Rencontre à Molenbeek

Mise en ligne: 18 septembre 2009

J’ai la charge du cours de français en sixième technique à Molenbeek. On prépare les élections… Pour sûr, cette fois-ci, cela irait comme sur des roulettes, par Luis Miguel Lloreda

Avril 2007

J’ai la charge du cours de français en sixième technique. Avec mon collègue de sciences humaines et religion, on prépare les élections. On soumet aux élèves une liste de problèmes d’actualité : sans papiers, surpopulation carcérale, chômage des jeunes, etc. Première tâche : les classer dans un organigramme politique de la Belgique, pour savoir qui s’occupe de quoi. Avec photos des bonnes bouilles des ministres et leur couleur politique à la clé.

Puis, par groupes de deux, ils choisissent un sujet. Listent des questions, des impressions. Pour y répondre, ils vont chercher des articles, pour essayer d’identifier quel est le problème, quelles sont les causes, quelles sont les réponses à apporter. Repérer aussi (du moins on l’espère !) par là les divergences de vue : en fonction de la manière de poser le problème, les causes identifiées et les réponses proposées divergeront. L’objectif : préparer une rencontre-débat avec un candidat politique de chaque parti démocratique, à laquelle assisteront aussi les « petits » de cinquième.
Ils ont beau avoir choisi leur sujet, le travail s’enlise : même en accédant aux archives de principaux journaux, pas facile de trouver des articles accessibles en termes de lisibilité pour les élèves. Soit le texte colle trop à une actualité immédiate et manque de recul, soit le langage est trop complexe (notamment, avec le problème de l’implicite : les journalistes s’adressant principalement à des lecteurs supposés connaître le contexte), soit l’article est trop simpliste, ou propose des analyses qui, à force de vouloir synthétiser les différents points de vue de manière consensuelle, dilue tout enjeu.

Difficile aussi de trouver des réponses aux questions des élèves. Les temps de mise en commun destinés à relancer le questionnement ne sont pas investis. Il faut dire aussi que cela tombe mal : ils se sont lancés dans la rédaction de leur travail de fin d’études. Là aussi, il s’agit de lire, résumer, synthétiser. Cela ne se passe pas mieux, ceci dit...

Ecole des fans

Le grand jour arrive : les politiques sont bien au rendez-vous. Chaque groupe a préparé son intervention : présentation du thème, présentation des informations et questions à adresser aux politiques, questions formulées de la manière la plus concrète et documentée possible ; par exemple : pensez-vous qu’ouvrir un nouveau Centre fermé pour jeunes est efficace pour réduire la délinquance des jeunes ? plutôt que l’attentiste : que pensez-vous faire pour résoudre le problème ?).

Formellement, tout se passa bien. Il n’y eut même pas trop de bavardages, on applaudit à la fin. Concrètement, ce fut une bérézina. Il y avait quelque chose de l’Ecole des fans : chaque groupe, à son tour, débita plus ou moins sagement, et avec plus ou moins d’habileté sa petite intervention. Réponse de politiques, temps courageusement contrôlé par l’animateur et puis... au suivant ! A aucun moment, la mayonnaise ne prit en termes de débat, encore moins en termes de réflexion.

Il est vrai que nous (enseignants) avions voulu que chaque groupe intervienne. Pour qu’ils n’aient pas travaillé en vain. Résultat : il n’y avait qu’un temps très limité pour chaque question. Là où on voulait creuser des questions, on renforçait les clichés. Pire : certains candidats, peu scrupuleux, se permirent de défendre des idées absentes, si pas en contradiction, avec les idées défendues par leur parti ! Il y en eut qui, appartenant à la majorité, parlèrent comme s’ils avaient été dans l’opposition.

Il manquait dans l’assemblée quelqu’un avec le bagout et la culture suffisante pour jouer le rôle de mouche du coche. Nous, enseignants, étions occupés l’un, devant, à essayer de distribuer de manière équitable la parole, l’autre, en salle, à soutenir l’intervention et l’écoute des élèves. Cela nous prit de court, et restâmes quoi. A la fin du débat, nous organisâmes une simulation d’élection, avec communication des résultats des deux classes réunies.

Post-mortem

L’analyse post-mortem dégagea plusieurs pistes. Les questions, d’abord : avait-on donné réellement place aux questions des élèves ? Nous avions l’impression que nous les avions trop vite poussés vers notre conception des « bonnes » questions à poser aux politiques ; à certains moments, éphémères, de la discussion (sur le salaire d’un politique), on pouvait deviner des pans entiers d’interrogations restés dans l’ombre, auxquels on n’avait pas donné place.

L’accompagnement ensuite. La lecture d’articles ne suffisait pas : pas assez vivant, insuffisant pour faire le tour d’une question, surtout la leur. Nous avions besoin d’un super expert, mélange rare de Gad Elmaleh et de Schtroumpf à lunettes, qui nous guiderait et discuterait avec nous durant la phase préparatoire de la rencontre, et serait là lors du débat, pour relancer la machine ou remettre certaines langues fourchues à leur place.

