Le passage de l’exclusion à l’intégration a besoin des véritables autoroutes. Mais il suffit parfois de tracer un
sentier. Rencontre avec Action Vivre ensemble, Article 27, Prison et réinsertion et Dynamo, des associations qui s’y attachent avec des moyens divers, par Andrés Patuelli
« La Rochelle, une association de Roux, près de Charleroi, s’est donné comme mission de sortir des personnes, dans la pauvreté, de l’isolement, nous explique Claude Mormon, secrétaire exécutif d’Action Vivre ensemble. De condition modeste eux aussi, les membres de l’association sont très fiers d’en faire partie car ils en sont acteurs. Ils ont mis en place un magasin social, des lieux de rencontre ainsi que des systèmes d’entraide, tout cela dans une démarche de réflexion collective. En outre, ils se sont intégrés au Réseau wallon contre la pauvreté et ils s’exercent également à un travail d’interpellation politique ». Voici un exemple du type de projet soutenu par cette association catholique active depuis 32 ans en Belgique francophone. Bien que juridiquement distinctes, Action Vivre ensemble, constitue avec Entraide et fraternité (ONG de coopération au développement) et Vivre ensemble éducation (visant la sensibilisation et le lobbying politique) une seule organisation de lutte contre la pauvreté et l’exclusion.
Les organisations de lutte contre la pauvreté actives tant chez nous que dans le tiers monde sont très rares en Belgique. Certes, des organisations de coopération ou d’urgence comme Oxfam, Médecins du monde ou Médecins sans frontières développent également des activités en Belgique, mais celles-ci restent limitées par rapport aux projets menés dans le Sud. ATD Quart-Monde constitue un cas à part : le cœur de son action étant en Belgique, elle développe certaines actions dans le tiers monde via une petite ONG, Terre de demain. En général, les organisations belges qui travaillent dans le tiers-monde et celles visant le quart monde sont deux mondes à part.
« Action Vivre ensemble est l’héritière d’un dialogue avec le Sud, indique Claude Mormon. Au début des années soixante, sensible aux réalités du Sud, l’Eglise belge s’était investie dans la coopération internationale. Dans un premier temps, assez vite dépassé, l’aide était vue de manière très paternaliste. Il y eut alors des interpellations, notamment de la part des évêques latino-américains, comme le Brésilien Helder Camara, nous rappelant que la solidarité devait également être pratiquée chez nous. Les évêques ont ainsi décidé de réaliser une campagne de récolte de fonds en vue de financer la lutte contre la pauvreté en Belgique » ».
Action Vivre ensemble finance chaque année environ soixante projets présentés par des associations bruxelloises et wallonnes. Les montants octroyés sont normalement modestes par rapport aux revenus principaux des organisations. Il n’y a pas non plus, de la part de Vivre ensemble, un engagement dans la durée. Même si fréquemment des associations voient l’aide se renouveler. L’action développée par La Rochelle, citée en début d’article, est représentative du type de projets que Vivre ensemble veut soutenir. « Nous cherchons à ce que les projets construisent une démarche participative avec les populations d’exclus, tout en portant en avant une réflexion et une interpellation politiques, affirme Claude Mormon. Nous sommes conscients que toutes les organisations ne réunissent pas les conditions pour y parvenir, mais nous les encourageons toujours à faire un pas de plus dans ce sens ».
Approchant l’exclusion essentiellement en termes de droits, Action Vivre ensemble s’identifie avec tous les groupes de personnes dont les droits (au travail, au logement) sont bafoués, en raison de leurs conditions socio-économiques, de leur origine étrangère, voire de leur condition de femmes. Le fait d’avoir une autre confession religieuse n’empêche en rien d’être soutenu. Cela dit, en termes d’éducation, l’ONG vise d’abord le milieu chrétien : « Nous nous sentons particulièrement responsables dans la sensibilisation de ces fidèles à la dimension de justice contenue dans le message évangélique. Mais lorsqu’il s’agit de toucher les pouvoirs publics ou de soutenir des initiatives de terrain, nous pensons qu’il faut être plus ouverts ».
