Peu de ressemblance entre un missionnaire ou un administrateur
des colonies et les jeunes qui partent aujourd’hui. Et pourtant…, par Julien Chevrollier
Ancien volontaire au Sénégal
pendant deux ans (1996-
1998), j’ai expérimenté la
complexité de cette démarche
coopérative. Deux années pendant
lesquelles mes motivations
et la formation que
j’avais reçue dans la perspective
d’un départ ont été bien
mises à l’épreuve. Car l’expérience
du volontariat a été
pour moi l’expérience de la
rencontre —ou plutôt de l’altération…—
interculturelle et
un temps de formation personnelle
importante. Une rencontre
qui m’a amené à me remettre
en question (mais n’est-ce
pas le propre de toute rencontre
?), à m’interroger sans
cesse sur le sens de ma démarche
et le bien-fondé de ma
présence de coopérant. La difficulté
est de rendre compte de
cette complexité vécue au
quotidien. J’avais l’expérience
de voyages de courte durée en
Amérique Latine et en Asie,
mais l’engagement en tant que
volontaire, dans la durée,
comportait d’autres exigences.
Comment dire la réalité du
vécu ? Comment dire la difficulté
de la rencontre —et
l’échec parfois— quand c’est
le but avoué du départ ? Comment
exprimer le sentiment
d’inutilité que l’on ressent
parfois face aux réels problèmes
? Comment faire comprendre
les contradictions que
nous vivons au quotidien ou
au contraire, comment dire la
richesse des rencontres et des
événements vécus ensemble ?
Comment dire tout ce qu’apporte
personnellement cette
expérience ? Comment dire
finalement que ce qui me
reste notamment de ce temps
passé à l’étranger est un regard
profondément renouvelé
sur et par le Sud, ainsi qu’une
expérience qui m’a fait beaucoup
grandir humainement ?
Car plutôt qu’une expérience
de rencontre, ce fut celle
d’une altération étonnante.
Par « altération », il faut entendre
le « processus à partir
duquel un sujet change (devient
autre) sans pour autant
perdre son identité, en fonction
d’influences (négatives
ou positives) exercées par un
autre (ou par d’autres) » [1].
Aucune autre notion que celle
d’altération ne peut mieux
rendre compte « de la transformation
d’un sujet, de la
modification de ses comportements,
de ses modes de représentation,
de ses opinions ou
de ses croyances, de son système
de valeurs et, par conséquent,
à la construction de sa
vision du monde » (Jacques
Ardoino), même si dans notre
culture cette notion est connotée
— à tort— négativement,
évoquant la perte, la corruption,
la rouille. L’altération est
une expérience difficile, car
nous la recherchons autant
que nous la craignons, mais
dans laquelle, nous le verrons,
réside un enjeu important du
volontariat.
En tant que formateur et
responsable du suivi de volontaires
sur le terrain, je
constate qu’il y a un véritable
enjeu à ce niveau dans l’expérience
de ceux-ci. Toutes proportions
historiques et culturelles
gardées, si à l’époque,
un missionnaire ou un fonctionnaire
des colonies bénéficiaient
de plusieurs années de
formation avant de partir et
trouvaient sur place un cadre
pour évaluer continuellement
leur présence, aujourd’hui un
jeune qui s’engage pour deux
ans ne bénéficie que de
quinze jours de formation
préalable, de deux jours de
visite et d’un entretien personnel
annuels. Les enjeux et les
perspectives ont changé. Peu
de ressemblance en effet entre
un missionnaire ou un administrateur
des colonies et les
jeunes qui partent
aujourd’hui, mais subsiste la
réalité de la rencontre
interculturelle qu’il faut gérer
en tenant compte de paramètres
sociaux qui changent ou
évoluent. Les volontaires sont
demandeurs d’une formation
et d’un suivi de qualité pour
bien vivre leur expérience et
les difficultés qu’ils rencontrent.
Certains rentrent en
France avant l’échéance de
leur contrat, suite à des difficultés
qui n’ont pu être surmontées.
