Afrikän Protoköl

Mise en ligne: 12 décembre 2014

De la musique bukinabo-belge et belge-burkinabé, par Guillaume Van Parys

L’idée de ce projet était en moi depuis longtemps. Cependant, c’est mon premier voyage au Burkina Faso fin 2010 et ma rencontre avec le batteur burkinabé Moïse Ouattara qui l’ont rendu soudainement possible. La transition brutale entre la neige belge de ce mois de décembre et le soleil de plomb burkinabé d’une part, ainsi que la chaleur humaine d’autre part, m’ouvrirent soudain de nouvelles perspectives. Parti sur un coup de tête et sans autre soif que celle de l’inconnu, j’ai senti dès mon arrivée à Ouagadougou que ma présence là-bas marquerait le début d’une nouvelle étape dont je ne pouvais pas encore cerner le contour. En quelque sorte, j’y étais pour savoir pourquoi je sentais que je devais y être.

Dès mon arrivée, je fus plongé dans un agréable bain de couleurs contrastées, de chaleur et de rires généreux et communicatifs. Mes pressentiments par rapport à ce pays se confirmaient à mesure que je découvrais, impressionné, les richesses culturelles du Burkina Faso. Je commençais petit à petit à remarquer certains traits d’émancipation identitaire postcoloniale dans la culture burkinabée qui ne manquaient pas d’attiser plus encore ma curiosité. J’étais en effet heureux de constater que ce peuple ait pu préserver cette richesse et empêcher que la colonisation ou la politique n’anéantisse ou ne spolie complètement leur culture. Le terrain était donc fertile à la germination d’un projet transculturel conscient.

Au milieu de ces découvertes, un livre vint alimenter mes réflexions lors de ce voyage. Intitulé « Thomas Sankara parle - La révolution au Burkina Faso 1983-1987 », ce livre retranscrit les principaux discours prononcés par ce leader révolutionnaire depuis son accession au pouvoir en 1983 jusqu’à son assassinat en 1987. Difficilement trouvable au Burkina Faso, ce livre constitue un objet hautement subversif, m’avait-on prévenu. M’efforçant de comprendre le contexte local, je mesurais la profondeur du contraste entre les discours révolutionnaires des années quatre-vingt et ce que je voyais et entendais sur place vingt-cinq ans plus tard, avec ma sensibilité. Quel héritage la révolution et ses idées ont-elles laissé dans le Burkina d’aujourd’hui ? Quels souvenirs de Thomas Sankara gardent les Burkinabés ? Comment comprendre les nombreuses injustices qui traversent la société burkinabée ? Telles furent mes premières réflexions au contact de la réalité du Burkina Faso.

J’ai rencontré Moïse Ouattara au Reemdoogo, lieu de répétition incontournable pour les musiciens à Ouagadougou, et nous nous sommes bien vite trouvés des affinités. Il m’a introduit à sa culture avec une bonne humeur contagieuse et un humour bien décalé et nous avons échangé en musique ce que les mots ne pouvaient dire, amorçant ainsi la rencontre burkinabo-belge.

Lors d’une discussion à Bobo-Dioulasso, capitale culturelle et sanctuaire de la musique traditionnelle du Burkina, Moïse et moi évoquions le contraste entre la diversité des rythmes traditionnels burkinabés et la musique formatée diffusée sur la majorité des radios, télévisions et dans tous les maquis ou bars au Burkina. Cette musique est communément appelée le coupé-décalé. Elle est bien souvent programmée par ordinateur et comprend un chanteur ou une chanteuse de qualité aléatoire. Elle est dominée par le soukous, un rythme d’origine congolaise très dansant, arrivé au Burkina via la Côte d’Ivoire. La programmation musicale par ordinateur au Burkina est très populaire. Elle a fait émerger beaucoup d’« artistes », davantage motivés par le mirage bling bling d’une ascension musicale fulgurante que par ses nouvelles possibilités artistiques. Elle a aussi engendré une baisse de la qualité de la musique proposée en enregistrement et en live, puisque l’idée était acquise qu’on pouvait désormais se passer de musiciens pour cela. Au Burkina comme en Belgique, la plupart des médias se font complices de l’uniformisation de la culture, délaissant la diversité pour le succès commercial, l’inconnu pour le connu, le courage pour la peur.

