés Semetabaj Sololá, porte-parole des autorités ancestrales d’Iximulew et qui allait diriger la cérémonie maya que nous allions vivre.
Arrivés à l’endroit indiqué, les collègues de SERJUS, suivant les instructions de Don Domingo, ont organisé l’autel pour être brulé, en suivant les traditions et cosmovision des peuples maya. Ils formaient un cercle très coloré avec des bougies, des fleurs, de l’encens, des grains qui représentaient les points cardinaux, les divinités et les différentes éléments de la nature. C’est Don Domingo lui-même qui a allumé le feu et a commencé l’invocation en k’iche’. Ainsi, nous avons commencé la cérémonie qui a duré quatre heures.
Tout au long de la cérémonie, guidés par Don Domingo, nous avons parcouru un par un tous les Nahuales [2] , il nous a parlé en espagnol de la signification spirituelle et de la relation de chaque nahual avec la complexité de la vie, de son lien avec notre vie quotidienne, avec le passé, le présent et l’avenir. Ensuite, Don Domingo priait en k’iche’ pendant que nous réfléchissions mentalement à la signification de chaque Nahual par rapport à nos vies. À la fin du moment dédié à chaque Nahual, à l’unisson, nous jetions dans le feu les éléments représentatifs de ce Nahual, et répétions des phrases en k’iche’, à la suite de Don Domingo.
Je sens que c’était la première fois que, dans une cérémonie spirituelle, je me sentais aussi connecté aux personnes qui m’entouraient tout en pensant à mon histoire, à mes ancêtres, en les sentant dans ce présent et en pensant à tout ce que j’ai construit. Un moment très significatif – et qui nous a particulièrement unis – fut le moment du Nahual Keme, qui symbolise la mort, l’harmonie et la renaissance ; c’est à ce moment que nous communiquons avec nos ancêtres pour apprendre à trouver la paix et l’harmonie véritables. Beaucoup d’entre nous avons pensé à ce qui se passe en Palestine, et Don Domingo a consacré quelques mots à prier pour que le génocide prenne fin et que nous parvenions réellement à construire un monde de paix.
Pendant quatre jours, nous avons visité différentes villes entre Quetzaltenango et Guatemala Ciudad. Dans chacune d’elles, nous avons rencontré des collectifs qui s’étaient organisés pour défendre leurs territoires contre les entreprises extractives comme dans les cas de la vallée de Palajunoj, de Santa Cruz Chinango, de Chinautla et de La Puya.
Après d’avoir écouté leurs histoires, j’ai l’impression que dans les différents territoires guatémaltèques, principalement ceux habités par les populations mayas et garifunas, il y a un chevauchement historique des violences. À la violence coloniale, se sont ajoutées celles exercées par l’État républicain du Guatemala, la période très violente de la guerre civile (1960-1996), et aujourd’hui s’ajoute la violence de l’extractivisme minier et agricole. Violence de l’extractivisme qui s’est paradoxalement accrue après la signature des accords de paix entre les guérilleros de l’Unité révolutionnaire nationale guatémaltèque - URNG et l’État guatémaltèque en 1996.
La dégradation de ces territoires est une des conséquences plus visible de cette histoire. Nous avons pu vérifier notamment ceci dans la vallée de Palajunoj, où l’exposition aux polluants était particulièrement notoire, ce qui nous rendait même la respiration difficile. Là, dans les airs, on pouvait voir les fumées qui masquent aujourd’hui les volcans qui faisaient autrefois partie du paysage. Fumées produites par les explosions des différentes entreprises minières dédiées à l’extraction de matériaux de construction.
Dans ces lieux, l’État n’arrive pas pour résoudre les problèmes ou satisfaire les besoins des populations, mais plutôt pour imposer, avec le concours de forces armées, des projets extractifs. C’est le cas de La Puya, où en 2012 pendant des jours, la police et l’armée ont protégé les travailleurs de l’entreprise Kappes, Cassiday & Associates afin qu’ils puissent amener toutes leurs machines et commencer l’extraction des minéraux.
