Les nouvelles stratégies internationales de lutte contre la pauvreté

Mise en ligne: 16 décembre 2005

A quoi servent les pauvres ?
A quoi sert la pauvreté ?
Que faire des pauvres ? par Guillaume Van Parys

« La pauvreté doit être un de ces rares domaines où les médicaments sont prescrits avant de connaître la maladie ».

Else Øyen

« Notre rêve est un monde sans pauvreté ». Par sa devise, la Banque mondiale affiche ostensiblement sa préoccupation pour la thématique de la lutte contre la pauvreté. Dès la fin des années quatre-vingt, cette institution, au côté du Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD), fit entrer la lutte contre la pauvreté dans son discours et ses pratiques de développement. Aujourd’hui, le thème s’est transformé en véritable leitmotiv consensuel des organisations internationales de développement.

De cette centralité discursive de la problématique de la pauvreté dans le développement proposé par les organisations internationales, deux interrogations majeures en découlent. Il s’agit dans un premier temps de savoir pourquoi et comment la lutte contre la pauvreté s’est-elle intégrée dans le discours dominant de ces organisations. Dans un second temps, il advient d’interroger les implications politiques de leurs nouvelles pratiques de lutte contre la pauvreté.
Ainsi, d’une part, c’est parce que la pauvreté possède une fonction politique qu’elle est devenue centrale dans les politiques de développement aujourd’hui. La pauvreté est un instrument dont les organisations internationales se servent pour exposer leur idéal sociétal. En même temps, la lutte contre la pauvreté apparaît comme le fondement de leur légitimité.

D’autre part, par rapport à la décennie nonante, les nouvelles stratégies de lutte contre la pauvreté impliquent des ouvertures politiques en intégrant les critiques réalisées à leur égard. Souffrant notamment d’une crise de légitimité, les organisations internationales, et en particulier les institutions de Bretton Woods (Banque mondiale et Fonds monétaire international) (IBW), ont opéré un changement dans leurs politiques de développement, dont nous analysons ici les principales implications politiques. Mais, avant d’expliquer ces affirmations, arrêtons-nous un instant sur le terme de pauvreté.

De quoi parle-t-on ?

Tout le monde en parle sans savoir ce qu’elle recouvre exactement dans la réalité. Entre la pauvreté monétaire, utilisée par la Banque mondiale et la pauvreté « humaine » utilisée par le PNUD, une différence notoire s’échafaude, reflétant bien plus leurs réponses envisagées à la pauvreté, empreintes de leur idéologie, que leur souci de se rapprocher d’une définition réelle et appropriée. Dans les sociétés occidentales, l’on utilise davantage le terme d’exclusion sociale pour parler du quart-monde, alors que pour les pays en développement, l’on recourt au terme de pauvreté (sous diverses acceptions), en partant du présupposé de l’absence d’Etats providence.

La pauvreté dans le discours international est une matière porteuse, c’est un thème idéal : chacun peut en dire et en comprendre ce qui lui convient. Ainsi, définir et mesurer la pauvreté sont des actes politiques. Une définition reflète bien souvent les intérêts de son auteur, et que celui-ci soit la Banque mondiale, un chercheur indépendant, un économiste, un sociologue, un politicien ou le pauvre lui-même, la fait varier considérablement. C’est aussi un thème consensuel. De fait, toute personne un tant soit peu sensible aux relations internationales ne peut qu’approuver l’aspiration précitée de la Banque mondiale.

Sans faire état ici des multiples acceptions de la pauvreté, retenons simplement son caractère éminemment politique. Le flou sémantique qui encadre ce terme s’accentue par le fait que, dans le discours des organisations internationales, la pauvreté est souvent abordée comme un concept multidimensionnel.

Une pauvreté instrumentalisée

Si l’on considère le discours de lutte contre la pauvreté comme un mode d’expression de la pensée politique des organisations internationales, l’on s’aperçoit que cette rhétorique, nationale comme internationale, constitue le vecteur d’un discours plus large sur la société et sur son avenir. Le discours sur la pauvreté se prête à une analyse qui en dénonce plutôt l’instrumentalisation par les politiques et plus largement, par les organisations internationales de développement.

