La langue de bois, on connaît bien. Mais reconnaît-on la langue de coton,
matière souple, pratique et creuse utilisée par les organismes internationaux ?
par Fabrice Boulé
« Un monde meilleur pour
tous ». C’est le titre désarmant
d’une brochure répandue lors
du Sommet social des Nations
unies, en juin 2000, à Genève.
Peut-on résister aux sirènes
d’un intitulé aussi bienveillant,
censé fournir un
mode d’emploi universel pour
le bien-être sur notre planète ?
Oui. Les ONG ont ostensiblement
jeté le rapport à la poubelle
devant le Palais des Nations.
De nombreux autres
exemples illustrent la défiance
que provoque régulièrement la
prose des agences onusiennes,
de la Banque mondiale ou du
Fonds monétaire international.
Les rapports annuels, études,
synthèses se suivent et se ressemblent.
Dans son introduction à un
récent ouvrage collectif [1] Gilbert
Rist, professeur à l’Institut
universitaire d’études du
développement de Genève,
l’avoue d’emblée : l’ouvrage
« est né de l’agacement face à
la vacuité de la rhétorique internationale
et gestionnaire ».
Cette rhétorique, les chercheurs
l’appellent « la langue
de coton » : celle de « l’humanité
qui s’adresse à elle-même
». Elle est constituée de
propos difficiles à critiquer
puisque qu’ils énoncent la
voie du salut planétaire, à
condition que les hommes
appliquent les recettes révélées
par les nouveaux prophètes.
Tout le système international
qui parle la « langue de
coton » cherche-t-il de façon
coordonnée à endormir les
esprits, à les manipuler ?
Je ne crois pas à la théorie
du grand complot avec quelqu’un
qui tire les ficelles.
C’est plutôt le résultat d’un
système. Il existe un profil
collectif des rédacteurs de ces
grands rapports. Au fil des
années, ils ont absorbé
comme des éponges l’idéologie
internationale. Ils distillent
les valeurs dominantes
comme la mondialisation et la
libéralisation en les présentant
comme des phénomènes naturels,
alors que ce sont des
constructions sociales. Et ces
valeurs dominantes avancent
camouflées : la lutte contre la
pauvreté est censée donner
une âme à la mondialisation.
Là encore, le discours est
tronqué. Ce sont les riches qui
parlent du problème des pauvres,
comme les Blancs parlaient
d’un « problème noir »
aux Etats-Unis dans les années
soixante. Ils s’excluent
de la solution. Pour eux, ce
sont les pauvres qui constituent
le problème, jamais les
riches.
Pourtant certaines organisations
internationales ont
les pieds sur terre. Je pense
à des conseils pratiques de
la Cnuced sur les normes sanitaires
pour l’exportation
ou l’application des normes
sociales de l’Organisation
internationale du travail.
Dans notre ouvrage, il est
vrai que nous nous sommes
appuyés essentiellement sur
les rapports annuels de différentes
organisations, mais il y
a effectivement des productions
plus concrètes. Regardez
le dernier rapport du Programme
des Nations unies
pour le développement, Pnud,
intitulé Mettre les nouvelles
technologies au service du
développement humain. On
dirait que c’est une mode.
Pourtant l’idéologie de la
communication est vieille
comme le monde. Avec le télégraphe,
la radio, la télévision,
on a déjà prédit que la
communication et la multiplication
des échanges favoriseraient
la paix et la compréhension
internationale. Ce genre
d’études oublie que tout s’inscrit
dans des rapports sociaux.
On préfère extraire une problématique
de son contexte et
rêver. L’homme des cavernes
qui a fait le premier silex biface
aurait aussi pu pondre un
rapport sur sa contribution au
développement.
N’est-il pas étrange que ces
rapports soient négociés à la
virgule près, alors qu’ils
sont vides selon vous ?
Chaque mot compte pour
distiller la pensée dominante.
En plus, il faut prendre bien
garde de n’égratigner personne
puisque tout le monde
doit se retrouver dans ces rapports.
Mais ce n’est qu’un simulacre
de texte constituant.
C’est un sous-produit, un résultat
de consensus mou. Ce
qui me frappe aussi, c’est
l’absence presque complète
de réel questionnement. C’est
comme si on devait simplement
affirmer sans se poser de
questions. Une sorte
d’autisme. Il serait pourtant
beaucoup plus riche de présenter,
de soupeser toutes les
approches possibles devant
une question.
Vos critiques académiques
peuvent-elles être entendues
dans l’univers onusien ? A
Genève, votre institut est à
deux pas des Nations
unies…
Je me demande si les fonctionnaires
onusiens lisent encore.
Il est vrai que notre collaboration
est difficile. J’espère
que le nouveau Réseau
universitaire international de
Genève, qui permet au monde
académique et aux organisations
internationales de mener
des recherches communes,
sera une passerelle. Plus largement,
j’espère que notre
ouvrage éveillera un certain
esprit critique vis-à-vis de la
rhétorique internationale.
[1] Les mots du pouvoir. Sens et nonsens
de la rhétorique internationale.
Sous la direction de Gilbert Rist.
Nouveaux cahiers de l’IUED-PUF,
2002.