Stratégies identitaires des jeunes issus de l’immigration

Mise en ligne: 16 décembre 2015

On devient Berbère comme on devient Wallon, tout au long de la vie, par Jean Claude Mullens

« Je n’ai encore jamais rencontré un migrant asiatique qui se dise victime de racisme. (…) Nous avons autorisé (à venir) la mauvaise sorte de migrants en masse et ensuite trop peu a été fait. Nous n’avons pas mené de politique d’intégration. (…) Surtout les Berbères. Ce sont des communautés fermées, avec une défiance envers les autorités ».

Déclaration de Bart De Wever, bourgmestre d’Anvers, dans l’émission Terzake de la VRT

Pour sûr, on ne naît pas « Flamand », « Wallon », « Juif », « Arabe », « Berbère », « Noir » ou « Métisse », on le devient au fil des expériences, des situations, des rencontres, dans le temps long, tout au long de la vie, dans de nombreux agencements. Chaque jour des devenirs « femme », « homme », « Juif », « Arabe », « Berbère »... Ces identités nous habitent autant que nous les habitons à travers le regard des autres, dans le regard qu’on porte sur soi, dans celui qu’on voudrait susciter chez l’autre. Nous bricolons surtout nos identités à travers ce que l’on fait, ce que l’on peut faire.

Il arrive dans des contextes sociohistoriques bien déterminés que certaines de ces identités se déprécient au point de devenir excessivement sensibles pour ceux qui les portent. Ces identités sont d’autant plus sensibles qu’elles sont généralement attachées (par métonymie) à des stigmates, tels que la couleur de la peau, la forme du crâne, l’accent, le foulard, n’importe quel signe peut à la limite faire l’affaire, pour autant qu’il « signe » l’appartenance à un groupe social ou culturel donné. Le stigmate devient alors l’expression de la valeur sociale de la personne ou du groupe qui le porte. Pour faire face aux stigmates et aux assignations identitaires, les groupes et les individus minorisés, dévalorisés socialement, sont souvent amenés à mobiliser des techniques, ou des stratégies de figuration comme auraient dit Goffman, ou comme diraient les psychologues sociaux, des stratégies identitaires. Camilleri définit ces stratégies identitaires comme « l’ensemble de procédures mises en œuvre de façon consciente et inconsciente par un acteur (individuel ou collectif) pour atteindre une ou des finalités (définies explicitement ou se situant au niveau de l’inconscient), procédures élaborées en fonction de la situation d’interaction, c’est-à-dire en fonction des différentes déterminations (socio-historiques, culturelles et psychologiques) de cette situation » [1].

Le principal intérêt de cette définition de Camilleri est de mettre l’accent sur le caractère dynamique des stratégies identitaires qui sont adoptées par les acteurs, consciemment ou inconsciemment, en fonction des déterminations engagées dans la situation. Dans cette perspective, on pourrait évidemment considérer que la notion de stratégie identitaire ne concerne pas uniquement les migrants et les jeunes issus des migrations, mais également les acteurs occupant des positions hautes ou plus valorisées dans la société.

Si dans les faits tout le monde est concerné par la question des stratégies identitaires, les psychologues sociaux travaillant sur les relations interculturelles ont toutefois pointé l’existence de facteurs qui affectent davantage les jeunes issus des migrations dans leur processus d’élaboration identitaire. Margalit Cohen-Emerique [2] relève ainsi que si on les compare à leurs « parents, pour lesquels les changements restent superficiels, la construction de l’identité des enfants passe au premier plan et touche la totalité de leur existence ». Ces enfants qui sont « socialisés dans deux cultures, en dépit de certains antagonismes entre elles, ces enfants portent déjà en eux les prémisses et passerelles de métissages, de négociations qu’il leur faudra mener plus tard ». Si l’adolescence comme le rappelle Cohen-Emerique est évidemment une période critique pour tous les jeunes, cette période est fréquemment aussi pour les jeunes issus des migrations, celle de leurs premières, petites ou grandes, confrontations aux discriminations et au racisme. Comme l’explique Cohen-Emerique, ces expériences accompagnent aussi celle de la découverte lors de l’adolescence du statut d’infériorisation des parents, renvoyant souvent ces jeunes à l’histoire et à la mémoire coloniale, et à ses prolongements dans les stéréotypes et les discriminations dans la société d’accueil.