Ainsi, il est permis de soutenir que les organisations internationales ont pris en compte la pauvreté non pas sur base d’une préoccupation de l’aggravante situation des millions de démunis mais comme un instrument pour exposer leur idéal de vie en société. En effet, le regard politique perçoit toujours le pauvre en fonction des préoccupations majeures de son temps, et rarement strictement en fonction des intérêts des pauvres eux-mêmes. Cela apparaît clairement dans les propos de George Simmel : « Si l’assistance devait se fonder sur les intérêts du pauvre, il n’y aurait, en principe, aucune limite possible quant à la transmission de la propriété en faveur du pauvre, une transmission qui conduirait à l’égalité de tous » [1].

L’idéal de vie que nous proposent les institutions internationales, via leur discours sur la pauvreté, est celui d’une société mondialisée, régie par les mécanismes du marché et par elles-mêmes, garantes de l’ordre mondial. « Le discours sur la nécessité de lutter contre la pauvreté et la mise en œuvre de ce discours manifestent des objectifs autres que la réduction de x millions du nombre de pauvres. Ces effets recherchés se situent dans le champ politique : création d’un nouveau type de citoyenneté, et d’un nouveau type de société » [2] . En somme, il s’agit d’une nouvelle utopie, celle de la mondialisation économique et néolibérale.

La pensée sur la pauvreté demeure organisée autour de trois questions préalables à toute politique de lutte contre la pauvreté : à quoi servent les pauvres ? A quoi sert la pauvreté ? Que faire des pauvres ? L’analyse du discours de lutte contre la pauvreté souligne ainsi plus la fonction politique de la pauvreté que ses multiples caractéristiques. « Le discours sur la pauvreté est le plus souvent (et ceci est vrai pour toutes les époques) le fragment explicité d’un discours latent sur l’Etat et sur l’avenir de la société » [3].

« Ces discours [sur la pauvreté] font partie du système de représentation qu’une société a d’elle-même, ou veut se donner d’elle-même, de la façon dont elle légitime la détention du pouvoir et des « richesses » et dont elle présente son « projet social » et sa cohésion ; ils sont intimement liés au politique » [4] .

La pauvreté est donc utilisée par les organisations internationales comme un instrument pour exposer leur idéal sociétal depuis l’avènement du capitalisme au niveau mondial fin des années quatre-vingt. Voilà pourquoi la pauvreté est devenue le discours dominant des organisations internationales de développement. Mais lutter contre ce phénomène social est aussi une question de légitimité.

Pourquoi lutter contre la pauvreté ?

Le discours de lutte contre la pauvreté peut en effet être perçu comme visant à légitimer le modèle de l’économie néolibérale mondialisée. L’émergence de cette rhétorique sur la pauvreté est fortement liée à la crise de légitimité à laquelle les institutions financières internationales ont fait face. Cette apparition de la pauvreté dans leur discours coïncide aussi avec la fin de la Guerre froide et avec le triomphe de l’économie néolibérale capitaliste, ouvrant la nouvelle ère de la mondialisation. La lutte contre la pauvreté, dans ce nouveau projet international, s’érige en pendant social à la mondialisation économique.

De fait, la stratégie de lutte contre la pauvreté des années nonante, centrée sur les politiques d’ajustement structurel, fut définie en terme purement économique. Les services sociaux minimums et les « politiques de ciblage » apparaissent comme de simples moyens de légitimer les réformes dont la mondialisation néolibérale a besoin. De la même manière qu’en 1990, le lancement des nouvelles stratégies de lutte contre la pauvreté fin des années nonante répond à une crise de légitimité due à l’effritement de l’utopie globalitaire, provoqué par les critiques de l’opinion publique mondiale. Les organisations internationales intègrent ces critiques pour apaiser et contenir les revendications.

Christian Comeliau considère le projet néolibéral de la globalisation comme un « système de relation » défini en termes essentiellement économiques. Mais, comme la pauvreté est indéniable, le social est réintroduit dans le système via la lutte contre la pauvreté. Cette réintroduction relève plutôt d’une obligation politique si l’on suit le raisonnement de Sassier selon lequel « toute idée politique, si impitoyable que soit pour les faibles sa réalisation concrète, doit, lorsqu’elle en est sommée, présenter le souci des pauvres comme but : c’est le fondement même de sa légitimité » [5]. C’est ainsi qu’avec la confirmation du nouvel ordre international de la mondialisation en 1990, la Banque mondiale a ressenti la nécessité de prendre en compte la pauvreté, d’une part pour une question de légitimité, et, d’autre part, pour que cela puisse servir le système émergent.