Les résultats obtenus sont forcé-ment nuancés, conclut Claude Mormon. « La question de la réussite se pose d’ailleurs pour toutes les organisations qui luttent contre la pauvreté. Du point de vue des personnes bénéficiaires, nous notons des progrès : nombre d’entre elles nous disent que c’est grâce à ces projets qu’elles ont retrouvé le goût de la vie sociale, qu’elles se sentent utiles parce qu’elles y collaborent. Mais sur l’ensemble de la société, il n’y a pas que des réussites. La campagne de récolte de fonds de cette année est centrée sur le droit au logement. Or, ce même droit constituait l’objet de notre campagne d’il y a treize ans ! Certes, depuis lors il y a eu l’une ou l’autre avancée ; le droit au logement a même été inscrit dans la Constitution belge. Mais à côté de cela, force est de constater de véritables reculs : aujourd’hui, l’accès au logement est de toute évidence plus difficile qu’il y a treize ans. Est-ce un échec qui nous est imputable ou est-ce celui de toute la société ? ».
La culture n’est pas un luxe
Offrir la possibilité d’aller au théâtre, au musée ou à un concert pour seulement 1,25 euro le ticket : telle est l’action phare d’Article 27 [1], une association qui prêche l’accès à la culture pour tous. Mais cette démarche ne serait-elle pas un luxe pour des gens qui se trouvent au chômage ou qui n’ont pas de quoi manger à leur faim ? Pas du tout !, s’écrie Catherine Legros, coordinatrice d’Article 27 en Wallonie : « On crève plus facilement de solitude que de faim. La culture n’est pas un luxe mais bel et bien une nourriture de l’esprit. Et cela n’est pas un lieu commun, mais un besoin très réel ». Et de citer des témoignages de bénéficiaires de ses actions, comme celui d’Anne : « Pour moi, la culture est un besoin primaire au même titre que se nourrir et se vêtir. J’ai installé dans ma chambre un petit musée bien à moi. C’est le prolongement de mes coups de cœur artistiques ». Ou cet autre, d’Isabel : « La culture est importante pour le développement de l’esprit et l’épanouissement de ma personne. Cela me rassure d’être plongée dans la culture, car je me sens complètement intégrée dans la société » [2].
Article 27 a vu le jour en 1999 à Bruxelles pour s’étendre progressivement un peu partout en Wallonie. Actuellement, l’organisation compte douze cellules, onze d’entre elles étant hébergées dans des centres culturels régionaux. La formule est simple : sur la base d’une convention, les institutions culturelles offrent des tickets à 1,25 euro et Article 27 les compense pour un maximum de 5 euros, grâce aux subsides de la Communauté française. « Nos partenaires culturels font toujours un effort financier, qu’il soit important ou peu important », précise Catherine Legros. Article 27 a également tissé un réseau de partenaires sociaux - des institutions comme les centres publics d’aide sociale, certains hôpitaux psychiatriques ou des maisons d’accueil, leur mission étant d’informer et de sensibiliser leur public avec les outils pédagogiques préparés par Article 27 ou par ses partenaires culturels.
L’équipe d’Article 27 s’est vite rendu compte que le frein financier n’était que le plus visible d’une série de facteurs qui éloignent les gens précarisés de la culture. Notamment, le manque de confiance en soi et le fait de n’avoir jamais franchi les portes d’un espace culturel. Article 27 a ainsi rapidement développé un service d’accompagnateurs, le premier d’entre eux étant celui des « ambassadeurs ». Ce sont des bénévoles -des professionnels ou tout simplement des personnes passionnées par la culture- qui sont là pour accompagner ces utilisateurs lors des spectacles, pour animer un débat ou prendre un verre après. Le but est que, tôt ou tard, les bénéficiaires puissent y aller de manière autonome. « Et ça marche ! », affirme Catherine Legros. Son organisation est satisfaite des résultats obtenus. Les témoignages des utilisateurs sont encourageants et le nombre des tickets utilisés augmente de manière exponentielle : 60 mille en Wallonie pour 2004. « Cela montre que le projet rencontre vraiment un besoin », conclut-elle.