Ce contexte très compliqué pousse les populations à migrer principalement vers les grandes villes, parce que leurs territoires sont pollués et qu’elles ne peuvent plus vivre de l’agriculture, elles ne trouvent pas de travail et également parce que les services de base tels que la santé ou l’éducation ne sont pas disponibles dans leurs territoires. Vilma de SERJUS n’hésite pas à l’affirmer : ce n’est pas une migration. C’est en fait un déplacement forcé. Mais elle va plus loin : ils veulent faire disparaître, soustraire les peuples autochtones à la vue et à l’imaginaire social, non seulement parce qu’ils sont des peuples autochtones, mais à cause de tous leurs savoirs et toutes leurs luttes.
Le travail mené par SERJUS cherche à faire face à ces réalités et à les transformer. Nous avons été témoins de l’énorme travail – politique et juridique – mené dans chaque territoire pour soutenir les organisations locales dans leurs luttes pour la défense de leurs territoires et pour la revalorisation des cultures mayas. Nous avons aussi pu partager des moments dans les écoles de formation qui, inspirées de l’éducation populaire, favorisent le revalorisation et le dialogue des savoirs pour poursuivre leurs luttes [3].
Les deux derniers jours de notre séjour ce sont passés à Panajachel. Nous avons décidé de les consacrer à la construction de notre réseau et à mieux nous connaître, comme personnes et issues d’organisations. Ce fut un échange très riche, au cours duquel chaque organisation a eu l’occasion de commenter son travail et le contexte dans lequel elle le développe. Les échanges après chaque intervention nous ont permis d’approfondir les réflexions et de trouver des points communs et les différences qui nous enrichissent.
À notre tour, nous avons parlé d’ITECO, de notre travail en tant que centre de formation et d’appui pédagogique, du contexte belge et des défis que cela pose pour une ONG comme la nôtre, composée d’un mélange de personnes originaires du Sud et de la société belge, qui pratiquent la gestion collective et qui s’inspirent de l’éducation populaire des Suds.
Il y a eu beaucoup de questions sur notre façon d’aborder des sujets tels que l’interculturalité dans le contexte belge, le développement et les relations nord-sud, la transition énergétique. Je réfléchis encore à la manière dont une expérience se transmet, à la manière de faire sentir les défis auxquels nous sommes confrontés.
C’est ce que je pensais quand un collègue nous a demandé : quel est le rôle des grands-parents en Belgique ? Les écoutent-ils, guident-ils les nouvelles générations ? Je ne savais pas quoi dire, je n’ai pas ressenti cette relation en Belgique avec les ancêtres. Mais mon collègue a dit quelque chose qui me fait réfléchir : il est difficile d’écouter les grands-parents belges, beaucoup de ces personnes étaient des colonisateurs, ce sont eux qui ont causé tant de dégâts et de souffrances dans les colonies belges, quelque chose dont jusqu’à aujourd’hui on n’a pas parlé ou abordé en profondeur.
Et, oui, parler des grands-parents, c’est parler de notre passé, de leur héritage, de tout ce qui a influencé notre présent. Alors, face à cette difficulté et à tous les dégâts qui accompagnent le fait de ne pas pouvoir en parler, comment promouvoir un processus qui confronte et remet en question ce passé désastreux – la colonisation – et tout ce dont nous avons hérité, ce que nous avons acquis et ce qui nous a été imposé ? Pour moi, résoudre ce problème est essentiel pour comprendre notre présent et construire de nouveaux avenirs.
Le H.I.J.O.S. du continent
Je fais partie d’un collectif péruvien appelé HIJXS de Perú, qui, à son tour, fait partie du réseau international Fils et Filles (Hijos e Hijas) pour l’Identité et la Justice contre l’Oubli et le Silence – H.I.J.O.S. Ce réseau rassemble des personnes victimes de la terreur d’État exercée pendant les dictatures latino-américaines des dernières décennies du XXe siècle. Des collectifs qui luttent pour la justice, la construction de mémoires et la défense des droits humains.
