Sur le terrain de la concertation locale

Mise en ligne: 30 novembre 2018

Quand l’intelligence collective se voit confrontée aux « intelligences individuelles » par Olivier de Halleux

Au regard des multiples défis sociétaux actuels, la collectivité semble être en mal d’intelligence ou du moins, en manque de renouveau d’intelligence. Si la somme de nos intelligences individuelles crée la collectivité de celles-ci, cela ne veut pas nécessairement signifier que leur addition forme une intelligence propre et véritablement unie à la hauteur des défis.

Il y a bien des collectifs qui tentent de repenser et d’aborder le sens commun avec une volonté de changement, mais ce n’est pas le cas du « collectif » qui semble stagner. Entendons par « collectif », la société qui est un agglomérat de collectifs qui sont le rassemblement d’individus. Il existe donc une multitude de regroupements citoyens et autres qui travaillent sur base de l’intelligence dite collective. Mais si une vision commune n’émerge pas de ceux-ci, c’est parce que le problème est situé plus en amont où la conjugaison des objectifs de ces regroupements ou collectifs ne peuvent faire intelligence, ou en tout cas, pas à la mesure espérée au regard des problématiques actuelles comme les inégalités croissantes ou le dérèglement climatique.

Mais qu’est-ce que l’intelligence collective ? Y en a-t-il une ou plusieurs ? Comment se concilient-elles ? Quelle est la place de l’intelligence individuelle dans un groupe ? Au-delà de son opération technique, son application au sein d’une équipe de travail est un bon exemple de cette difficulté à rencontrer l’objectif propre d’un groupe en harmonie avec ceux des autres et des individus. D’autres écueils insoupçonnés sont aussi à mettre en lumière si on veut comprendre cette difficile conciliation entre le collectif, les collectifs et les individus.

A l’instar de la « participation citoyenne » [1], l’intelligence collective est souvent évoquée pour dire que tel ou tel projet a été mené selon un esprit d’intelligence collective. Succinctement, l’intelligence collective peut se définir comme une propriété du vivant social basée sur la division du travail, les degrés d’autorité et la régularisation de son fonctionnement [2]. Cette définition hermétique ne doit pas cacher les mises en pratique basées sur une multitude de méthodes qui visent la réflexion conjointe et citoyenne et une forme d’intelligence collective plus ouverte.

Cependant, que ce soit en entreprise ou au sein de la fonction publique, le mot est galvaudé et parfois utilisé à d’autres fins. Cela étant, elle peut parfaitement s’appliquer et s’exprimer au sein de petits collectifs. C’est le cas lorsque des gens se rassemblent autour d’une même passion, ou qu’une équipe de travail d’un milieu professionnel quelconque se forme pour monter un projet. Dans le premier cas, l’objectif atteint sera souvent à la hauteur de l’addition des intelligences individuelles et donc de l’intelligence collective de ce groupe.

Et cela parce que l’activité centrale de ce collectif est souvent propre à ce groupe et n’induit pas, ou peu, l’intervention d’un autre. Si un regroupement de voisins a pour objectif de réaliser un repas conjoint sur base de la volonté de ses membres, il y a de grande chance que celui-ci se réalise. Parce que l’activité ne dépend que des personnes engagées, et très peu finalement d’une volonté extérieure, un sens commun sera trouvé par l’entièreté du groupe. Dans le deuxième cas, le groupe de travail a très certainement des comptes à rendre à un autre collectif ou, du moins, a un objectif souhaité qui dépendra très fortement d’autres regroupements. En outre, les volontés seront souvent diverses et pas nécessairement conjointes au sein de ce groupe de travail.

Cependant, ces deux exemples peuvent s’aborder de multiples manières. Entre méthode, objectif et hiérarchie des collectifs, l’intelligence collective recouvre différentes modalités. Le groupe de voisins a peut-être atteint un objectif collectif sans pour autant mener le projet d’une manière collective. Et inversement, malgré les divergences entre individus et la hiérarchie des collectifs, le groupe de travail a pu mener son projet selon une méthode d’intelligence collective car le processus visait, par exemple, un partage des pouvoirs et des responsabilités. L’intelligence collective est donc avant tout un schéma de l’agir ensemble qui peut se dérouler selon une série de méthodes [3] permettant de rejoindre les attentes d’un collectif sur base des intelligences individuelles. Mais elle peut avoir des limites notamment structurelles liées à la hiérarchie des niveaux de pouvoir.

Au prisme du quotidien

Le conseil d’orientation du Centre culturel de la Vallée de la Néthen s’est confronté aux limites citées ci-dessus. Sans appliquer une méthode ou une technique dite d’intelligence collective, le conseil d’orientation a travaillé pendant deux ans, entre 2016 et 2018, selon un principe, non avoué, visant l’intelligence collective. L’objectif du groupe, constitué de professionnels et de citoyens, était simple : définir les enjeux du prochain contrat-programme du centre culturel.

