Elargir le droit à la participation par le biais d’assemblées délibératives tirées au sort, propos d’Olivier Vermeulen et Gerben Van den Abbeele recueillis par Julián Lozano Raya
La démocratie vacille et parfois s’essouffle comme si elle s’ennuyait d’elle-même. Les taux de participation diminuent, même en Belgique où le vote est obligatoire, et la classe politique apparaît discréditée. La représentativité est questionnée et l’accaparement de la décision politique par les classes supérieures n’a fait que se renforcer ces vingt dernières années. Face à ce constat et contre la tentation des dérives autoritaires, voici une proposition de transformation de la pratique démocratique en région bruxelloise à travers la création du mouvement Agora. ITECO est allé à leur rencontre.
Qu’est-ce qu’Agora ?
Agora est né en décembre 2017. A partir d’une réflexion sur la déroute des démocraties électives ainsi que de lectures inspirantes comme « Contre les élections » de David Van Reybrouck, nous avons décidé de nous mettre en action. Face au constat d’essoufflement des institutions démocratiques est vite apparue l’idée de proposer la création d’assemblées délibératives tirées au sort qui viendraient compléter le travail des élus. Il nous semble fondamental d’impliquer mieux et davantage la population dans des prises de décision qui l’affectent. Nous ne visons pas à remplacer les élus mais à articuler le Parlement avec une assemblée de personnes tirées au sort. Ceci afin que les décisions prises soient le plus proches possibles de la réalité quotidienne de la population et échappent aux calculs politiciens. L’expérience démocratique de ces dernières années montre qu’on ne peut laisser la défense des biens communs et de l’intérêt général aux seuls représentants. La population doit pouvoir être impliquée dans les choix et dans la prise de décisions qui orientent la société. Quel modèle de protection sociale voulons-nous ? Quelles actions mener pour lutter efficacement contre le réchauffement climatique ? Quelle politique fiscale et de redistribution voulons-nous mener ? Tant de chantiers à ouvrir où tout le monde doit pouvoir donner son opinion et participer aux décisions prises. Evidemment pour des raisons pragmatiques, nous ne pouvons prétendre, du moins pour le moment, à la création d’assemblées à tous les échelons du pouvoir. Nous commençons donc par la création d’une assemblée bruxelloise qui se mettrait en place dès septembre 2019, en parallèle à la nomination du nouveau Parlement bruxellois.
Comment fonctionnerait cette assemblée ?
Cette assemblée serait composée de 89 personnes afin qu’elle soit équivalente en nombre au Parlement de la région de Bruxelles. Ces personnes seraient tirées au sort pour une période d’un an et se réuniraient une journée par mois en moyenne. 89, c’est suffisant pour créer une diversité mais pas assez pour être statistiquement représentatif. On va donc ajouter des critères pour coller à la réalité sociale et économique bruxelloise : représentativité en termes d’hommes et de femmes, de tranches d’âge et de niveau de diplôme obtenu (indicateur le plus proche de la diversité socio-économique). Pour le moment, la position du mouvement, c’est de se dire qu’on tirerait au sort parmi les personnes qui ont le droit de vote, en sachant qu’une des premières questions à laquelle devrait répondre notre assemblée, c’est justement de définir les critères qui définissent quelles sont les personnes qui peuvent être tirées au sort. Peut-être qu’il serait intéressant d’y inclure les étrangers, les sans-papiers, les jeunes à partir de 16 ans. On partirait donc de ce qui est pour le moment le plus acceptable par tous : les personnes disposant du droit de vote, c’est-à-dire des listes électorales, pour éventuellement élargir le droit de participation à ces assemblées à d’autres couches de la population.
Ce qui est fondamental, c’est que cette assemblée, en coordination avec le Parlement, ait un réel pouvoir de décision et ne soit pas simplement un conseil consultatif. L’articulation entre les deux chambres est une des questions les plus épineuses et s’affinera au fur et à mesure de l’évolution du projet. Même si la reconnaissance légale implique d’importantes modifications dans le fonctionnement de nos institutions, c’est seulement à cette condition que la mise en place de cette assemblée aura du sens et une réelle portée politique. Beaucoup de dispositifs publics de participation échouent parce qu’ils n’ont que trop peu de pouvoir de décision et sont cantonnés à un rôle d’information ou tout au plus de consultation de la population.
Pourquoi avoir choisi le niveau régional et la région bruxelloise comme terrain d’expérimentation ?
Parce que Bruxelles est une ville-région symbolique. Quatre fois capitale, elle a l’avantage de présenter un continuum géographique et social intéressant, en plus d’être la seule région belge totalement bilingue. De plus, contrairement au niveau fédéral, l’échelon régional reste assez proche des citoyens, tout en disposant de marges de manœuvre beaucoup plus larges que les communes.