La lutte contre la pauvreté apparaît, dans ce système, comme une matière résiduelle placée dans l’architecture mondiale à seule fin de légitimation. Elle nous est présentée comme penchant social d’un développement holistique enfin intégré. Pourtant, toute la question du développement social, que cette lutte est censée représenter, est reléguée au second plan en se confondant à la question économique, à telle enseigne que la lutte contre la pauvreté des organisations internationales semble répondre plus au besoin de légitimité de la mondialisation économique qu’à une préoccupation sincère envers les situations sociales dégradantes des pauvres. Le doute ainsi semé sur l’engagement des institutions internationales dans la lutte contre la pauvreté se renforce si l’on accepte de dire qu’ « il n’y a aucune raison d’aider le pauvre plus que ne le demande le maintien du statu quo social » [6] .

En réalité, les politiques de lutte contre la pauvreté « visent plutôt à réguler la pauvreté, et à en faire un instrument de reproduction des mécanismes de pouvoir. Ces politiques visent à contenir la pauvreté, à éviter, certes, son trop grand accroissement, mais en même temps à la préserver tout en la régulant. [...] La question n’est pas celle de la bonne ou de la mauvaise foi des hommes politiques, mais celle de la fonctionnalité politique de la pauvreté » [7] . La Banque mondiale a davantage besoin des pauvres qu’ils n’ont besoin d’elle, parce que « la simple présence physique de plus d’un milliard de « pauvres absolus » justifie son existence et son engagement, renouvelé à défaut d’être efficace, en faveur de la réduction de la pauvreté » [8] .

C’est donc bien la fonction politique de la pauvreté - comme instrument pour imposer un idéal sociétal mondialisé et comme base de légitimité des organisations internationales et de leur système néolibéral - qui explique le pourquoi et le comment de l’émergence de la lutte contre la pauvreté en tant que discours dominant des organisations internationales de développement.

Les nouvelles stratégies internationales de lutte contre la pauvreté

Deuxièmement, nous nous interrogeons sur les implications politiques des nouvelles stratégies de lutte contre la pauvreté. La proposition conjecturale répondant à cette seconde question affirme que, par rapport à la décennie nonante, les nouvelles stratégies de lutte contre la pauvreté impliquent des ouvertures politiques, en intégrant les critiques réalisées à leur égard.

Les Documents stratégiques de réduction de la pauvreté (DSRP) et l’initiative pour les Pays pauvres très endettés (PPTE) incarnent un changement marqué dans les pratiques du développement des organisations internationales. Ces nouvelles orientations témoignent du consensus établi au niveau international pour lutter contre la pauvreté. Les Objectifs de développement du millénaire lancés en l’an 2000 ont le mérite de recentrer sur la pauvreté les politiques de développement, c’est-à-dire d’obliger les gouvernements à mettre tous les moyens et la volonté nécessaire pour promouvoir le développement et éradiquer la pauvreté, s’engageant ainsi dans ce qu’ils ont eux-mêmes convenu.

Face à ce revirement dans les politiques des organisations internationales, certaines critiques affirment qu’il ne s’agit en fait que d’un changement en surface, en apparence, mais qu’en définitive tout reste pareil. Il advient de nuancer quelque peu ce genre de propos parce que les nouvelles initiatives sont aussi porteuses d’ouvertures vers des changements en faveur du développement. « Si le changement de discours [dans les nouvelles stratégies] n’influence pas la nature des objectifs fondamentaux de la Banque mondiale, il n’en est pas moins important, car il signifie que des forces agissent en faveur d’une réforme de l’ordre mondial et obligent les organisations internationales à modifier leur discours » [9] .

Le nouveau critère de la « bonne gouvernance », s’il confère un indéniable rôle politique aux institutions de Bretton Woods, et s’il reste apparenté à une certaine forme d’ingérence de leur part, n’en demeure pas moins légitime dans la mesure où l’aide internationale n’a que trop souvent servi à financer des dictatures plutôt qu’à aider les populations déshéritées. Les processus participatifs définis dans le cadre des DSRP sont facteurs d’ouvertures démocratiques, dans des pays où généralement la population possède peu d’occasions de s’exprimer. « Les nouveaux principes des initiatives DSRP et PPTE ouvrent une réelle opportunité de voir les politiques publiques et l’aide internationale changer de nature, dans un sens plus favorable au développement et faisant appel à une plus grande participation citoyenne » [10] . Les nouvelles stratégies de développement accroissent de manière significative la cohérence de l’aide internationale, en liant les DSRP à l’initiative PPTE, malgré les problèmes de calendrier que cette liaison implique.