Hormis quelques cas
de rapatriements sanitaires, ce
sont souvent des problèmes
de relations, d’incompréhensions
et de (non)intégration
culturelle qui sont à la base de
l’échec. La gestion des difficultés
rencontrées est certes
liée à la capacité qu’ont les
volontaires à résoudre humainement
différents problèmes,
mais la formation et le suivi
sur le terrain doivent pouvoir
les aider dans ces circonstances.
Tant de questions relatives à
cette insertion culturelle, à
cette rencontre, à l’expérience
volontaire, qui sont posées par
des hommes et des femmes
actuellement sur le terrain.
Interrogations porteuses
d’une véritable volonté de
dire et de témoigner du vécu
et de ne pas être dupe de discours
ou de théories qui ne
collent pas toujours aux réalités.
Il semble aussi important
de dire ce vécu et ce qu’il
peut signifier en termes de
développement à travers une
enquête sur la réalité de l’expérience
des volontaires de la
solidarité internationale.
L’intégration constitue la
pierre angulaire de l’expérience
du volontaire. De cette
intégration dépendra toute la
logique de son vécu : son travail,
ses relations avec la culture,
jusqu’à son équilibre
personnel. Or, il apparaît que
dans un premier temps le volontaire
est confronté à toute
une série de difficultés liées
justement à son intégration.
Passage obligé pour remettre
ses motivations en question,
renoncer à ses illusions de
départ et essayer de rentrer
véritablement dans une logique
radicalement différente.
Quand bien même les volontaires
auraient été préparés à
ces difficultés, ils ne pouvaient
imaginer cette mise en
situation concrète. Ils ont
donc à gérer, personnellement,
cette première étape.
Certains ne parviennent pas à
franchir ce cap ou d’autres
vivent cette période tout le
temps de leur mission. Ce
sont alors des volontaires qui
ne s’intègrent pas et restent
très touchés psychologiquement
par leur incapacité à se
sortir d’une spirale qui peut
mener jusqu’à un repli sur soi,
à une dépression ou même le
rejet de la culture qui les accueille.
Il y a une différence entre les
volontaires présents au Sénégal
depuis presque vingt mois
et ceux qui y vivent depuis
huit mois. Les anciens ont
tous connu la période critique
des premiers mois mais tous
n’ont pas dépassé certaines
difficultés.
Les premières difficultés
que les volontaires ont à gérer
sont la solitude et l’isolement.
Cela peut paraître en contradiction
avec les désirs de rencontre,
de partage et de découverte
qui fondent leur démarche
de volontaire, et pourtant,
tous en sont marqués et
l’évoquent immédiatement
dans leur entretien.
Les volontaires savent qu’en
partant, ils vont vivre une rupture
avec leur cadre de vie en
France. Ils vont quitter leur
famille, leurs amis, leur quotidien.
Ce sont des repères essentiels
de leur culture dont
ils n’ont pas systématiquement
conscience. Sur le terrain,
ils vont dans un premier
temps devoir assumer cette
rupture, vivre quelque temps
sans ces repères. Même s’ils
sont préparés au départ, s’ils
ont bien pesé leur désir de
« rompre », c’est sur le terrain
qu’ils vont être confrontés
réellement à ce manque.
Carine et David n’imaginaient
pas la rupture qu’ils allaient
devoir vivre. Et Alexia de subir
cette « impression d’anonymat
les premiers mois ».
Avant leur départ, les volontaires
sont entourés de leurs
proches qui les encouragent,
leur témoignent de l’attention.
Ils se découvrent maintenant
étrangers au pays d’accueil et
même à l’enjeu de la mission
pour laquelle ils sont présents.
