Tiers monde, misère et joie de vivre ; Europe, la main invisible, par Jacques Bastin, Antonio de la Fuente et Fouad Lahssaini
Cela fait quarante ans que
des générations de catholiques
exaltés, de militants révolutionnaires,
de babas cool,
d’agronomes et d’ingénieurs
minutieux, d’urgenciers pressés,
d’ethnologues curieux, de
jeunes en quête de sens, se
succèdent dans les formations
d’ITECO.
Motivés par la soif de
rencontres et de découvertes
interculturelles, des jeunes en
début de parcours professionnel
et des adultes en quête de
renouveau se disent qu’ils
partiraient bien travailler dans
le tiers monde, comme coopérants
de préférence. Ils se retrouvent
pour une première
démarche exploratoire dans
un cycle dit d’orientation.
A ITECO, ce cycle porte un nom
en forme de double question :
Ici ou ailleurs, que faire ?
Vous comptez partir dans le
tiers monde, pour quoi faire ?
Voilà la question de départ,
posée de manière explicite.
« Pour découvrir d’autres manières
de vivre ».
« Pour apporter
des compétences à des
gens qui en ont bien besoin ».
« Pour accomplir un rêve que
je porte depuis l’enfance ».
« Pour vivre une expérience
forte ailleurs que dans ce pays
(de cocagne, médiocre, fichu,
cela varie) où le profit,
l’indifférence et la pluie règnent
en maîtres », sont des
réponses couramment recueillies.
Comment faut-il appréhender
cette batterie de réponses ?
A priori toutes les motivations
se valent, d’autant que la plupart
d’entre elles sont fortement
légitimées par les vecteurs
de socialisation, en particulier
les médias. Si la motivation
est indispensable, elle
ne suffit cependant pas, surtout
si l’on prend en compte
l’évolution du volontariat dans
une coopération au développement
non gouvernementale
qui, cofinancée par les pouvoirs
publics, se
professionnalise et intervient
dans un environnement éloigné,
complexe et changeant.
Parler des motivations des
candidats au départ, c’est parler
de l’histoire de la coopération
au développement, et
donc aussi de notre société.
Aux yuppies et aux urgenciers
des années quatre-vingt, a succédé,
dans les années nonante,
une génération quelque peu
désorientée. Les références à
la rencontre de l’Autre, à la
quête des valeurs perdues
dans nos sociétés occidentales, si riches matériellement et
si pauvres humainement, au
voyage initiatique revenaient
de plus en plus fréquemment
dans le discours de jeunes
adultes en recherche de sens à
leur vie.
Devant cette évolution du public,
nous avons voulu en savoir
plus. 290 jeunes adultes,
âgés de 17 à 30 ans, ont été
contactés par ITECO au sein de
différents milieux en Belgique
francophone. Nous avons
cherché à mieux comprendre
leurs motivations et leurs représentations
vis-à-vis du tiers
monde et du développement
ainsi que leur vision de la société
belge.
Ces jeunes paraissent se démarquer
des idéologies -ces modes d’analyse fonctionnant
sur un principe fédérateur- et
affichent un ensemble de positions
métissé, bricolé à partir
de modes de compréhension
qui s’affrontaient il y a une ou
deux générations. En cela, ils
sont peut-être moins porteurs
d’une nouvelle culture que le
reflet de la société actuelle,
elle-même fragmentée. Ne
sommes-nous pas à l’ère de
l’échange, qui fait coexister
des valeurs sans établir de tensions
ou de conflits entre elles
?
Les résultats de cette enquête
font apparaître que le tiers
monde évoque pour les jeunes
la misère, la pauvreté, le retard
technologique voire la
dictature, mais qu’ils ont également
une vision positive de
la diversité des cultures et des
religions. Le tiers monde est
aussi perçu comme étant composé
de sociétés « différentes
» plutôt que sous-développées,
marqué par le respect
des traditions plus que par le
fanatisme ! Autre contre-pied,
78 % des jeunes n’approuvent
pas l’idée de « laisser l’Afrique
se débrouiller », ils estiment
que sans l’aide du Nord,
le Sud ne s’en sortirait pas.