Ce collectif existe également au Guatemala et depuis ma première promenade dans les rues du centre-ville, j’ai beaucoup aimé ressentir la présence de H.I.J.O.S. dans l’espace public. De temps en temps, je tombais sur un empapelada : des centaines de visages imprimés en noir et blanc sur des feuilles A4 collées sur les murs. Des visages accompagnés de leurs noms, avec une phrase qui nous disait qui ils étaient au moment de leur disparition pendant la guerre interne au Guatemala (1960-1996), et toujours accompagnés des phrases : « Où sont-ils ? 45.000 ont disparu, pour la mémoire, la vérité et la justice, sans oublier ni pardonner ! »
Je marchais fièrement. Je n’avais pas collé une seule de ces images, mais je fais aussi partie de H.I.J.O.S. Alors que nous marchions, je disais à mes collègues de travail que ces papiers peints étaient faits par mes frères et sœurs d’histoires, toutes dures, douloureuses, mais surtout mes frères et sœurs de luttes, pour la mémoire, la vérité et la justice.
Mais leur présence n’est pas seulement dans les rues. Ils font partie de nombreux processus au Guatemala. Ils ont collaboré avec de nombreuses institutions de l’État et de la société civile. Je trouvais très puissant, et j’ai été ému d’apprendre que certains d’entre eux avaient contribué à l’élaboration de la dernière salle de la Maison Musée de la Mémoire, en essayant de relier les luttes du passé à celles du présent.
Quelques jours avant notre départ du Guatemala, une rencontre a été organisée avec plusieurs personnes du collectif. Assis là, côte à côte et autour d’une table, nous avons trinqué et conté. À part moi, ils se connaissaient tous, mais personne n’a hésité, quand on l’a invité à se présenter, à raconter l’histoire qui l’a amené à faire partie d’H.I.J.O.S. Ce n’était pas un moment facile, il y avait beaucoup de choses dans l’air, et pas seulement ma présence. C’était spécialement dur quand un compa [4] a raconté son histoire de déplacement forcé, lorsqu’à l’âge de 4 ans, il a dû traverser la frontière entre le Guatemala et le Mexique au milieu des balles des militaires.
Il y avait aussi toutes nos émotions dans l’air, mais surtout celle de notre frère qui, à un moment donné, ne pouvait plus supporter tout ce que cela signifiait d’être à la veille de la commémoration du 40e anniversaire de la disparition de sa tante, la sœur de sa mère, le 8 mars 1984. Il est allé se coucher et je pensais à tout ce que cela signifie pour nous de commémorer nos proches, les multiples facettes que nous traversons, de la dénonciation la plus publique que nous puissions faire, aux émotions les plus intimes que nous pouvons ressentir.
Je n’ai pas eu l’occasion de raconter mon histoire faute de temps. Mais je sens que ce n’était pas nécessaire, plusieurs la connaissent. Au-delà de cela, j’ai l’impression que même si je ne l’ai pas « racontée », tout le monde a ressenti l’histoire partagée, et c’est pourquoi ils m’ont confié leurs histoires de vie et de luttes. C’est pour ça qu’ils me l’ont contées, parce qu’ils me sentaient comme un frère, parce qu’ils savaient que je serai là, que je ne partirai pas. Parce que nous savons que nous continuerons à nous battre pour la vérité et la justice !
Retour réfléchissant
Il n’y avait pas de temps pour plus. Ce même dimanche, nous sommes partis pour Guatemala Ciudad et le lundi, très tôt, nous sommes allés à l’aéroport pour prendre le vol vers le Costa Rica où nous continuerions à rencontrer des expériences de luttes et d’éducation populaire.