Tous les volontaires ont évoqué
l’époque cruciale des premières
vacances. Après avoir
découvert leur travail, la
forme que leur engagement
prend dans le projet, ils vont
se retrouver seuls à devoir
organiser leur temps libre. Le
moment-clé est celui des fêtes
de fin d’année qu’ils vont
souvent passer pour la première
fois seuls, et l’absence
du cadre familial va se faire
sentir plus durement. David et
Carine ont eux fait le choix de
rentrer durant cette période,
tant l’ambiance familiale leur
manquait. C’est également le
cas de Marie qui voulait retrouver
son fiancé. Les volontaires
retournés en France
pour les fêtes n’ont pas pour
autant fait l’impasse sur la
réalité de la « rupture ». David
et Carine vivront des moments
très difficiles au mois
de janvier. Alexia, restée au
Sénégal, se souvient quant à
elle de cette période marquante
: « Avec Anne, qui
était restée seule aussi, nous
sommes allées passer Noël et
le premier de l’an dans un
monastère avant de partir
quelques jours à Saint-Louis.
Le coup dur a été le soir du 31
décembre où les sœurs, pour
fêter la nouvelle année, nous
ont proposé de regarder un
documentaire animalier à la
télé pour marquer le coup. Si
pour les sœurs c’était une fête,
notre première réaction a été
de rire, nerveusement, puis
nous l’avons regardé tout de
même… la situation était cocasse
et j’imaginais la tête de
mes amis en France me trouvant
absorbée devant ce documentaire
le soir du réveillon !
Aujourd’hui cela me fait rire
mais sur le moment ça a été
dur ».
Solitude à vivre également
dans certaines conditions géographiques
et sociales, comme
le souligne Béatrice qui habite
une concession familiale dans
la brousse casamançaise : « Il
n’y a qu’une personne qui
parle à peu près français dans
la maison où je loge, je ressens
parfois une grande solitude
à vivre dans ces conditions
: je voudrais pouvoir
parler avec quelqu’un ». Ou
bien Hélène qui vit à côté
d’une communauté de soeurs
avec lesquelles elle a très peu
de contacts. C’est aussi le cas
des volontaires de Dakar qui
habitent le centre ville et subissent
l’image du touristeblanc
dans les rues de la capitale.
Ils recherchent pourtant
le contact mais la logique urbaine
du « plateau » ( centre
ville ) les en exclut souvent.
Solitude paradoxale aussi de
Muriel qui habite la concession
d’une famille d’accueil
d’un quartier de Ziguinchor.
Même si elle entretient de très
bonnes relations avec « sa »
famille, Muriel doit faire face
à d’autres contraintes comme
celle de ne fermer la porte de
sa chambre que le soir, une
porte fermée la journée ayant
une signification culturelle
particulière. Muriel pourtant
aimerait jouir de moments
d’intimité, fermer sa porte
lorsqu’elle écrit, reçoit ou est
simplement fatiguée. Elle est
souvent envahie par les enfants,
les gens de passage et
éprouve une réelle difficulté à
se sentir chez elle. Fermer sa
porte et s’isoler, ne serait pas
accepté par sa famille
d’accueil : « Ma nouvelle famille
a un regard constant sur
ma vie privée et j’ai du mal à
accepter que l’on puisse me
prendre pour une enfant car je
ne suis pas mariée et suis sans
enfants ! ». En bref, chaque
volontaire doit découvrir son
propre milieu de vie, le gérer
au mieux et en accepter les
contraintes.
Certains volontaires vont
vivre un véritable isolement.
Céline par exemple, définit la
solitude vécue lors de sa maladie
en termes d’isolement :
« Les gens ne viennent pas me
rendre visite, je ne reçois pas
d’invitation de la part de mes
amis sénégalais, mes amis me
tournent le dos ». Pour retrouver
un certain équilibre, Béatrice
a utilisé l’écriture durant
les trois mois jugés les plus
difficiles de sa vie. Carine et
David ont fait le choix d’une
ligne de téléphone personnelle
pour pouvoir appeler et être
appelés par leurs parents ou
amis : « pour nous, le téléphone
c’est symbolique : il
nous évite d’être coupés et
représente une possibilité de
contacts avec le monde proche
ou plus lointain. Sa présence
nous rassure ». Pour
d’autres, l’isolement est encore
la conséquence directe de
la solitude éprouvée au quotidien.