Quelles sont les actions que vous avez déjà mises en place ?
Pour le moment, on rencontre des politiciens et leur demandons ce qu’ils pensent des questions comme « Quelles sont les pistes que vous défendez pour redynamiser la démocratie ? » ou encore « Que pensez-vous de la création d’une assemblée tirée au sort ? ». Pour l’instant, on a rencontré quelques partis. Les autres (pas tous, car certains ne nous répondent pas) suivront prochainement. Il y a des réponses assez différentes. Certains ne sont pas favorables à ce genre d’idée, ils trouvent cela bien sympathique, mais ne le voient pas comme une priorité. D’autres sont plus favorables à l’idée, mais veulent maintenir l’assemblée dans un rôle consultatif, pour eux c’est assez clair, la population n’est pas capable de prendre des décisions, c’est quand même assez questionnant d’entendre cela de la part de nos dirigeants. Finalement, nous avons également rencontré un parti qui est assez favorable à notre initiative et qui a même inscrit des assemblées citoyennes tirées au sort dans son programme. Malheureusement, ils ne voient pas encore clairement comment mettre ceci dans l’agenda politique de la région bruxelloise. On verra donc ce qu’ils proposeront aux élections régionales de mai 2019.
Pour savoir tout ce qu’en pensent les partis bruxellois, nous allons publier un rapport reprenant leurs réponses et avis en cette fin d’année 2018. D’ailleurs, en fonction des réponses que nous donneront les partis dans les prochaines semaines, nous devrons imaginer un plan stratégique pour arriver à la création de notre assemblée en septembre 2019. Une piste est de chercher des fonds pour lancer l’assemblée par nous-mêmes et d’ensuite créer une pression sur les politiciens pour qu’ils lui donnent un pouvoir légal. Par contre, cela risque de prendre du temps ! Pour augmenter la pression, il faudra peut-être trouver des moyens plus subversifs pour ramener le pouvoir à la population, nous réfléchissons donc actuellement à toutes les stratégies envisageables…De plus, il faudra sans doute plusieurs années pour expérimenter ce dispositif, mais notre but reste que notre assemblée devienne à long terme légale, qu’elle s’intègre au fonctionnement des institutions et puisse obtenir un pouvoir décisionnel. Ce qui serait d’ailleurs une première mondiale.
Ces dernières années, de nombreuses expériences ont été conduites dans des pays occidentaux mais toujours de façon temporaire. Jamais, à notre connaissance, une assemblée citoyenne de cette envergure n’a été créée de façon permanente. Contrairement à certains élus que nous avons rencontrés, nous croyons que nous sommes capables de participer directement aux décision politiques qui nous concernent. Nous ne pouvons accepter cette vision élitiste qui sous-tend le système politique actuel. Car ce que nous cherchons à stimuler, c’est un vaste mouvement de politisation et d’appropriation par le plus grand nombre des enjeux sociaux auxquels nous sommes confrontés. Nous sommes persuadés que le fait de créer des assemblées citoyennes avec un véritable pouvoir législatif favoriserait la diffusion dans la société de ces nombreux débats politiques qui nous sont la plupart du temps refusés. Nous devons pouvoir assumer que la démocratie est un système politique qui organise le conflit entre des points de vue, visions et intérêts différents et non uniquement la confrontation partisane. Il est urgent qu’on sorte de la croyance politique qui veut que l’individu ne puisse défendre que son propre intérêt. Mais de plus, vous trouvez que les politiciens actuels ne défendent pas uniquement leur propre intérêt ? Nous pensons que c’est le système électoral actuel qui organise cette recherche d’intérêt partisan et « groupo-centrés », c’est ce système qui ne donne pas suffisamment la possibilité de se détacher de ses intérêts immédiats pour travailler à la défense des biens communs. Le vote et les élus constituent en ce sens des verrous socio-techniques qui entravent des prises de décisions ambitieuses et nécessaires en accaparant la décision politique. Nous devons construire une culture politique qui permette la défense des biens communs. La création d’assemblées tirées au sort est selon nous une piste à creuser.
Quel appel faites-vous ?
Nous appelons toutes les personnes intéressées à nous rejoindre, à parler du mouvement, à interpeller nos élus politiques, à organiser des discussions autour du renouvellement du système démocratique. Les élections ont été une technologie politique qui a permis de grandes avancées au moment de leur mise en place. Bien que toujours pertinentes, elles sont devenues insuffisantes. A nous de nous réapproprier la démocratie.