Quand je repense à ces jours, je pense à la composition du réseau : des organisations et des personnes de trois continents : l’Afrique, l’Amérique latine et l’Europe. Et je me demande ce qui s’est passé pour que, après tant d’années de relations étroites, de luttes communes contre le colonialisme et l’impérialisme, et pour les indépendances et les révolutions, des années 60, 70 et 80, nous soyons aujourd’hui si éloignés les uns des autres, sans nous (re)reconnaître les uns les autres ? Ou est l’esprit de la tricontinentale [5] ?
Après deux rencontres, en Belgique et au Guatemala, je sens qu’il y a plusieurs questions et luttes qui nous unissent, principalement celles liées à l’interculturalité et au métissage, d’une part, et à la mémoire historique d’autre part. Les deux sont traversées par une colonialité encore présente.
Certes, ces débats se déroulent différemment dans chaque pays. Par exemple, dans de nombreux pays d’Amérique latine, le discours du métissage est utilisé pour nier l’existence des peuples autochtones et donc comme un moyen de ne pas reconnaître leurs droits. Au contraire, en Europe, le métissage est souvent une façon de défendre l’appartenance à un pays, une façon de dire « je suis d’ici, moi aussi ». Mais partout, les relations entre les différents groupes sociaux, d’origines différentes, sont marquées par le racisme colonial qui hiérarchise les sociétés, les personnes entre elles et continue de placer l’homme blanc bourgeois du Nord global au sommet.
En ce qui concerne la mémoire historique, nous pouvons voir combien il est difficile d’aborder le passé et les conséquences de tant de violence historique dans le présent. Il y a, au Nord comme au Sud, une recherche de contrôle des lectures que l’on peut faire de notre passé pour justifier les horreurs commises, ainsi que les bénéfices que certains groupes sociaux (hommes d’affaires, politiciens de droite, forces armées) en retirent, dans le présent. Dans les différents pays du Sud qui composent notre réseau, il est difficile de parler du colonialisme d’hier et d’aujourd’hui, ainsi que des guerres internes et des dictatures de la fin du siècle dernier.
Dans les pays du Nord, comme la Belgique, il est encore difficile de parler du colonialisme qu’ils ont exercé dans les pays du Sud, mais aussi du colonialisme actuel envers les diasporas de migrants de leurs anciennes colonies, qui habitent aujourd’hui au Nord.
En Amérique latine, les différents groupes d’H.I.J.O.S. disent toujours « La mémoire est un combat qui nous unit ! » Et je pense à ce que pourrait être une lutte commune à tous les peuples du Sud et du Nord. Des espaces tels que le réseau tricontinental d’éducation populaire et de décolonisation peuvent jouer un rôle important dans la réarticulation de nos luttes et dans la construction de sociétés décoloniales.
[1] Différents articles inclus dans ce numéro de notre revue ANTIPODES développent cette crise et ses causes historiques et structurelles.
[2] Dans le contexte du calendrier maya, un nahual est un esprit ou une énergie associé(e) à chacun des jours du calendrier. Chaque nahual possède des caractéristiques uniques et symbolise des aspects spécifiques de la nature et de la vie humaine. Ces nahuals font partie intégrante du système calendaire Cholq’ij, qui compte 260 jours et est basé sur les cycles de la lune, la période de gestation des humains et la croissance du maïs.
[3] Pour plus d’informations sur le travail de SERJUS, vous pouvez consulter leur site web ou bien l’article « Lutte pour le Territoires » de Rafael Salgado paru dans ANTIPODES num. 236 « Paulo Freire aujourd’hui »
[4] Compa pour Companero compagnon de lutte.
[5] La première conférence de solidarité des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine12, connue sous le nom de première conférence tricontinentale de La Havane (ou La Tricontinentale), est une réunion politique internationale qui s’est tenue du 3 au 15 janvier 1966 à La Havane (Cuba) et à laquelle ont participé plus de 500 délégués de 82 nations d’Afrique, d’Asie et des Amériques afin de former une alliance contre le colonialisme et l’impérialisme militaire et économique.