Difficulté ensuite à nouer
des liens véritables : les volontaires
sont confrontés à un
mode de rencontre
interculturel qui suppose de
connaître, d’accepter et de
rentrer dans une autre logique
de la relation. Ils exportent
leur schéma d’amitié et de
communication et ils évaluent
les rapports suivant leur propre
logique, leur propre comportement
culturel : « Comment
comprendre qu’un ami
vous demande au bout de
quinze jours de l’argent ? »
s’interroge Alexia comme
d’autres volontaires. Une
grande déception de ceux-ci
au niveau de cette relation
(« Il ne veut que mon argent
»). Comme en témoignent
Carine et David « le
contact avec les Sénégalais
n’est pas des plus aisés, nous
nous sommes vite rendu
compte de leur côté intéressé
car pour eux, Blanc égal argent
» ou encore Thomas « ce
n’est pas évident de s’intégrer,
la rencontre demande beaucoup
d’efforts de notre part
mais aussi de la part des Sénégalais
». Tous ont souligné
cette difficulté à nouer des
relations vraies sur lesquelles
ils pourraient s’appuyer. Une
grande déception qu’ils doivent
affronter car elle fait directement
écho à leur projet
de volontariat, notamment à
leur désir de rencontre et de
partage. Ils ont l’impression
que l’accès à la culture leur
est impossible. Ils font l’expérience
de la complexité et des
efforts que demandent la rencontre
interculturelle et la
construction d’un système de
communication qui doit prendre
en compte la logique
d’autrui.
L’image que les volontaires
renvoient en arrivant sur le
terrain ne correspond pas forcément
à celle qu’ils croient
donner ou qu’ils pensaient
pouvoir donner. Il y a un décalage
entre ce qu’ils pensent
être et ce qu’ils sont réellement.
De prime abord, les
gens ne font pas de différences
entre un volontaire, un
coopérant ou un chef d’entreprise
expatrié. Ils sont d’abord
considérés comme des Blancs,
car il s’agit là de leur caractéristique
première. Alexia dit
souffrir d’être « perçue
comme toubab, comme touriste
: mes contacts sont faussés
car intéressés. Ils veulent
que j’achète leurs souvenirs
ou leurs fers à repasser alors
que je voudrais simplement
pouvoir marcher dans la ville
où j’habite ». Les volontaires
font le deuil d’une certaine
image qu’ils portaient en eux,
celle d’une rencontre et d’un
partage idylliques vécus entre
cultures différentes. Leurs
motivations ne trouvent pas
d’espace d’expression et
quand ils en ont l’impression,
la déception semble arriver
bien vite. Ils sont déçus de
l’accueil reçu, partaient dans
l’idée de rencontrer des personnes
qui répondraient à leur
désir or ils s’aperçoivent
d’une sorte d’absence de demande
réciproque ou d’espace
prévu pour ce dialogue. Ils
réalisent alors l’ampleur de la
tâche à réaliser pour évoluer
dans la culture sénégalaise et
des efforts à déployer. Certains
volontaires ont l’impression
d’être dans une impasse,
ne trouvent plus de moyens
pour entrer en contact avec les
gens.
Une autre difficulté soulevée
par les volontaires est celle de
la gestion des relations dans le
cadre de leur projet ainsi que
des conflits personnels et
interpersonnels. Avant de partir,
les volontaires avaient
vécu des situations similaires
dans leur milieu professionnel
et dans leurs relations aux
autres. En partant dans une
démarche qu’ils pensaient
plus ou moins « désintéressée
», gratuite et motivée par
des valeurs humaines fortes,
ils font le constat que le conflit
n’échappe pas à la réalité
qu’ils vivent. Ils pensaient
s’en détacher à travers l’expérience
qu’ils voulaient façonner
et créer. Une vision
somme toute « naïve » qu’ils
vont apprendre à décrypter et
à gérer.
Tout d’abord dans la relation
directe avec le partenaire. Les
volontaires s’attendaient à une
certaine attention dans ce qui
relève de ses responsabilités :
attention portée au bien être
du volontaire, à son travail au
quotidien. Or, ils se sentent
livrés à eux-mêmes jusque
dans leur travail. Marie dit
ainsi : « On ne nous accompagne
pas, il faut se débrouiller
seule » et Tanguy : « le proviseur
ne me suit pas beaucoup
» ou Alexia : « face à
nos difficultés, le partenaire
nous renvoie trop souvent à
nos propres interrogations ».