Pour éviter d’amalgamer sous le nom de « jeunes issus de l’immigration » ou sous celui de « deuxième génération » toutes sortes de groupes aux caractéristiques très différentes, Cohen-Emerique propose de distinguer parmi ces jeunes : ceux qui sont nés dans le pays d’origine et sont arrivés avec leurs parents ; parmi ceux-ci Cohen-Emerique identifie ceux qui avaient moins de 6 ans, qu’on peut rapprocher de ceux qui sont nés dans le pays d’accueil, et ceux qui avaient entre 6 et 16 ans lorsqu’ils sont arrivés dans le pays d’accueil ; ceux qui sont nés dans le pays d’accueil ; ceux qui ont rejoint leur famille après quelques années de séparation ; ceux qui sont sans statut légal parce que leurs parents sont arrivés illégalement et n’ont jamais été régularisés ; ceux qui sont nés dans des familles de réfugiés et ont vécu des histoires familiales dramatiques ; ceux qui sont issus de mariages mixtes entre un parent immigré et un autochtone ; ceux qui sont arrivés sans parents (les mineurs isolés).

Cohen-Emerique insiste par ailleurs sur la nécessité de prendre en compte la multiplicité des facteurs qui interviennent dans le processus d’élaboration identitaire des jeunes : « le groupe ethnique d’origine, le lieu de naissance, l’âge et les conditions de l’émigration, le projet migratoire des parents et ce qu’il en est advenu, la façon dont la réussite des enfants est intégrée dans ce projet ; leurs expériences d’échec et d’exclusion très liées aux efforts et dispositifs adaptés mis en place par la société pour les prévenir et les traiter ; sans oublier l’influence de l’histoire de vie et de la personnalité de chacun ».

Il existe différentes typologies des stratégies identitaires, mais la plupart s’inspirent des travaux de Camilleri. Azzam Amin [3] a réalisé une très bonne synthèse des travaux portant sur les stratégies identitaires et les stratégies d’acculturation. Il avance également des critiques épistémologiques très stimulantes des implicites sous-jacents à l’élaboration du modèle des stratégies identitaires de Camilleri, il écrit par exemple que : « La notion de conflit culturel et ses présupposés, souvent définis en termes de perte de repères et de confusions identificatoires chez les migrants et leurs enfants, impliquent une hiérarchisation linéaire et évolutionniste entre la culture du pays d’origine perçue comme traditionnelle (archaïque) et la culture de la société d’accueil présentée comme moderne (évoluée). A partir de là, le fait que le migrant tienne à sa culture d’origine pourrait être interprété comme une résistance à la société d’accueil, voire une menace. Au contraire, accepter les valeurs présumées modernes de cette dernière va de pair avec l’intégration. De plus, la dualité tradition-modernité contient, en elle-même, un jugement de valeur. Lorsque l’on associe la tradition à une culture d’origine et la modernité à celle de la société d’accueil, le réductionnisme devient évident (Balkaïd). La notion de conflit culturel ainsi que la dualité traditionnel-moderne sont basés sur un jugement comparatif asymétrique. De fait, nous avons l’impression que plus la culture du sujet migrant est jugée différente de celle de la société d’accueil, plus elle est jugée traditionnelle, et que cette opposition systématique entre les valeurs peut engendrer, encore une fois, des dérives ».

Azzam Amin propose enfin une articulation entre le modèle des stratégies identitaires et celui des stratégies d’acculturation. C’est à partir de cette articulation qu’il construit un tableau de synthèse dont nous avons repris ci-dessous les principaux éléments en proposant une autre mise en forme qui nous semble plus en phase avec les caractéristiques de continuité (les axes sont continus, on se déplace tout simplement d’un point à l’autre de l’axe) et de souplesse propres aux stratégies identitaires et aux stratégies d’acculturation. Ces stratégies nous semblent en effet difficilement réductibles aux questions proposées par Azzam Amin, comme : « Est-il important de conserver son identité et ses caractéristiques culturelles ? » ; « est-il important d’établir des relations avec la société d’accueil ? ». En plus d’être floues, il nous semble difficile de répondre à ces questions uniquement par un ou par un non.

Stratégies identitaires des jeunes, tableau récapitulatif

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[1Camille Camilleri, Identité et gestion de la disparité culturelle : Essai d’une typologie. Dans Camilleri, Kastersztein, Lipianski, Malewska Peyre, Taboada Léonetti et Vasquez (dir.), Stratégies identitaires (p. 85-110). Paris, PUF, 1990.

[2Margalit Cohen-Emerique, Pour une approche interculturelle en travail social, Théories et pratiques, Rennes, Presses de l’EHESP, 2011.

[3Azzam Amin, Stratégies identitaires et stratégies d’acculturation : deux modèles complémentaires. Alterstice, 2 (2), p. 103-116, 2011.