S’éduquer et agir ensemble en intelligence collective, aurait pu dire Paulo Freire, par Julián Lozano Raya
L’intelligence collective est partout. Des réseaux en transition aux associations de l’éducation populaire en passant par les entreprises, tout le monde prétend la mobiliser au service des visions politiques ou des objectifs financiers. La littérature foisonne à en donner le tournis au point où l’on pourrait se demander comment ce nouveau prisme de l’action collective peut être revendiqué à la fois par des multinationales et des petites associations de terrain.
Expression polysémique par excellence, il est difficile de lui nier son potentiel mobilisateur. Qui pourrait en effet s’opposer à entrer dans une logique d’intelligence collective ? Qui ne prendrait plaisir à travailler dans des communautés inspirées [1] pour tenter de créer en conscience le monde de demain [2] ?
Force est de constater qu’une grande partie de celles qui s’en réclament ne semblent pas vraiment engagées dans la construction d’un projet politique émancipateur. Loin de là, ce qui peut laisser perplexe et inévitablement méfiant. S’il s’agit de « libérer le pouvoir d’agir des hommes et des femmes » —bien que cette expression pourrait être attribuée à Paulo Freire, elle a été adoptée par le monde de l’entreprise et du management, comme en témoigne ses répétitives utilisations dans les rapports annuels de Gallup, une des principales entreprises mondiales de la consultance en ressources Humaines— en « pensant global et en agissant au niveau local » —slogan du mouvement altermondialiste également récupéré par Gallup dans sa méthode Human Sigma— pour créer un « contexte collectif favorable à l’émancipation des êtres humains et des organisations » [3].
Si les pratiques qui en découlent permettent à des groupes de discuter, décider et de s’organiser à travers différents dispositifs participatifs —à l’aide d’outils comme le world café, le forum ouvert, la sociocratie, l’halocracy, la communication non verbale—, il est interpelant qu’elles aient si bien percolé au sein d’organisations si diverses, aux finalités radicalement opposées. Révolution lente à travers une démocratisation des « écologies des groupes » (qu’ils soient marchands ou non), ou standardisation des formes de l’action collective ?
Se mettant tant au service de la fabrication du consentement et de la mise en place d’espaces de démocraties radicales, la question ne serait pas tant de se positionner « pour ou contre » —même si on ne peut être naïf sur les instrumentalisations possibles de ces outils— mais bien de savoir ce que ces outils permettent ou entravent et au service de quel projet politique émancipateur nous pouvons les mobiliser.
Si dans ses versions managériales les pratiques d’intelligence collective sont toutes entières tournées vers « la performance par le bonheur », il n’en reste pas moins que les réflexions les entourant peuvent également être appréhendées comme une des formes du renouvellement en cours des pratiques démocratiques et de l’éducation populaire.
Face à l’essoufflement des formes traditionnelles de l’action politique, les mobilisations et initiatives citoyennes se multiplient contournant les canaux « légitimes » des structures classiques de la démocratie représentative, les partis politiques, les syndicats et les agences de l’Etat. Ce dynamisme militant et associatif et parfois même micro-entrepreneurial agissant au nom du bien commun et portant différentes visions de l’intérêt général —luttes autour de la justice fiscale ou migratoire, de l’agriculture paysanne, de l’alimentation durable, de la finance éthique et des dettes illégitimes, d’une école démocratique, de l’éducation populaire, d’une santé communautaire de qualité— semblerait ainsi participer à l’émergence de nouvelles formes organisatives questionnant radicalement la participation citoyenne aux structures politiques du vivre-ensemble.
Les biens communs semblent plus que jamais une affaire collective tant l’Etat et nos représentants politiques peinent à répondre aux nombreux défis posés par l’économie néolibérale et la pensée marchande. Cette demande de participation, surtout depuis les années nonante, a été en partie accompagnée et encadrée par les pouvoirs publics qui ont commencé à mettre en place une série de dispositifs participatifs censés colmater les faiblesses des procédures représentatives habituelles (vote, rencontres occasionnelles entre citoyens et élus) et son progressif manque de légitimité.