Ils pensaient pouvoir bénéficier
d’un soutien et d’un suivi
effectif des demandeurs. Les
volontaires rentrent alors dans
une situation tendue et difficile
avec le responsable du
projet. Alexia parle de « difficultés
relationnelles avec la
directrice des études » tandis
qu’Hélène doit assumer de
lourdes responsabilités sans
être soutenue ou bénéficier
d’un quelconque avis sur sa
mission et se sent « lâchée »
par le partenaire. Muriel parle
encore de la difficulté de s’intégrer
dans un système de travail
où la concertation en
équipe n’est pas évidente. Ils
font ainsi l’expérience que
même dans un projet humaniste
de développement faisant
appel à des valeurs et
exigences communes à tous
les acteurs, il subsiste des difficultés
relationnelles, des
jeux de pouvoirs, etc.
Ils réalisent donc que le partenariat
n’est pas une notion a
priori si évidente. Nos volontaires
évoluent et prennent
conscience de la complexité
du partenariat et du fait qu’ils
sont aussi engagés dans une
forme de « sous-traitance »,
rapport qui s’établit davantage
à travers une négociation
qu’un partage de valeurs, de
tâches ou d’objectifs. Ils
s’étonnent des attitudes de
leurs partenaires. Hélène est
par exemple très critique à
l’égard de sa responsable et
n’accepte pas ses méthodes ni
celles de certaines aides-soignantes.
Ils font ainsi l’apprentissage
de la difficulté de
coopérer, de s’intégrer dans
un projet qui rencontre inévitablement
des conflits.
Des conflits générés aussi
par le projet lui-même. Les
volontaires ont parfois l’impression
que le partenaire
abuse de leur trop grande disponibilité
ou ne les écoute pas
dans l’exercice de leur responsabilité.
Ils ont le sentiment
d’être « utilisés » par ce
partenaire. Ils vont alors entrer
en conflit avec tous les
éléments constitutifs du
projet à savoir élèves et autres
professeurs pour les volontaires
de l’enseignement, patients
et personnel soignant
pour les infirmières, puis au-delà,
avec les méthodes d’enseignement
ou de gestion du
dispensaire. Ils montrent par là
leur difficulté à trouver leur
place et leur raison d’être
dans un projet pour lequel ils
ont été demandés.
Nous pouvons observer
deux réalités recouvrant le
terme de « projet » et permettant
de mieux cibler les difficultés
rencontrées. « La notion
de projet est polysémique,
équivoque et ambiguë »
écrit Jacques Ardoino [2] qui
distingue deux sens principaux
: le projet-visée et le
projet-programmatique. Le
projet-visée est « une intention
philosophique ou politique
affirmant des valeurs en
quête de réalisation », il se
réfère à une finalité, une visée.
Le projet programmatique
est plutôt la « traduction
stratégique, opératoire » du
projet-visée, il se réfère à une
organisation et à des objectifs.
La confusion de ces deux dimensions
du projet nous permet
de comprendre le vécu
des volontaires. Le projetvisée
est défini et rendu possible
à la fois par le partenaire,
l’ONG d’envoi et le volontaire,
il est « l’esprit de la coopération
mise en oeuvre », c’est-àdire
les valeurs et principes
sur et à partir desquels la coopération
doit se réaliser. Ce
projet-visée est représenté
d’une certaine manière par
l’esprit du partenariat désiré.
Le projet-programmatique
représente pour sa part l’ensemble
caractérisé par la fonction
du partenaire (directeur
d’école, responsable de dispensaire,
etc.) ainsi que celle
qu’occupe le volontaire (professeur,
infirmière, etc.) à
l’intérieur de l’organisation ou
de l’institution qui l’emploie
ainsi que par la manière dont
le travail s’effectue, s’organise
et se planifie concrètement.