Le temps, enfin : impossible de travailler correctement sur sept ou huit sujets. Si on réussissait à cerner des enjeux d’une ou deux questions, nous réussirions bien mieux à faire saisir les différences de sensibilité politique globales, qu’en les promenant sur tout le champ. De même, la rencontre avec les politiques visait trop d’objectifs en même temps : prendre connaissance des mesures proposées par leur parti et en débattre. Pour ce faire, nous décidons aussi de disposer, pour une prochaine fois, des réponses des politiques à l’avance, pour les dépiauter en classe, et se préparer d’autant mieux au réel débat, lors de la rencontre. Pour sûr, la prochaine fois...

Février 2009

On démarre avec un premier questionnaire sur la politique en général et les élections en particulier, histoire de confronter nos représentations sur le sujet (Avez-vous déjà voté ?, comment pensez-vous choisir votre parti et candidat, connaissez-vous un politique dans votre quartier). Puis, j’annonce la perspective de rencontrer des candidats régionaux et on prépare une première série de questions, plus personnelles : Pourquoi sont-ils rentrés en politique, comment, combien gagnent-ils, se sont-ils déjà fait corrompre...

La prise de contact avec les candidats est très aléatoire : facile quand on connaît personnellement l’un ou l’autre, beaucoup plus difficile sinon. L’idée, c’est de rencontrer les politiques trois fois : une première, seul, pour les interroger sur leur parcours personnel, toutes les questions auxquelles on avait si peu fait de place lors du travail précédent. Une seconde, virtuelle, via un questionnaire mail, autour du thème que nous choisirions de creuser. Et enfin, la troisième, en présence des autres candidats, lors du débat proprement dit. On se prépare pour se répartir les rôles : qui filme, qui pose les questions, qui prend note. Car on veut aller sur place, dans un parti, au parlement ou ailleurs. Surtout aller là où cela se passe. Des échanges mails préalables aux rencontres sont sensés préparer celles-ci.

De fait, une première rencontre a lieu. Elle est à la hauteur de la classe, haute en couleurs. Surtout que le candidat n’hésite pas à poser lui aussi des questions, interroger les élèves sur leurs rêves... Il sera servi. Moi, je pense que l’entretien sera intéressant, mais quid d’un point de vue scolaire orthodoxe ? En tout cas, on était loin des « bonnes » questions telles qu’on aimerait que nos élèves se posent. Et le candidat, qu’en a-t-il pensé ? Peur qu’il ait eu l’impression de perdre son temps [1].Le contact par mail reste très difficile avec tous, les candidats sont trop occupés pour répondre par écrit. Il est même difficile d’avoir un nom de candidat qui accepte de se prêter au jeu pour chaque parti. Dans certains états major, on se refile nos coordonnées comme une patate chaude. Difficile aussi de joindre notre spécialiste-coach pour nous accompagner dans notre travail...

Démocratie pour illettrés

En attendant que cela se débloque, et afin de préparer des documents de travail pour les élèves, je contacte les partis pour avoir leurs programmes : soit ils ne peuvent rien m’envoyer, soit ils m’envoient des briques de plusieurs centaines de pages. En tout cas, rien d’utilisable avec les élèves. Je contacte par mail les journaux, le ministère, les interrogeant sur leurs intentions de mettre sur pied des outils (ne serait-ce que web) pour aider à préparer ces élections en classe. Des documents utiles et lisibles, qui permettent de présenter les enjeux, les problèmes, les points de vue. J’attends toujours une réponse...

Car à mes yeux la priorité est là : moins dans les procédures (il y a maintenant sur le marché des outils qui familiarisent correctement à cet aspect des choses) que dans l’art d’apprendre aux milieux populaires à convertir les fatalités « métaphysiques » (la crise…) et leurs figures (l’individualisme, la corruption...) en problèmes politiques, avec des acteurs-interlocuteurs (partenaires ou adversaires potentiels) et des actions identifiables, des enjeux et des choix, des risques à prendre et des prix à payer.

Les archives du (Petit) Ligueur sont et resteront inaccessibles durant toute la campagne, et rien ne bougera non plus du côté de l’enseignement. Exception rare : le journal L’Essentiel. Sur le tard, la Libre se met enfin à publier des tableaux comparatifs des programmes, puis le Soir. Peu de choses utilisables : trop dense, trop d’implicites et trop réducteur. En fin de compte c’est le journal gratuit Metro qui fait le boulot le plus utile pour nous... mais quinze jours avant le jour du vote. A part cela, l’éducation à la citoyenneté serait une priorité à l’école, et mériterait un travail de fond, pas du vite fait, bien fait... Au fond, qui se soucie d’écrire, en politique ou ailleurs, pour les milieux peu lettrés ? Qui les reconnaît comme des interlocuteurs pertinents, voire nécessaires ? En attendant, les affiches Pepsodent se mettent à pleuvoir. De cela, visiblement, ils nous jugent dignes...

Un problème bien posé...