Six à huit réunions ont été organisées par an en mobilisant les compétences et capacités de chacun des membres. En se référant aux sept principes [4] de base d’un processus d’intelligence collective, le groupe du conseil d’orientation a rejoint naturellement certains de ceux-ci. La convivialité, la bienveillance, la possibilité de créer et d’innover ainsi que la recherche d’horizontalité dans la prise de décisions ont été atteintes. C’est peut-être sur le processus et sa temporalité que le groupe a eu le plus de difficulté à se retrouver. En travaillant durant deux années, il n’était pas toujours clair pour le groupe de comprendre l’objectif précis. De plus, il était aussi par moment frustrant de ne pas pouvoir profiter pleinement de la concrétisation d’une idée tant sa planification fut étalée sur un temps long.

Cela s’explique par l’oubli de certains éléments et par la déformation de ceux-ci par les membres du groupe, et ce, malgré les comptes rendus rédigés. A ce facteur temporel s’ajoute celui du partage des tâches. Parce que chacun a ses obligations professionnelles et personnelles, il n’a pas été évident de définir des responsables précis pour la réalisation d’une idée.

Une forme d’intelligence collective s’est bien développée au sein de ce groupe mais elle a parfois été confrontée aux « intelligences individuelles » ou aux obligations individuelles qui y sont liées. Pour les professionnels, le croisement entre ce projet du conseil d’orientation et leurs considérations professionnelles devait être effectif. C’est-à-dire qu’ils ne pouvaient pas s’engager pleinement dans le projet, et ce, pour deux raisons. La première est que le projet doit répondre à l’objectif visé par le groupe mais aussi à ceux, ou celui, du collectif auquel le professionnel appartient. C’est-à-dire que la responsabilité du professionnel lui incombe une série de prérogatives liées à son employeur. Cela peut amener une multitude de contradictions qui sont d’ordre structurel, déontologique voire éthique.

La deuxième difficulté à s’engager pour les membres est le manque de temps, et cela tant pour les professionnels que pour les citoyens intégrés dans le conseil d’orientation. Un collectif et le travail de son intelligence demande en effet du temps pour pouvoir appréhender les personnalités, le ou les objectifs du groupe, les connaissances mobilisées ainsi que la méthode développée. La « conception individuelle » de nos vies ne permet donc pas toujours d’aborder un travail collectif, et par conséquent d’intelligence collective, du fait des droits et devoirs individuels profondément ancrés dans notre société.

Le rapport au temps

Le rapport au temps est un élément important à prendre en compte dans l’élaboration d’une démarche d’intelligence collective [5]. Plus précisément, la valorisation prépondérante du temps individuel peut biaiser et empêcher la formation d’un collectif. Au-delà de cette liberté individuelle, ce sont aussi les habitudes familiales qui dictent le temps de chacun. Au sein des familles sont valorisés les moments entre parents et enfants mais aussi avec les grands-parents, oncles et tantes. Les enfants ont leurs activités sportives, culturelles, citoyennes qui demandent une organisation quasi chronométrée de la part des parents. D’autres exemples pourraient encore être donnés, comme les jeunes retraités qui sont pris entre les petits-enfants à garder, une à plusieurs fois sur la semaine, et leurs propres parents qui deviennent dépendants du fait de leur âge élevé. Comment alors constituer un collectif, ayant une intelligence propre, dans ces conditions ? N’y-t-il pas là une aporie ? Si la liberté individuelle, et les droits fondamentaux qui s’y rattachent, sont des normes centrales de notre société, comment peut-on les concilier avec une visée d’intelligence collective porteuse de sens ?

La difficile conciliation

Certaines personnes n’ont aucune difficulté à s’engager dans des collectifs ayant des objectifs et des fonctionnements différents. Cette faculté n’est pas donnée à chacun et il devient de plus en plus compliqué pour les raisons évoquées de ménager le temps individuel et collectif. D’autant plus que la complexité de notre monde va grandissante. Cette complexité s’observe par le grand nombre de collectifs aux convictions multiples et de plus en plus précises voire perfectionnées. La somme de ces intelligences collectives forment-elles alors une intelligence collective ? Si la complexité des collectifs ne peut donner une ligne de conduite à tous, elle peut néanmoins enrichir nos visions pour l’avenir. Mais c’est à chacun, individuellement, de les intégrer et les repenser pour qu’une réelle ambition collective prenne forme///.

[1« Théâtre-action, Théâtre-forum, théâtre de l’opprimé », Antipodes n°222, 2018.

[2Jean-Fraçois Noubel, « Intelligence collective, la révolution invisible », The Transitioner, 2007.

[3Pablo Servigne, « Outils de facilitation et techniques d’intelligence collective », Barricade, 2011.

[4Centre Avec, « L’intelligence collective au service des collectifs citoyens », 2015.

[5Olfa Zaïbet Greselle, « Vers l’intelligence collective des équipes de travail : une étude de cas », Management et avenir, n°14, 2007.