Si les volontaires ont
choisi d’adhérer au projet visé,
ils se trouvent impliqués
— d’une certaine manière
malgré eux— dans une
« stratégie » qui n’est pas la
leur et qui peut être mal vécue.
Comme l’écrit Jacques
Ardoino : « Idéalement, le
projet-programmatique veut et
doit être la traduction opérationnelle
du projet-visée. Or
dans la pratique, nous retrouvons
un foisonnement de projets-
programmatiques complètement
dissociés quand ce
n’est originellement exempts
de toute visée signifiante ».
Or, le volontaire doit vivre
cette implication en même
temps que son choix d’engagement
et ce mariage obligé
peut être source de confusion
et par là, de conflit.
Les volontaires vont également
connaître des conflits
entre eux. Ils se retrouvent
régulièrement pour des événements
ponctuels comme les
anniversaires ou des repas
conviviaux. Ils ne se sont pas
choisis et doivent composer
les uns avec les autres. A
l’étranger, la tentation est
grande de ne côtoyer que des
gens du même pays ou d’une
même culture. Les volontaires
sont attentifs à ce danger mais
sont tout de même amenés à
se rencontrer, notamment
dans le cadre professionnel.
Céline témoigne ainsi :
« L’organisation de la classe a
bien changé avec l’arrivée
d’Anne, je n’ai pas de bonnes
relations avec elle ni avec les
autres d’ailleurs ». De même
Muriel et Béatrice, en poste
en Casamance, éprouvent certaines
difficultés à l’encontre
d’Hélène et de son caractère
« entier et trempé ». Dans la
mesure où les rencontres extra
professionnelles sont fréquentes,
il est évident que des difficultés
de relation s’installent,
des groupes se forment
par affinité, des caractères se
frottent, des réactions divergent,
etc. Un conflit opposant
Céline et Maria les a obligées
à déménager et elles en gardent
une certaine rancœur. Et
selon Béatrice, les relations
avec les volontaires sont parfois
tendues : « Dans des situations
extrêmes comme
cela, on est très vite confronté
à la limite des uns et des
autres ».
Puis il y a conflit jusque
dans leur relation avec le pays
et la culture d’accueil. Les
volontaires ne comprennent
pas certaines logiques culturelles,
certaines coutumes ou
règles à respecter et vont réagir
à cette situation. La difficulté
d’intégration apparaît
dès lors comme un conflit à
part entière. Plusieurs volontaires
ont témoigné d’une certaine
agressivité envers des
Sénégalais abusant de leur
confiance ou de leur naïveté.
Un chauffeur de taxi demandait
une forte somme pour
quelques kilomètres à parcourir
dans la ville et le volontaire
négociateur, qui n’en
était pas à sa première tentative,
se fâcha et s’emporta
dans un discours virulent sur
les taximen de Dakar, dont les
termes ne sauraient être rapportés
dans cet écrit !
D’autres expériences de ce
type ont montré les limites
extrêmes de ce conflit. Ainsi
ce volontaire de retour qui ne
peut plus avaler la moindre
bouchée de nourriture sénégalaise
sans devenir malade tant
il garde une agressivité envers
une culture qu’il n’a pas réussie
à connaître et à apprécier.
De nombreux exemples peuvent
être rapportés, car il ne
s’agit malheureusement pas
de cas isolés.
Il est étonnant de découvrir
des situations à ce point conflictuelles
dans le nouvel univers
des volontaires. Ils s’en
étonnent eux-mêmes alors que
les partenaires leur donnent
l’impression de ne pas y porter
beaucoup d’attention.
Dans les premiers temps de
leur coopération, les désillusions
sont légions et les erreurs
d’appréciation sont tout
aussi nombreuses. C’est pourquoi
l’ONG d’envoi détient
aussi sa part de responsabilité
dans l’établissement du partenariat
et dans l’appréciation
du projet-programmatique
envisagé sous tous ses aspects.
En effet, dans bien des
cas, les volontaires sont sollicités
pour participer à un projet
et comme tout « professionnel
», sont évalués d’après
leur travail. Or, le partenariat
voudrait dépasser ce cadre
strictement professionnel. La
réalité du terrain est donc bien
plus complexe que ne l’imaginaient
les volontaires avant
leur départ.