Les documents de travail, je les trouverai au Crisp, et dans les actes mis en ligne des Etats généraux de Bruxelles. Coups de ciseaux et réécritures en perspective. Je fais une liste de problèmes et enjeux, que mes élèves doivent classer par ordre de priorité subjective. Puis, à l’aide du site du Crisp, on essaye de voir qui dans l’organigramme institutionnel s’occupe de ces problèmes (« Mais c’est un pays de fous, ça monsieur ! »), et cerner pour quels problèmes on va réellement voter en juin.

Dans la liste qui nous reste, on en choisit un. A ma grande surprise, ils choisissent le logement (mes réécritures et coups de ciseaux réalisés de manière anticipative sur les sujets attendus peuvent valser à la poubelle). Il s’agit de préparer vite, et au coup par coup. On lit, donc, on s’informe, on prépare des questions. Google docs permet d’écrire, corriger et réécrire nos textes de synthèse. A priori, destinés à être lus par les politiques, pour qu’ils y réagissent. De ce côté là aussi, cela se complique : au fil du temps, il devient évident que nous ne pourrons organiser qu’une rencontre avec chacun d’eux, et pas de débat. Les rencontres qui ont lieu permettent néanmoins de désacraliser, voire de « dé-stariser » la politique. Quelque chose s’humanise, plus devient mesurable. La communication mail, par contre, destinée à alimenter la discussion, est abandonnée. Visiblement, les politiques n’ont pas le temps.

On se rebattra donc sur les débats de la RTBF, mis en ligne sur leur site. Grille d’écoute et mise en commun. On complète des tableaux, par parti : ce qu’on trouve intéressant, ce qu’on désapprouve, ce qui est à creuser. Cela va vite, trop vite, souvent. On discute de certains malentendus : ainsi, la « liberté d’aller à l’école de son choix » défendue par le MR est comprise par la classe comme une défense du décret inscription du ministre PS auquel ils sont majoritairement favorables [2], ce qui n’est évidemment pas le cas.

Lors des mises en commun, j’essaie de mettre au maximum en évidence le fait que les réponses politiques sont liés à la manière de poser le problème et le fait que chaque réponse politique appelle d’autres mesures (par exemple, pour augmenter les politiques d’aide au logement, il faut augmenter les ressources de l’Etat), ce qui exige une anticipation des effets positifs et des effets pervers possibles, afin d’y remédier.

J’imagine un jeu autour du logement (les problèmes qui apparaissent, de choix de réponses à apporter, d’effets seconds et pervers provoqués et de réajustements de tir), essayant de mettre en avant les notions d’analyse du problème et d’anticipation à court, moyen et long terme, et de milieux sociaux. Nous n’aurons pas le temps de le tester...

On aborde aussi deux documents, expliquant la différence entre la gauche et la droite [3]. On essaie alors d’y classer des propositions qui ont retenu leur attention. D’autres questions pointent aussi : il paraît que voter, c’est haram [4]. « Moi, on m’a dit qu’il faut voter pour un parti chrétien, ils seront moins mauvais que les autres... »… Je renvoie vers le cours de religion. Ils ne reviendront plus sur cette question.

Deux autres rencontres ont lieu. Peu à peu, à force de coup de fils, la dernière semaine avant les élections, j’obtiens une brochure suffisamment claire et précise pour chaque parti. Je les laisse en classe, je vois que certains élèves se mettent à les feuilleter durant l’un ou l’autre intercours. Lors du dernier cours, on lit, compare ensemble. « Est-ce que ce que vous y trouvez confirme ou contredit ce qu’on a déjà mis en évidence ? » Nouvelle discussion. Le boulot les intéresse, ils s’impliquent.

Bilan : processus ou produit ?

Finalement, ce parcours aura été assez gai, l’implication intéressante, à certains moments, l’ambiance houleuse, à d’autres. Mais qu’est-ce qui se formalisera ? Nous avions a priori un objectif de production : a minima, des documents de synthèse sur ce que nous avions compris, à soumettre aux politiques, pour qu’ils nous proposent leurs impressions et points de vue. Au mieux, si la qualité y était, une petite brochure explicative des élections, accompagnée d’une page web avec les montages de nos entretiens, destinée aux élèves du degré supérieur de l’école.

Finissant, sur le fil, à la veille des élections... et des examens, et faute de destinataires, tout restera en chantier. De plus, toujours suite à la contrainte de temps, n’ayant plus de cours pour prendre du recul, et ne voulant pas gâcher par du « scolaire » de dernière minute une démarche plutôt bien vécue, j’ai préféré faire une évaluation sur le processus, au détriment de contenus. Qu’est-ce qui restera ? Qu’est-ce qui s’inscrira dans l’esprit des élèves ?

[1A vous de juger ! Vous pouvez écouter cet entretien ici ; cliquez sur ecolo 1 et 2.

[2Puisqu’à leurs yeux, il facilite l’inscription d’élèves d’origine étrangère dans les « bonnes écoles ».

[3Tiré de J. Cornet, Justice en (dé)marche(s), et de La Politique à petit pas, aux éditions Magnerd.

[4Péché. Propos tenus visiblement par certains « conseillers religieux ». Le parti chrétien offrirait la garantie de se préserver de décisions trop avant-gardistes en matière de morale (avortement, homosexualité...).