Joignant l’acte à la parole, et avide de mieux connaître ce trésor oral que représente le patrimoine rythmique du Burkina, j’ai proposé à Moïse d’enregistrer quelques uns des multiples rythmes traditionnels (normalement joués sur des instruments traditionnels) qu’il a appris à connaître et qu’il a transposés dans son jeu de batterie (instrument moderne). Ainsi, nous sommes partis à la recherche d’une batterie dans un endroit calme, accompagnés de mon fidèle enregistreur portable. Une demi-heure de moto plus tard, nous poussions les portes d’une église protestante de la périphérie de Bobo-Dioulasso, seul endroit où nous avons pu trouver une batterie dans un état potable. Moïse s’installe et commence à jouer différents rythmes ethniques du pays et de la sous région (Gourounsi, Warba, Wiiré, Lobi, Sâaré, Samogo, Dagara, Bobo, Dafi, Bwaba, Wolof, Peul, Mandingue) tout en me donnant différents détails sur les rythmes en question. Tout aussi excité qu’attentif, je pris progressivement conscience du caractère précieux et fondateur de cette session d’enregistrement, de ce voyage, de ces rencontres.

Je n’avais pas encore d’idée précise de ce que j’allais faire de ces enregistrements ni de tous les multiples concerts, rencontres musicales (dont le flamboyant Yizih), conversations et ambiances enregistrés pendant ce voyage. Mais j’étais mû par une direction, à la recherche d’une certaine authenticité musicale, d’une musique qui soit encore connectée aux actes de la vie.

Le retour à Bruxelles dans la neige fut aussi intense et contrasté que mon arrivée à Ouagadougou. L’espace- temps, qui semblait s’être gonflé d’hélium pendant ce voyage, me faisait voir cette ville pourtant connue depuis la perspective d’une montgolfière d’où mon esprit pouvait voir mon corps se mouvoir dans une sorte de fourmilière insensée. L’Europe, ses réalités et son « développement ». « Ce qu’on ne perçoit pas en Afrique c’est le caractère économique de la violence et ce qu’on ne perçoit pas en Europe, c’est le caractère violent de l’économie ». Cette phrase du politologue camerounais Achille Mbembe (d’après Bertolt Brecht) me revint subitement en tête à la vision des sans-abris de la Gare du Midi à Bruxelles, ces grains de sable dans le rouage du système capitaliste dominant. Ces êtres qu’on ne veut pas voir représentent sans doute une vérité trop dure à accepter : celle qui nous montre notre propre égoïsme et notre propre violence intérieure due à notre inaction face aux injustices tout autant que l’échec de la vie collective dans le système actuel.

Commença alors pour moi un long travail de digestion de ce voyage intense. Je me plongeai dans les enregistrements peu de temps après et me mis à analyser ces rythmes, en essayant tant bien que mal de retranscrire, dans mon langage de musicien occidental, ces échantillons de patrimoine africain. A la faveur du printemps, je composai des premières esquisses de mélodies sur base du matériel récolté et jetai les bases du projet en résidence de création dans la campagne namuroise. Ainsi est né Afrikän Protoköl.

« France, au revoir » et autres chansons burkinabées d’Afrikän Protoköl

Au Burkina, tout objet qui provient d’Europe directement est un objet appelé « France Au Revoir », sous-entendu qui a quitté la France (ou tout autre pays européen) pour être revendu en Afrique, et qui possède une qualité bien souvent supérieure aux objets provenant d’Asie ou d’autres continents, du fait des critères de qualité plus contraignants du marché commun européen. Par ailleurs, au Burkina aussi, les produits Made in China sont de qualité et de prix inférieurs aux produits Made in EU. C’est pourquoi les objets « France Au Revoir » sont des biens prisés qui se négocient ferme avec les commerçants locaux ! La capacité de certains Burkinabés à réparer, récupérer, recycler, réhabiliter, réinventer, réutiliser tout objet ou matière dont les européens ne veulent plus est impressionnante.

« On ne tue pas les idées »

Thomas Sankara s’est rendu plusieurs fois à Cuba pendant la durée de son mandat à la présidence du Burkina Faso. La révolution cubaine l’a grandement inspiré. Le 8 octobre 1987, il prononça un discours prémonitoire intitulé « On ne tue pas les idées » à l’occasion de l’anniversaire de l’assassinat de Che Guevara. Il y fit référence à l’histoire rapportée par Fidel Castro lors de l’attaque manquée de la caserne Moncada en 1953. Un officier du dictateur Batista prononça cette phrase par compassion par rapport au peuple cubain en refusant de fusiller les révolutionnaires prisonniers porteurs d’idées qui lui semblaient servir l’intérêt de tous, révolutionnaires ou non.