Le Rapport fondateur de la nouvelle approche de la Banque mondiale - Combattre la pauvreté - fait montre d’une évolution indéniable dans le diagnostic et dans les politiques de lutte contre la pauvreté. « La critique du Consensus de Washington, ou du moins des excès des politiques de libéralisation passées, montre l’existence de débats internes au sein de la Banque à ce sujet » [11] . Toutefois, le Rapport ne remet pas fondamentalement en cause les politiques de libéralisation commerciale et financière. De même, « les politiques de redistribution sociale sont analysées selon la seule dimension instrumentale sans prendre en compte les objectifs éthiques et intrinsèques d’une société moins inégalitaire » [12]. Une autre nouveauté du Rapport est qu’il évite cette fois de décliner une doctrine prêt-à-penser, comme ce fut le cas dans les précédentes analyses de la Banque. « Dès l’introduction du Rapport, la Banque mondiale fait ainsi preuve d’une humilité nouvelle en refusant de proposer un modèle unique en matière de lutte contre la pauvreté » [13]. Les nouvelles stratégies sont censées donner la « liberté » aux pays en développement (PED) d’établir leur propre politique de lutte contre la pauvreté par le biais d’un processus participatif. Le Rapport a ici les défauts de ses qualités, puisqu’en s’ouvrant timidement aux visions locales du développement, il peut en même temps être jugé insuffisamment opérationnel.

Mais le plus enthousiasmant dans le processus participatif des nouvelles stratégies de lutte contre la pauvreté, est qu’il s’agit d’une transformation ouverte. De tels processus permettent aux opinions divergentes de se confronter, tout en laissant place aux issues les plus diverses. « A la différence des politiques d’ajustement structurel antérieures, verrouillées d’entrée par les IBW, le jeu est ouvert [avec les DSRP]. Jamais à ce jour, les conditions formelles de l’émergence de la réduction de la pauvreté et le développement n’ont été aussi favorables. Tout dépendra de la capacité des acteurs sociaux, notamment dans les PED, à se saisir de cette opportunité » [14].

Les institutions de Bretton Woods se sont engagées dans une voie dont elles ne contrôlent pas l’issue. Elles ont créé des attentes qu’elles ne seront pas nécessairement aptes à satisfaire, courant le risque aussi bien de déceptions que de retours en arrière, ce qui entraînerait une chute de crédibilité sans précédent. Les ouvertures politiques des nouvelles stratégies de lutte contre la pauvreté ne doivent cependant pas occulter leur objectif principal, c’est-à-dire, réduire la pauvreté dans les pays en développement. Voilà donc comment la lutte contre la pauvreté est intégrée dans le discours et les pratiques de développement des organisations internationales.

[11.Simmel, G., « Les pauvres », [1ère éd. en allemand, 1908], PUF, Paris, 1998

[22. Lautier, B., « Pourquoi faut-il aider les pauvres ? Une étude critique du discours de la Banque mondiale sur la pauvreté », in Revue Tiers Monde, t. XLIII, n°169, « Les chemins de l’intégration régionale », Institut d’Etude du Développement Economique et Social, Paris, PUF, janvier-mars 2002b, p.141

[33. Carré J., in Destremau B. et Salama, P., « Mesure et démesure de la pauvreté », PUF, Paris, 2002, p.105

[44. Destremau B., « Comment définir la pauvreté ? », in Poulain, R. et Salama, P. (dir.), « L’insoutenable misère du monde : économie et sociologie de la pauvreté », Coll. « L’alternative », Ed. Vents d’Ouest, Québec, 1998, p. 31

[55. Sassier, P., « Du bon usage des pauvres. Histoire d’un thème politique XVI°-XX° siècle », Ed. Fayard, Paris, 1990, p.7

[66. Simmel, G., op.cit., p.49

[77. Lautier, B., op. cit., p. 160

[88. George, S., Sabelli, F., « Crédits sans frontières. La religion séculaire de la Banque mondiale », Ed. La Découverte, Paris, 1994. p.169

[99. Ibidem, p. 114

[1010. Cling, J.-P., et al., « La Banque mondiale et la lutte contre la pauvreté : Tout changer pour que tout reste pareil ? », in Politique africaine n°87, « Les sujets de Dieu », Ed. Karthala, Paris, octobre 2002, p.169

[1111. Cling, J.-P., Razafindrakoto, M., Roubaoud, F., (dir.), « Les nouvelles stratégies internationales de lutte contre la pauvreté », Ed. DIAL / IRD / Economica, Paris, 2003 (2°éd.), p. 55

[1212. Idem

[1313.Idem

[1414. Ibidem, p. 196