Naïfs ? Pas tant que cela. Les
jeunes semblent conscients
que l’aide peut être nuisible
car elle impose un modèle si
l’on n’y prend garde. Il est
aussi important de préciser
que, pour les jeunes, il n’est
pas question de mettre en
place une modernisation selon
le modèle occidental, mais de
veiller à ce que le Sud accède
à une indépendance par rapport
aux pays riches. Car la
pauvreté n’est pas une question
de mentalité, mais bien de
retard technologique. C’est
donc lui qu’il faut combler.
Selon les jeunes, le Sud a également
besoin d’une aide en
matière de santé et de nutrition.
Pour résoudre les problèmes
du sous-développement, 65 %
des jeunes interrogés optent
en priorité pour un modèle
alternatif, qui n’est pas basé
sur la compétition économique.
S’y ajoutent 20 % qui ne
savent pas très bien ce qu’il
faut faire. En fait, les deux
positions se recouvrent, car du
modèle alternatif ne transparaît
que le « bricolage » dont il
a été question ci-dessus, ce
qui confirme que les jeunes se
démarquent du modèle du
marché autant que de celui de
l’Etat-providence. Ce qui ressort
également, c’est la propension
des jeunes à l’action
( 83 % ). Une intervention
concrète, menée directement
auprès des gens, est le moyen
le plus sûr pour faire changer
les choses face à un Etat qui
se décharge de son rôle sur les
associations. Plutôt que de
payer des impôts pour la coopération,
chacun devrait être
libre de soutenir les projets de
son choix, disent 62 % des
participants à l’enquête. D’où
la bonne image des campagnes
menées par les ONG que
70 % estiment importantes car
elles permettent de
conscientiser les gens. La
moitié des jeunes sont prêts à
y contribuer en donnant de
l’argent, l’autre moitié en offrant
de leur temps.
La coopération est définie en
termes de solidarité et de rencontre
entre personnes. Mais quel est le sens de cette solidarité
? Il ne s’agit pas d’une
solidarité de type syndicale ou
associative, à travers des mouvements
sociaux, mais plutôt
d’une démarche de générosité
voire de partage immédiat et
direct qui s’organise « ici et
maintenant », et dont le sens
se construit au jour le jour,
individuellement et à l’écart
de toute référence aux idéologies
et institutions. Cette solidarité
s’exprime au travers
d’actions comme l’achat des
produits du commerce équitable
et moins par le soutien à
des mouvements de libérations
ou à des manifestations
politiques.
Si, par rapport au tiers monde,
les avis des jeunes sont généralement
consensuels, il n’en
va pas de même lorsqu’il est
question de la société belge,
par rapport à laquelle les positions
sont plus partagées. Le
manque de confiance dans les
institutions va au-delà de la
méfiance pour atteindre le rejet.
Les jeunes manifestent le
sentiment que la société est
manipulée par « une main invisible
». L’immigration, l’insécurité,
le droit à des allocations
de chômage divisent les
jeunes. Par ailleurs, il existe le
sentiment que la société ne
donne pas à chacun l’occasion
d’améliorer sa situation, alors
que les jeunes estiment important
la recherche de la réalisation
de soi. L’avenir semble
aussi incertain face aux grandes
menaces que sont la crise
économique et l’absence de
sens à la vie que les jeunes
placent avant les catastrophes
écologiques. La politique ou,
plus précisément, les partis et
les hommes politiques,
n’ouvre pas de perspectives de
changement, au contraire. Participer
et se battre oui, mais en
dehors des sphères traditionnelles,
dans des petites structures
locales et pour des causes
proches, telle la lutte contre
la maladie, le racisme ou
l’exclusion sociale. Près de la
moitié des jeunes refuse de se
situer sur un axe « gauche
droite » . Ils disent que la politique
les laisse indifférents ou
même qu’elle leur donne des
boutons.