Une autre grande caractéristique
de la première période
de volontariat est la capacité
des volontaires à faire face à
un grand nombre d’insécurités,
de changements dans ce
qu’ils projetaient d’accomplir
sur le terrain. Cette capacité
d’adaptation aux changements
est une donnée essentielle du
début de leur expérience.
Faire face tout d’abord à un
changement de programme.
Plusieurs enseignants ont eu
la surprise de constater que
l’enseignement qu’ils allaient
dispenser ne correspondait
pas à ce qui était initialement
prévu. Pour Marie « il y a eu
changement des disciplines
que je devais enseigner » ou
pour Thomas et Tanguy un
cours de « morale » venu
s’ajouter aux cours classiques
des maths ou de physique.
Pour Hélène, ce fut la surprise
d’apprendre qu’elle aurait en
charge la gestion complète du
dispensaire et pour Muriel, un
week-end complet de travail
sur trois. De tels changements
ne peuvent se prévoir plusieurs
mois ou semaines avant
le départ. Ils font partie de la
réalité du projet programmatique
en perpétuelle
évolution. Les partenaires
sont obligés de gérer souvent
dans l’urgence, au regard
de la situation, les programmes
ou activités des volontaires
dont l’arrivée est imminente.
Ils comptent sur leur
capacité d’adaptation dans la
mesure où ils sont venus avec
des objectifs ouverts dépassant
le cadre strictement professionnel.
Cette première
confrontation permet au volontaire
de mieux saisir l’essentiel
de sa mission qui ne
réside pas dans une logique
professionnelle, mais dans
l’intégration et la rencontre
d’une autre culture. Il doit cependant
accuser et gérer tous
ces changements. (A noter
que des changements bien
plus radicaux ont été vécus
par des volontaires issus
d’une autre association qui ne
pouvaient plus rien faire depuis
plusieurs mois car le partenaire
avait fait échouer financièrement
le projet. Illustration
parmi d’autres d’une
réalité inhérente au développement…).
Tous les volontaires vivent
surtout une déception et une
mutation de l’idée même
qu’ils se faisaient de la coopération
et de leur projet de volontariat.
« Cela ne correspond
pas du tout à l’idée et au
sens que je donnais de la coopération
volontaire et de
l’aide au développement »
écrit Carine au bout de quelques
mois, relayée par
David : « ma présence ne correspond
pas complètement à
ma vision de la coopération
beaucoup plus basée sur l’aide
au développement et l’aide
aux plus démunis ». Ou bien
Marie qui souffre de réaliser
une coopération qui ne correspond
pas du tout à son projet
humanitaire : « je passe mon
temps dans mon bureau plutôt
que de m’occuper des pauvres
». Les volontaires n’ont
alors pas l’impression d’être
vraiment utiles, de travailler
pour le développement du
pays et en faveur des plus
pauvres. Ils sont en face d’une
réalité de coopération qu’ils
n’avaient pas envisagée. Ils
jouissent de bonnes conditions
de vie (« nous avons
même de l’eau chaude ! » ironise
Alexia) et de travail, et
leurs élèves sont en majorité
issus de milieux favorisés.
Leur apport leur semble nul
dans une perspective
de développement.
Un sentiment d’autant plus
exacerbé qu’ils s’étonnent que
l’on ait besoin d’eux. « Le
pays regorge de gens diplômés
(ou surdiplômés) qui
ont nettement plus de compétences
que moi pour enseigner
ces matières, je ne comprends
plus… » écrit Marie dans son
rapport de mission, ou bien
Alexia : « un professeur sénégalais
pourrait très bien faire
le boulot et même mieux s’il
était formé ». Sentiment partagé
par la plupart des volontaires
de l’enseignement. Le
volontaire s’interroge sur le
bien-fondé de sa présence, sur
son utilité dans le projet et
même sur son engagement. Il
ne se retrouve pas et ne retrouve
pas ses motivations
initiales et remet très fortement
en question ses objectifs.