Une semaine après ce discours, le 15 octobre 1987, Thomas Sankara fut assassiné à son tour. Parmi toutes les idées et actions qu’il a développées pendant son mandat, la plus symbolique me semble avoir été celle de rendre leur fierté aux Burkinabés. Il laisse derrière lui l’image d’un homme intègre, cohérent et humble, ayant su inverser la culture de la soumission héritée du traumatisme colonial. Bien sûr, il avait aussi ses défauts et la période révolutionnaire ne fut pas qu’une période idyllique, notamment pour l’activité nocturne des artistes qui ont souffert des couvre-feux. Mais les idées de Sankara ont tant marqué les esprits qu’elles vivent encore aujourd’hui, et pas qu’au Burkina, preuve qu’on peut tuer l’homme mais pas ses idées. Cette composition, basée sur une polyrythmie créée à partir d’un rythme Peul, est un hommage au courage de cet homme.

Tacitement, nombreux sont ceux qui pensent que l’assassinat de Thomas Sankara a été commandité par Blaise Campaoré, avec le consentement de François Mitterrand et de Jacques Chirac. C’est une vérité étouffée qui dérange. Aucun procès ni enquête n’a été lancé jusqu’à aujourd’hui pour éclaircir ce meurtre, car la « complicité internationale des bonnes consciences » est encore trop puissante. Un jour peut-être le courage gagnera les responsables politiques. En attendant, nous, artistes, tentons de combler le trou historique de leur inconsistance.

En argot ouagalais, avoir une African Connection pour un non africain consiste à avoir une « relation » avec une africaine ! Inversement, avoir une European Connection pour un ou une burkinabè consiste à avoir une « relation » avec un européen ou une européenne. L’attraction sociale et financière d’un blanc ou d’une blanche est forte au Burkina où le système d’entraide familiale fait que ceux qui ont des revenus les partagent avec toute la famille au sens (très) large. La limite entre séduction et prostitution est cependant souvent assez floue.

La condition de la femme reste une vraie problématique aujourd’hui, tant au Burkina qu’en Belgique. Thomas Sankara disait déjà en son temps : « La Révolution et la libération des femmes vont de pair. Et ce n’est pas un acte de charité ou un élan d’humanisme que de parler de l’émancipation des femmes. C’est une nécessité fondamentale pour le triomphe de la Révolution. Les femmes portent sur elles l’autre moitié du ciel ». Cet appel reste plus que nécessaire aujourd’hui encore.

L’analphabétisme touche beaucoup plus les femmes que les hommes, particulièrement dans les campagnes. De plus, le Burkina est une société devenue fortement patriarcale où la polyandrie est interdite mais où la polygamie est courante. L’excision y est aussi pratiquée largement. Les religions en général conditionnent encore beaucoup les schémas de vie, surtout pour les femmes. « Entre celle qui vend son corps par la prostitution et celle qui se vend dans le mariage, la seule différence consiste dans le prix et dans la durée du contrat », disait Thomas Sankara ! Au Burkina, un « bon mariage » est encore synonyme de réussite sociale et joue un rôle important au sein de nombreuses familles au niveau prestige, pouvoir et argent. En Belgique, le « modèle mariage » est aussi encore fort répandu et génère son lot de troubles relationnels (jalousie, mensonges, possession), psychologiques (fusion, perte de liberté et d’individualité) et sociétaux (logique patriarcale binaire).

Même si la femme est vénérée dans la culture burkinabée, dans la pratique, la majorité des femmes sont considérées comme inférieures ; certaines doivent se lever à cinq heures du matin pour balayer la cour, doivent préparer à manger, faire les lessives, s’occuper des enfants, aller au marché, vendre des choses et d’autres, sous peine de coups lancés par le mari et/ou de désapprobation sociale et familiale. Il est rare de voir des femmes ou des groupes de femmes prendre le thé et parler de longues heures (activité favorite de beaucoup d’hommes) tant leurs tâches sont nombreuses. En Belgique, bien que sur papier les droits sont égaux entre les sexes, une femme gagne moins qu’un homme, a moins facilement accès aux postes à responsabilités et s’occupe plus du ménage et des enfants que les hommes. A qui profite cette situation ? Telle est la question !

Cette composition est un signe de soutien aux femmes de par le monde qui réveillent leurs pouvoirs et qui luttent pour leur émancipation. Elle s’appuie sur un rythme Zouglou de Côte d’Ivoire. Le Zouglou est un genre musical populaire urbain né à Abidjan qui prône la justice et la paix et qui est basé sur la culture de l’amour, de l’amitié et de la fraternité.