L’art en prison libère
Juriste de formation, Alain Harford s’est très tôt intéressé au milieu carcéral. Engagé d’abord sur le terrain en tant que formateur, il est passé depuis quelques années au travail de lobbying et de consultance. Il coordonne actuellement trois organisations qui luttent en faveur des droits des délinquants et des ex-délinquants : l’Organisation pour l’emploi des personnes ex-délinquantes (OED), un réseau belge francophone, créé en 1998 ; le Réseau Art et prison, en collaboration avec Culture et démocratie, et le Réseau pour une réforme globale du régime carcéral belge, en partenariat avec la Commission Justice et paix [3]. Ces trois filières différentes se rencontrent dans le but de la réinsertion sociale des détenus.
Mais quel rôle l’art peut-il jouer dans cette démarche ? « Des expériences anglo-saxonnes ont permis d’apprendre que la pratique artistique et culturelle produit des changements profonds dans la personne délinquante, explique Alain Harford. S’agissant souvent de personnes qui ont l’habitude de fonctionner sur la défensive, dans un environnement violent, s’investir dans un projet créatif où ils doivent faire appel à d’autres parties d’eux-mêmes, les force également à travailler en équipe, à écouter et à respecter les autres. » Actuellement, Art et prison mène, avec d’autres partenaires, des projets dans les prisons d’Ittre et de Nivelles. La démarche artistique est vue ici comme un élément déclencheur d’un projet pour des personnes qui n’ont jamais baigné dans une culture du travail. « Les détenus - poursuit-il- proviennent souvent de milieux dans lesquels ils cumulent un maximum de handicaps sociaux, la prison étant le handicap social ultime. 90 % d’entre eux ne perçoivent l’emploi que comme une finalité lointaine : il y a d’abord tout un travail de réinsertion sociale à accomplir ».
Les organisations membres de l’OED ne voient pas l’insertion professionnelle de l’ex-détenu comme leur objectif le plus important. Pour elles, précise Alain Harford, « le travail est accompli quand un ex-détenu a trouvé une réponse à ses besoins sociaux, personnels et familiaux, que ce soit par rapport au logement,à l’endettement ou à la toxicomanie. Il est question ici de leur apprendre à savoir-être plutôt qu’à savoir-faire, car sur le plan des compétences, le résultat est moyen. Par ailleurs, le pourcentage de détenus qui ont la chance de trouver un emploi durable chez un employeur privé est très faible. Avant d’aboutir dans un circuit normal de travail, ils passeront par le milieu plus protégé des structures d’économie sociale ».
Alain Harford cite une étude britannique montrant qu’un ex-condamné qui aura réussi une formation qualifiante et aura trouvé un emploi stable courra trois fois moins de risques de récidiver [4]. Pourtant, ajoute-t-il, en Belgique, la prison reste, avant tout, une punition. On constate néanmoins certaines améliorations dans ce domaine. Grâce notamment au travail du Réseau pour une réforme globale du régime carcéral belge, une majorité parlementaire est prête à faire passer, au cours de cette législature, une loi qui reconnaît une série de droits pour les détenus. « Le principe général de cette loi, explique-t-il, est qu’une personne privée de sa liberté reste un citoyen ayant droit à la santé, à la formation. Il faut savoir que, jusqu’ici, la vie pénitentiaire était régie par un vieux règlement général de l’administration pénitentiaire sur lequel s’étaient superposées des centaines de circulaires ministérielles. On avait un régime tout à fait différent d’une prison à l’autre ».
L’attitude de la société vis-à-vis des délinquants et des ex-délinquants a-t-elle pour autant évolué ? Difficile à dire, répond Alain Harford. Certaines enquêtes en France ont montré qu’une majorité des gens considèrent qu’il faut aider les détenus à se réinsérer. Mais, d’autre part, le sentiment d’insécurité a augmenté auprès de la population. « Cette perception est disproportionnée par rapport à la réalité, rétorque-t-il. Ces quinze dernières années, les longues peines ont augmenté, le taux d’emprisonnement a augmenté alors qu’on n’est pas dans une société plus délinquante qu’il y a quinze ans. Il y a des mouvements d’extrême droite qui exploitent le sécuritaire, et les partis traditionnels rentrent dans cette dynamique pour les contrer. Pourtant, conclut-il, le pourcentage de détenus qui représentent un danger à vie pour la société est infime. La grosse partie des condamnations tourne autour de la drogue, du trafic notamment et 70 % des détenus sont âgés de moins de trente ans ».