Enfin, l’Etat, le pouvoir politique,
sont décrédibilisés ; seules
sont valorisées les démarches
individuelles, même si on
en connaît les limites. La régression
et les échecs des luttes
syndicales ont sapé cette
façon de chercher une solution
aux problèmes, d’où la recherche
d’un autre type de regroupement
qui entretienne
d’abord la reconnaissance de
soi-même. Autrefois, le travail
structurait la société et rimait
avec position sociale, repères,
stabilité, identité. Aujourd’hui,
il rime surtout avec chômage
et insécurité. Dans ce contexte,
le repli sur soi et l’investissement
dans des causes
de proximité comme la lutte
contre la pauvreté et les maladies
ne sont qu’une des facettes
de cette mutation. En fait,
ce qui semble être rejeté, c’est
bien un modèle de société basée
sur la compétition économique,
mais c’est l’Etat qui en
fait les frais. Car on ne rejette
pas l’initiative privée ni la
croyance que l’individu trouvera
lui-même une solution à
ses problèmes. Ce qui est remis
en cause, c’est l’ingérence
de l’Etat et son incapacité à
s’attaquer aux causes des problèmes.
Reste la question de
savoir pourquoi la politique
n’arrive pas à aborder la
sphère privée, alors que c’est
là que s’expriment les souffrances
individuelles.
Parmi les participants à la formation
d’ITECO, tous ne partiront
pas. De moins en moins
de candidats décrochent un
contrat. La coopération évolue.
Il faut constater que des
quatre secteurs de la coopération
non gouvernementale reconnus
par les pouvoirs publics
: le financement de partenaires,
l’éducation au développement,
la prestation de
services et l’envoi de personnel,
ce dernier est en perte
de vitesse. Le nombre de coopérants
n’a cessé de diminuer
ces dernières années.
Certaines ONG du Nord pensent
qu’il y a mieux à faire
que d’envoyer du personnel
dans des pays et dans des organisations
au sein desquels il
ne manque pas de personnes
capables de mener à bien des
initiatives locales. Les ONG du
Sud sont mûres, déclarentelles,
et il y a là-bas des gens
qualifiés. Ce qui leur manque
cruellement, par contre, ce
sont des moyens matériels
pour mettre en oeuvre leurs
projets.
La reconnaissance des acteurs
sociaux du Sud, mais aussi la
priorité donnée au renforcement
des organisations de la
société civile dans ces pays,
rendent l’envoi de coopérants
européens de moins en moins
justifié. Il est à noter que, dans
certains cas, comme dans l’expérience
de Frères des hommes,
ce sont les coopérants
eux-mêmes qui ont poussé à
cette réflexion.
Même si le désir de « partir »
est souvent la première motivation
des participants qui
s’inscrivent à la formation,
ITECO a toujours considéré que
son cycle de formation de
base n’était pas en soi une formation
de coopérants, mais
plutôt une ouverture vers le
monde de la solidarité internationale.
ITECO conçoit cette
formation comme une approche
des rapports Nord Sud,
des enjeux du développement
et de la coopération internationale,
questions par rapport
auxquelles ITECO essaye
d’amener les participants à se
situer, leur proposant également
des pistes d’action, ici
ou ailleurs, en lien direct ou
non avec la coopération au
développement, entre autres
par des témoignages diversifiés
d’engagement social.
L’éducation au développement
provoque un intérêt croissant
des participants. Le budget
que l’Etat belge consacre à ce
secteur de la coopération a
plus que triplé ces dernières
années. Cette situation dérive
du constat que si l’on veut
changer de façon durable les
relations Nord Sud, il faut agir
au Nord en informant et en
mobilisant les citoyens pour
obtenir des changements de
politiques : annulation de la
dette du tiers monde, taxe sur
la spéculation financière pour
financer le développement,
régulation des échanges économiques
en faveur des pays
du Sud. Le développement du
Sud n’est plus le seul concerné
: c’est le modèle actuel
de la mondialisation qui est en
cause, avec tout ce qu’il engendre
comme inégalités et
injustices dans le monde.
De plus en plus de participants
à la formation manifestent la
volonté de s’engager dans ce
type d’activité, de façon bénévole
ou professionnelle. Une
autre façon de coopérer •.