« Ya Foy »

« Ya Foy » signifie, « il n’y a pas de problèmes », en argot ouagalais. C’est une des expressions favorites des burkinabés. Elle témoigne selon moi tant de leur capacité à accepter et à faire face aux problèmes de la vie et de la société dans une sorte de fatalisme débrouillard que de leur tendance à les occulter. Les problèmes sont pourtant bien nombreux. Plus qu’ailleurs, la vie s’appréhende au jour le jour. Et puis, il y a les choses dont on parle (les problèmes de santé, la famille, le coût de la vie, l’argent, les filles, les accidents, etc.) et les choses dont on ne parle pas ou peu (la corruption à tous les niveaux de pouvoir, l’assassinat de Sankara, Sankara lui-même, la violence envers les femmes et les enfants, l’oppression et les mensonges des religions, la dictature au pouvoir, la fraude électorale, la répression de la mutinerie dans l’armée de 2011, la collusion des étrangers avec le pouvoir en place, l’excision..).

« I Dansè »

« Bonne arrivée » (I Dansè ou Adansè en dioula) fait référence à l’accueil chaleureux et attentionné qui est réservé aux étrangers. Cette composition, basée sur un rythme dansant de l’ethnie Lobi, m’a évoqué ce titre, qui est un hommage à ce trait d’hospitalité présent chez bien des Burkinabés, et à l’esprit de fête qui les anime souvent. La majorité des burkinabè que j’ai rencontrés pendant mes voyages sur place sont fiers que l’on visite leur pays et sont conscients des nombreux kilomètres parcourus (et accessoirement de l’argent dépensé) pour se rendre chez eux. Le contraste avec la froideur et l’individualisme qu’on peut ressentir a priori dans les sociétés occidentales est frappant. Etre seul au Burkina Faso est difficile, et dangereux aussi, étant donné que le système repose sur l’entraide des proches.

« Toubabou has gone »

Toubabou signifie « le blanc » en dioula. Les Toubabous vont et viennent à leur guise au Burkina Faso. A l’Ambassade du Burkina à Bruxelles, le visa burkinabée s’obtient en quelques heures seulement dans la même journée. A l’inverse, un Burkinabé peut se lever tôt pour obtenir un visa pour l’Europe. Les paperasseries sont infinies et semblent être sciemment destinées à décourager les demandes. Les visas pour les artistes ne sont accordés qu’avec de nombreuses garanties et conditions, et dans un climat de suspicion déplacée. Il est vrai que certaines personnes ne reviennent pas au pays après avoir eu un visa mais il s’agit là d’une infime minorité. S’il était plus facile de partir, peut-être serait-il plus facile de revenir ? Et puis, comment donner tort aux personnes qui font le choix de ne pas revenir ? La différence et les voyages sont une des nourritures des artistes. Je comprends aussi que ceux à qui on a refusé le visa choisissent « l’autre route » vers l’Eldorado européen, parfois même au prix de leur vie en s’échouant sur une plage espagnole ou italienne. Beaucoup fuient aussi la pression de la famille et des religions, le manque d’horizon et de perspectives, les mesures gouvernementales liberticides, le manque d’infrastructures et la misère dans laquelle est entretenue 95% de la population burkinabée.

« Vitamine Z »

En saison sèche, les villes du pays, et en particulier Ouagadougou, se recouvrent d’une couche de poussière ocre. Celle-ci s’infiltre dans les moindres recoins et cause des problèmes respiratoires à la population urbaine, qui souffre déjà d’une pollution aux hydrocarbures significative. L’effet conjugué de l’Harmattan, qui souffle dès la fin du mois de novembre, et de la circulation des innombrables motos et autres véhicules qui soulèvent la poussière des routes non macadamisées, rend l’air difficilement respirable. La Vitamine Z, c’est, selon Moïse, la moins bonne des vitamines, celle qu’on avale à notre insu et dont on accuse d’être à l’origine de tous les maux ! C’est cette poussière ocre, tellement caractéristique du Burkina Faso. A Bruxelles, l’absurde flot quotidien de voitures et de camions rend l’air tout aussi irrespirable et atteint la santé des citadins sans qu’ils ne s’en rendent trop compte. Sera-t-il encore possible de respirer en ville ? Ce morceau est basé sur un rythme Warba des mossis du centre du Burkina Faso.

« Ça fait deux jours »

« Ça fait deux jours » est une expression populaire de Bobo-Dioulasso signifiant, « cela fait un moment que l’on ne s’est pas vu ». Ce « moment » peut correspondre à une semaine, un mois ou une année, souvent bien plus que deux jours en réalité ! Cependant, cette phrase serait utilisée dans les villages même lorsque deux personnes ne se sont plus vues depuis quelques heures ou depuis la veille. Cela correspondrait à une marque de politesse visant à signifier que le temps est passé lentement depuis la dernière rencontre. Cette phrase nous offre une perspective intéressante sur la notion du temps écoulé entre deux rencontres, sur les retrouvailles inattendues et sur toutes les personnes qu’on croise dans notre vie sans savoir si on les reverra le lendemain, dans deux jours ou plus jamais.