Au Chili, les jeunes votent du moins en moins que les adultes

Mise en ligne: 18 septembre 2009

Et les jeunes pauvres votent du moins en moins que les jeunes aisés, par Marcel Théza Manríquez

La citoyenneté est un concept et aussi une pratique en mutation constante. Le mot citoyenneté peut avoir un caractère parfois équivoque, ce qui a permis que l’expression soit abordée de façon différente selon l’approche à partir de laquelle ce phénomène est observé. Pour la science politique, la citoyenneté se range habituellement dans le champ des luttes pour les droits, tandis que, pour la sociologie, elle est plus liée aux recompositions d’identité qui accompagnent normalement les transformations sociales.

De toute évidence la citoyenneté se heurte à des écueils qui limitent la portée de son action. Particulièrement en Amérique latine, quelques problèmes qui limitent le développement de la citoyenneté sont à trouver :

  • Dans les grandes transformations qui en relevant le rôle absolu de l’individu banalisent celui du social.
  • Dans l’absence de participation due non seulement à un problème de compétences mal distribuées au sein de la société, mais aussi à l’insatisfaction croissante vis-à-vis des effets du fonctionnement démocratique et au développement des modèles politiques peu soucieux de la participation.
  • Dans une promesse d’égalité qui ne peut pas être tenue étant donné l’ancrage de l’inégalité –comme facteur symbolique et culturel– sur l’ensemble du continent.
  • Et dans le grand embarras dans lequel se trouve l’Etat lorsqu’il doit équilibrer unité et différence comme un trait nouveau de la démocratie et de la citoyenneté.

A vrai dire, ce phénomène, bien qu’il touche la société toute entière, a une incidence spéciale sur la jeunesse. C’est ce secteur de la société qui, au cœur des transformations de la société, manifeste paradoxalement une position plus favorable à ces changements, mais aussi celui qui doit subir souvent l’insécurité propre de la perte de repères qui jadis organisaient le monde autrement.

Dans ce contexte, toutes les données [1] montrent que particulièrement au Chili l’intérêt des jeunes pour l’exercice de leur citoyenneté électorale est moindre que celui des adultes ; en deuxième lieu, que l’intérêt des jeunes des classes populaires est moindre que celui des jeunes des classes moyennes et hautes ; et finalement, que plus le temps passe, plus ce phénomène s’accentue.

La chute du pourcentage de jeunes qui participent aux élections des représentants au Chili est un élément fort remarqué dans les études de l’opinion publique. Ainsi, le thème de l’accès des jeunes aux espaces de décision politique apparaît souvent comme un élément clé au moment de mettre à l’agenda politique des réformes visant à améliorer et à favoriser la participation des jeunes à l’activité électorale.

Il faut remarquer qu’étant donné que le droit de vote dépend de la procédure d’inscription préalable existante au Chili, le niveau de participation aux décisions politiques doit être analysé en examinant l’évolution du registre des électeurs. Aujourd’hui, concrètement, il y a plus de deux millions de jeunes, en âge de voter, qui sont hors du registre des électeurs. En tout état de cause, vu l’ampleur de cette absence aux urnes, il est évident qu’elle a un effet sur l’échiquier politique et sur le fonctionnement du système institutionnel chilien.

Sur l’échiquier politique, il est indéniable qu’un registre des électeurs plus âgés et en diminution renforce l’esprit de modération de la politique chilienne, en permettant aussi la continuité des logiques de fonctionnement traditionnel des partis politiques au Chili. Ce phénomène a fort touché également le processus de configuration des leaderships partisans, lesquels, en l’absence de mécanismes de promotion des jeunes vers l’activité politique, ont vieilli de pair avec le registre des électeurs.

Pour ce qui est du fonctionnement du système institutionnel, les jeunes, en diminuant leur influence sur l’agenda politique, ont perdu également leur côté attractif auprès les décideurs, qui commencent à considérer les dossiers liés à la jeunesse comme des sujets de moindre importance politique. Cela en réalité ne fait qu’augmenter le fossé symbolique et matériel entre les jeunes et l’activité politique.

Graphique 1 : Nombre d’inscrits entre 18 et 29 ans entre 1988 et 2006
Source : Service électoral du Chili

D’une perspective socioéconomique, le graphique 2 montre bien que l’écart entre groupes socioéconomiques augmente avec le temps, ce qui confirme que ce phénomène est plus grave pour les jeunes plus pauvres.