Il reste néanmoins que ces initiatives débordent souvent l’action publique et permettent ainsi la construction d’un rapport de forces en dehors des structures classiques du pouvoir. A chacune de ces rencontres et de ces luttes, les mêmes questions se posent. Comment s’assembler, s’exprimer, s’organiser, programmer, décider et agir ensemble sur le monde sans reproduire les rapports de domination qui sclérosent la construction d’un monde plus juste ? Quelle écologie des groupes [4] pratiquer ? Quelles formes donner à cette nécessité radicale de participer à la vigilance et la défense des intérêts communs ici, maintenant, ensemble ?
Face à ces questions, et malgré les détournements en cours par le management néolibéral, il semble que quelque chose se passe du côté de l’intelligence collective. Non pas tant pour ses résultats immédiats —comme les décisions qui émergent d’une gestion par consentement ou d’une élection sans candidat ou des conclusions qu’on peut tirer suite à un forum ouvert ou un world café sur la prochaine politique de la ville— mais pour les questionnements autour des enjeux de pouvoir et du conflit comme outils de transformation sociale que ces pratiques véhiculent.
A partir des identités en présence et des rapports de force qui les traversent, comment en tant que citoyens agissants pouvons-nous avoir une influence sur le devenir historique de nos sociétés ? Quels sont les rapports de pouvoir à inverser ou au contraire à renforcer ? Comment ne pas reproduire les rapports de domination à transformer ? Comment construire cette intelligence collective au service du projet politique que nous portons ?
Au-delà de l’impact de ces pratiques, elles permettent un questionnement radical sur les formes de partager le pouvoir tout en cherchant à faire émerger le pouvoir d’agir collectif. A travers la rencontre des utopies politiques portées par l’intermédiaire d’un travail d’émergence, de débat, de conflit socio-cognitif, les groupes définissent les incidences politiques qu’ils désirent poursuivre et balisent leurs stratégies. Des choix sont faits, des décisions sont prises. Rarement au vote, idéalement au consensus, sinon aux moyens de techniques hybrides pouvant mélanger certaines doses de tirage au sort et de débat délibératif.
Une certaine pratique de la coopération conflictuelle se diffuse et s’enrichit des expériences passées. Les pouvoirs publics ne restent pas indifférents et proposent ainsi de plus en plus de rencontres citoyennes et créent au sein de leurs administrations des forums ouverts pour impliquer les volontés.
Au-delà des écueils de certaines de ces scènes participatives « top-down », c’est tout une culture de l’action collective qui se renouvelle. La verticalité du pouvoir semble dans chacune de ces expériences chaque fois plus questionnée au point d’en être totalement bannie dans certains groupes, du moins dans ses intentions et de ses structures visibles du pouvoir. L’idéal démocratique se déploie et se reconfigure à chaque lutte, à chaque regroupement, à chaque processus pédagogique émancipateur.
Cette éducation populaire qui se déploie au sein de toutes ces initiatives représente sans doute un espace d’action politique qui contribue largement à la rénovation de la praxis démocratique et à la dynamisation du mouvement social. Accordant pour certaines une place trop importante à l’individu et à ses potentialités —au regard de toutes les activités dites de pleine conscience, d’intelligence émotionnelle, de relaxation, d’écoute de soi et des autres—, au risque de se retrouver parfois dans un entre-soi confortablement dépolitisé, ces expériences micropolitiques concourent, du moins peut-on espérer, avec des intensités différentes, à la construction d’une culture du conflit politique radicalement opposée aux formes aristocratiques de nos démocraties représentatives.
A nous de participer et contribuer à cet affranchissement commun. Mises ainsi au service d’un projet de société décoloniale où ressources et pouvoirs seraient équitablement répartis, les pratiques labellisées d’intelligence collective ne sont en ce sens que les nouvelles formes des pratiques politico-pédagogiques portées par les mouvements ouvriers et d’éducation populaire depuis le XIXe siècle. S’éduquer et agir ensemble en intelligence collective par l’intermédiaire du monde, aurait pu dire Paulo Freire.
Bienvenue à l’éducation populaire 2.0
[1] Laloux, F., Reinventing Organizations. Vers des communautés de travail inspirées, Ed. Diateino, 2015
[2] Voir Chapelle et al., L’intelligence collective, Ed. Yves Michel, 2014
[3] Une nouvelle technologie managériale : l’Holacracy, de Bernard-Marie Chiquet
[4] Pour reprendre l’expression de David Vercauteren provenant de sa Micropolitiques des groupes, 2011