Parce que plusieurs têtes pensent mieux qu’une seule

Mise en ligne: 30 novembre 2018

Pourquoi ITECO s’intéresse à la notion d’intelligence collective au point d’en faire un sujet de formation

—Le succès que la notion d’intelligence collective rencontre pour le moment est peut-être dû au fait qu’elle est assez ouverte à la compréhension, qu’elle est polysémique en somme, que tout un chacun peut aller avec des représentations propres sur ce que la notion recouvre. D’ailleurs, on dit parfois « intelligences citoyennes » voire « collaboratives » ou « coopératives »…

— Il faut distinguer la notion d’intelligence collective, c’est-à-dire la manière dont un groupe s’y prend pour résoudre les problèmes auxquels il fait face, des outils associés, qui sont censés faire en sorte que l’intelligence de ce groupe devienne plus importante que la somme des intelligences individuelles.

— Quels sont ces outils ?

— Ceux qui arrivent à cadrer l’individuel dans le collectif. Un des défauts d’un groupe hiérarchique est que la parole est monopolisée par la tête. Le contrôle du temps de parole peut être un outil pour contrer ce monopole, par exemple.

— Comme c’est un terme relativement nouveau et ouvert, il y a un enthousiasme débordant du côté des agents privés pour s’en emparer, alors que du côté de l’éducation populaire, au contraire, on peut avoir l’impression que c’est juste une question de dénomination parce qu’on pratique des formes d’intelligence collective depuis toujours, depuis que l’action sociale existe.

— L’intelligence collective est censée contrecarrer la stupidité individuelle. C’est la manière par laquelle un groupe peut refuser de se laisser embarquer par quelqu’un qui peut avoir des idées bling-bling ou profiter de la fatigue des autres.

— C’est un principe de démocratie radicale : tout le monde a des savoirs à partager. Quelles en sont les conditions et les menaces ? La décentration, écouter et donner une voix à l’autre, identifier les zones de pouvoir parfois non visibles et qui peuvent rendre toxique un processus d’intelligence collective. Et une question : comment, dans ce cadre, intégrer des savoirs complexes ?

— Je me demande d’où vient la notion d’intelligence collective...

— Dans les années nonante environ dans le milieu associatif on a commencé à utiliser cette notion. Cela a été une forme de création collective. C’est aussi une manière intelligente de mettre l’accent sur le collectif, car dans le passé la notion d’intelligence était souvent associée uniquement à l’individu. Réunir ces deux termes a été inattendu et produit un effet intéressant, qui fait aussi le succès de la notion.

Pourquoi pas « sagesse populaire »

— Si l’on remonte plus loin, on peut la rattacher à la sagesse populaire. Les proverbes, par exemple, sont une forme de sagesse collective. Maintenant, cela peut servir aussi à renforcer la bêtise collective à travers des formules du type « si tu n’es pas avec nous, tu es contre nous ». Il y a cette chanson de Jean Ferrat, « En groupe, en ligue, en procession on a l’intelligence bête. Je n’ai qu’une consolation, c’est qu’on peut être seul et con et que dans ce cas on le reste ». Si quelqu’un est idiot et ne travaille pas avec les autres, eh bien, il le reste. Le collectif est une condition pour développer l’intelligence individuelle. Mais en même temps le côté trop positif de la notion d’intelligence collective peut masquer les dérives de la bêtise d’un groupe.

— Dans le même champ sémantique, une notion proche est celle d’inconscient collectif, qui est passé de la psychanalyse au langage courant où l’on admet à présent que les groupes et collectivités ont un inconscient, des choses non dites et partagées. Et cette notion d’intelligence collective vient compléter cet acquis du langage dans la mesure où elle indique qu’il y a lieu d’expliciter la richesse d’un groupe en termes de réflexion. D’autre part, la notion d’intelligence collective est souvent opposée à celle du darwinisme social, à l’idée qu’autant dans la nature que dans la société humaine c’est toujours le plus fort qui gagne. En contrechamp de cette notion, l’intelligence collective vient proposer les idées de la collaboration et de l’entente comme des moteurs d’amélioration sociale. Aussi, il fut un temps où le budget participatif était à la mode. On l’entend moins à présent, probablement parce qu’il a « percolé », le milieu associatif a intégré le concept et dans certains milieux on a compris qu’une collectivité ne peut bien fonctionner que s’il existe un contrôle collectif de l’argent public.

Et le sens commun, alors ?

— Au lieu d’intelligence collective on pourrait aussi dire sens commun, notion qui est malgré tout ambiguë, puisqu’elle veut dire aussi stéréotype. D’ailleurs le regroupement contre le mariage homosexuel en France s’appelait Sens commun…

— Je voudrais revenir sur la question des outils, qui me semble être la bouée de l’époque, comme si on ne pouvait pas s’en sortir sans techniques. Il y a une sorte d’enchantement pour la technique dans l’idée qu’elle est neutre et innocente. Je n’ai rien contre la technique si elle permet de faciliter la vie des gens sauf quand elle est une forme de légitimité à l’intérieur des groupes et des institutions pour des gens qui se prévalent de la maitrise d’un outil et deviennent un référent pour le présenter ou le défendre.