Le doute quant à leur présence
s’installe. David et Carine ont
eu à affronter une période très
difficile quatre mois après
leur arrivée : « Un mois de
doutes, de questions sur le
sens de notre présence ici, sur
le réel enrichissement de notre
mission, un mois de souffrances
face au manque
d’échéance et d’utilité que
présentait notre vie ici ».
Carine pleurait tous les jours
et David culpabilisait car il se
sentait responsable de ce
qu’elle vivait. Ils avaient
même décidé de rompre leur
contrat et de rentrer en
France. Finalement, ils ont
attendu la fin d’année scolaire.
Les volontaires sont
tous passés par cette période
de doutes. Thomas quant à lui
n’envisageait pas de rester
une année de plus à l’issue de
sa première année de mission.
Par contre, Tanguy, qui
n’avait pas d’expérience précise
en matière de coopération
et d’aide au développement
n’a soulevé aucune difficulté
quant à l’utilité de sa présence.
Il a plutôt accepté le
projet sans a priori ni idée
préconçue et cela lui a permis
de rentrer plus efficacement
dans ce projet.
Les volontaires ont donc à
faire face à un changement
dans la manière dont ils envisageaient leur action car ils
n’appréhendaient pas cette
expérience d’une manière très
réaliste et objective. La confrontation
de leur projet à la
réalité nécessite qu’ils changent
progressivement leur vision
du développement, de la
coopération et de la rencontre
interculturelle.
En arrivant sur le terrain, les
volontaires passent donc par
une période de découverte de
leurs nouveaux milieux de vie
et de travail. Ils ont des exigences
quant à leur expérience
et veulent pouvoir les
vivre. Or, grande est la déception
lorsqu’ils rencontrent un
pays qui n’avait pas véritablement
besoin de leur compétence
et où ils ont à faire face
aux difficultés inhérentes à la
vie à l’étranger, à la vie en
groupe et professionnelle.
Ils avaient une conception très
vague du développement et de
la coopération, une conception
plutôt idéaliste et pariaient
beaucoup sur
l’échange interculturel, le partage
des connaissances pour
vivre une expérience de qualité.
La réalité de la mission
leur renvoie une image bien
différente de celle qu’ils se
donnaient et que les autres
(famille, amis…) leur renvoyaient.
Avant leur départ, ils
n’étaient par ailleurs pas très
conscients de la rupture qu’ils
allaient devoir vivre et n’imaginaient
pas toutes les conséquences
de celle-ci dans leur
quotidien. Dès les premiers
mois, toute la réalité et la
complexité de la coopération
leur apparaissent. Il n’est de
fait pas simple de vouloir
« rencontrer » et « dialoguer »
avec une autre culture. Il n’est
pas plus simple de remettre en
question ses a priori fortifiés
et relayés par notre culture,
notre formation, nos informations
ou par notre (in) expérience.
Des questions fondamentales
se posent : qu’en
est-il de la pauvreté ? Qui
sont les pauvres ? Que signifie
être utile ? Les volontaires
sont alors en pleine gestation.
Une mauvaise gestion de ces
changements peut entraîner
un blocage complet du volontaire
sur toute la durée de son
séjour. Cette capacité à
s’adapter coûte que coûte est
néanmoins une force et une
manière d’affirmer et d’affermir
sa présence. C’est en effet
de cette remise en cause que
naîtront une volonté et la possibilité
de vivre une expérience
enrichissante, grâce à
des motivations renouvelées
qui permettront de garder confiance
en son projet malgré
tout.
Extrait de « Le volontariat de
solidarité internationale : une
coopération pour un autre
développement ?, Etude sur
l’expérience de douze
volontaires en poste au
Sénégal », mémoire présenté au
Collège coopératif de Paris
( Université Paris III, Sorbonne
nouvelle ), par Julien
Chévrollier, sous la direction
de Guy Berger et Michael
Singleton, en novembre 2001
Publié dans Antipodes n° 157, Ici ou ailleurs, que faire ?, Autour de la formation de base d’ITECO