Graphique 2 : Pourcentage de jeunes inscrits entre 18 et 29 ans aux registres d’électeurs par année et frange socioéconomique
Source : Sondage national de la jeunesse du Chili

Comment peut-on donc expliquer ce phénomène d’effritement de la participation électorale, surtout chez les jeunes plus pauvres ?

Dans le cadre d’une recherche doctorale consacrée à se sujet menée à l’Université catholique de Louvain, nous avons fait au Chili un ensemble d’interviews au jeunes pauvres, dont, dans le cadre sommaire de cet article, on peut tirer quelques réponses à cette question complexe.

1. L’analyse de l’attitude des jeunes vis-à-vis des résultats peut montrer que, bien que les jeunes plus pauvres considèrent que la démocratie est le meilleur système de gouvernement, leur vision du politique et des résultats de la démocratie est négative. Ces éléments négatifs n’entraînent pas un sentiment de résistance active visant à changer l’état de choses, mais un sentiment de déception et de conformisme passif, qui les éloigne d’une activité que, perçue par eux comme « minable », ils ne croient pas pouvoir changer. Cette attitude contraste avec celle des jeunes plus riches, pour qui bien qu’ils critiquent certains aspects de la politique et de la démocratie, continuent à croire qu’elle est l’activité fondamentale pour améliorer le fonctionnement collectif du pays. Ainsi, les critiques de ces jeunes ne s’adressent pas à la dimension morale de la politique, mais à une dimension plus pratique, celle de son efficacité.

2. Les jeunes plus pauvres ont du mal à organiser l’information politique, de façon à donner du sens à l’espace politique, comme le montre l’analyse de l’auto perception des compétences politiques requises pour développer une compréhension individuelle des enjeux qui sont liés à l’activité politique. Ainsi, le système symbolique qui s’interpose entre eux et la réalité est bâti sur le sentiment qu’on ne dispose pas des informations nécessaires, que le vote est inutile et que la politique est pour les spécialistes, ceux qui ont fait des études et qui en connaissent les enjeux. Les jeunes plus riches s’approchent de la politique autrement, ayant confiance dans le fait qu’ils maîtrisent l’information qu’il faut maîtriser, que le vote est utile et que les enjeux de la politique sont tout à fait compréhensibles pour tout citoyen malgré l’attitude des hommes politiques qui parfois essaient de les rendre difficiles.

3. L’analyse des perceptions des jeunes quant à leur capacité de connecter les différents volets temporels qui structurent leurs vies, surtout le volet présent et futur, montre bien que les jeunes plus pauvres sont tout à fait accaparés par un présent trop harcelant, qui les oblige à se consacrer à la solution de leurs soucis quotidiens et leur prive d’un regard plus tourné vers l’avenir. Puisque la politique et les élections ne font pas partie de ces urgences, ils déplacent un éventuel engagement citoyen vers un futur abstrait et flou qui ne se concrétisera jamais. Par contre, les jeunes des classes aisées ont le profond sentiment que leur présent est une préparation pour un avenir, incertain certes, mais qui s’offre comme une promesse. Pour eux l’acte de voter fait partie de cette préparation, qui ne se limite pas au développement d’une citoyenneté nationale, puisqu’elle entraîne aussi une citoyenneté beaucoup plus globale.

[1Nous parlons du Sondage national de la
jeunesse du Chili, lequel permet une analyse approfondie selon des regroupements socioéconomiques, et du Latinobarómetro, notamment lorsqu’on compare les comportements politiques des adultes et des jeunes. Le Sondage national de la jeunesse du Chili est mené par l’Institut national de la jeunesse, organisme public lié au Ministère de la planification du Gouvernement chilien. Cet instrument, appliqué depuis l’an 1994 tous les trois ans, est le sondage sur la jeunesse le plus important du Chili et le plus ancien de l’Amérique latine, ce qui permet une analyse chronologique dans un nombre important de sujets. Pour sa part, le Latinobarómetro est une étude menée à partir de l’an 1995 par la Corporation Latinobarómetro, siégeant à Santiago du Chili. Les premières enquêtes comprenaient huit pays (Argentine, Brésil, Chili, Mexique, Paraguay, Pérou, Uruguay et Venezuela), et à partir de 1996, l’étude est appliquée dans toute l’Amérique latine, à exception de Cuba. L’enquête considère un échantillon de 1000 à 1200 cas par pays (1200 pour le Chili) avec une marge d’erreur de 3% (2,8% pour le Chili).