La rue, pour ne pas perdre le chemin
L’association Dynamo (www.travail-de-rue.net) réalise un travail de prévention auprès des jeunes, dans certains quartiers de Forest, d’Ixelles et d’Uccle, à Bruxelles. Son origine se situe il y a une vingtaine d’anées, à Forest, dans une école d’enseignement spécial, fréquentée par des jeunes qui présentaient des troubles de comportement, raconte Philippe Toussaint, responsable de l’association. « Un groupe d’enseignants a commencé à organiser bénévolement pour ces jeunes des activités collectives, le week-end. Mais ils se sont rendu compte que les jeunes éprouvaient le besoin de parler avec eux sur les difficultés qu’ils rencontraient. Puis l’un de ces enseignants, qui avait rencontré en Angleterre et au Québec des travailleurs sociaux de rue, a amené l’idée qu’il était possible de réaliser des activités collectives régulières avec les jeunes dans un cadre non contraignant, comme la rue ». Même si l’association existe depuis une vingtaine d’années, le travail professionnel n’a vraiment démarré que fin 1989. Juste après avoir achevé ses études d’assistant social, Philippe Toussaint l’a rejointe en 1991.
Pourquoi privilégier la rue comme lieu de socialisation ? « Il y a des jeunes qu’on rencontre dans la rue et qu’on retrouve difficilement ailleurs, explique-t-il. Les plus fragilisés d’entre eux ne rentrent pas facilement dans des structures du genre service d’aide aux jeunes qui proposent leurs services dans un local. Ensuite, le travail de rue permet de bâtir une relation de confiance avec le jeune, ce qui lui permet, le cas échéant, de nous demander plus rapidement de l’aide. Cette approche est beaucoup plus préventive car le jeune n’attend pas d’être dans une grande difficulté pour nous solliciter. Une troisième raison est que la relation qu’on établit avec le jeune dans la rue n’est jamais d’autorité, car on est là dans un espace qui appartient à tout le monde. Cela donne aux deux parties la liberté de stopper la relation quand on sent que cela ne va plus ».
Le plus souvent, les travailleurs sociaux de Dynamo rencontrent le jeune dans le cadre des activités collectives qu’ils organisent dans l’espace public. « Bien souvent, le jeune commence assez spontanément à nous parler de lui, de sa scolarité, de sa famille, tout en sachant très bien qui nous sommes et que nous respectons un secret professionnel de confidentialité. Cette base de confiance nous permet également de le solliciter pour qu’il nous en parle ». Dans certains cas, cette relation devient un accompagnement individuel qui peut parfois prendre des proportions importantes. Certains d’entre eux sont suivis par Dynamo pendant des années par le biais d’entretiens familiaux ou de démarches en matière scolaire, judiciaire, de santé ou de relations avec ses copains. Lorsqu’une difficulté devient difficile à résoudre, Dynamo peut s’adresser à l’étage supérieur de l’aide à la jeunesse, le SAJ, un organe officiel public, ou prévenir, via le SAJ, le Parquet de la jeunesse. Dynamo est par ailleurs en relation avec d’autres institutions, spécialisées en matière de logement, de santé ou de guidance.
[1] Le nom de l’association fait référence à l’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent ».
[2] Ces témoignages ont été repris dans « Emois ! Et moi... Guide d’Article 27 à destination des travailleurs sociaux, 2004-2006 ».
[3] L’OED sera prochainement rebaptisée Prison et réinsertion. Art et prison a été développée depuis 2000 par le bureau belge du British Council, Rode Anthraciet , l’OED et Culture et démocratie.
[4] Voir Mark Lipsey, « What works ? », Université de Salford, Royaume-Uni, 1993.