— Sur quoi est-on prêts à solliciter la participation des gens ? On fait face à une instrumentalisation du collectif en misant uniquement sur la communication et les outils, alors qu’un collectif sincère fait face à des problèmes pas uniquement de structuration mais des vrais problèmes : comment arriver à faire bouger un échevin, pourquoi valorise-t-on systématiquement certains quartiers plutôt que d’autres…

— La question est de savoir comment, en prenant appui éventuellement sur des outils, on peut provoquer des débats de fond, sur la participation, sur le pouvoir, sur la démocratie.

— Partout dans le monde, tout le monde veut vivre en paix avec ses amis, son environnement, sa famille. Cela, c’est de l’intelligence collective. Maintenant, comment peut-on mettre tout cela en œuvre c’est une autre question.

— Il y a un atout propre à la notion d’intelligence collective et c’est qu’elle met en avant le fait qu’il y a certains problèmes qu’on ne peut comprendre de manière individuelle mais uniquement de façon collective. « Plusieurs têtes pensent mieux qu’une seule » ou « Deux têtes valent mieux qu’une seule », affirme le dicton. Contrairement à ce que l’éducation formelle a voulu nous montrer, dans ce sens que la manière de résoudre un problème c’est d’avoir tous les éléments en main, de réfléchir individuellement et de prendre une décision, pour certaines difficultés, c’est inutile parce que la bonne compréhension du problème ne peut être que collective. Et ce, même avant de parler de prise de décisions ou de mise en action.

Plus jamais des post-it…

— Sur la question des outils et de la participation, il y a un bel article de quelqu’un qui s’appelle Yves Patte, « Le charlatanisme participatif. Ou pourquoi je n’assisterai plus jamais à une réunion impliquant des post-it… ». L’intelligence collective comme gage de quelque chose d’intéressant en soi, je n’y crois pas. Si demain on met un groupe de gens ensemble à discuter sur la question de l’immigration, par exemple, ce qui va ressortir sera pire que ce que chacun d’entre eux pense. L’humanisme ne suffit pas. L’intelligence collective est en train d’être accaparée par des gens qui parlent des rencontres et ajoutent des tas d’adjectifs du type « inspirant, convivial, créatif, festif… ».

— Attention donc au surinvestissement de l’outil.

— Il y a sans doute des choses à garder de la notion d’intelligence collective. Par exemple, le fait qu’à vouloir tout le temps « positiver », on s’empêche de penser contre soi. Comme si penser contre soi, c’était introduire une forme de négativisme, alors que le positif et le négatif sont dans une relation dialectique. Aussi, la question de l’imagination et la créativité est importante, le fait de créer du nouveau n’est pas facile et en effet ce n’est pas forcément avec des post-it que l’on peut créer du nouveau, car la plupart du temps on ne fait que reproduire des structures et des représentations qui étaient déjà là et qu’on va juste remettre à l’heure, alors que pour créer il faut renoncer à des formes anciennes qui viennent spontanément.

— Il y a sans doute un équilibre à trouver. Ne pas faire de l’outil pour l’outil mais malgré tout il y a la notion de contrainte libératrice : les dispositifs, ils encadrent et ils empêchent certaines choses d’émerger mais ils facilitent et permettent aussi l’émergence d’autres choses. D’autre part, on vit une époque merdique, si bien que les groupes ont besoin de prendre soin d’eux. D’où la quête d’un « nous confortable », qui prend parfois le pas sur les objectifs premiers dans la constitution de ce groupe. L’intelligence collective peut participer à ce mouvement qui veut rendre le pouvoir de décision au plus grand nombre, à certaines conditions, bien entendu.

— Il faut porter l’attention sur comment se constituent les interactions et qu’est-ce qui fait que ces interactions entre les gens fonctionnent ou non. Dans « La vie secrète des arbres », Peter Wohlleben affirme qu’une forêt d’il y a mille ans ne réagit pas de la même manière qu’une forêt qui a été plantée il y a un siècle. Il y a de cela aussi dans le tissu humain. Il est probable que la forte déstructuration que la société connait à présent empêche qu’une certaine sagesse collective émerge, comme elle pouvait le faire précédemment. D’où le fait qu’on réfléchisse davantage sur la manière de fonctionner ensemble. C’est balbutiant, certes imparfait et cela pose autant de problèmes que cela ne résout, mais ce sont de nouveaux problèmes sur lesquels il faut porter un regard critique.

— Pour dire qu’on n’est pas intelligent il faudrait d’abord l’être, disait Brassens. Peut-être la vraie question est de savoir si l’intelligence collective favorise ou empêche le changement social.