Paulo Freire aujourd’hui

Mise en ligne: 7 mai 2015

Remettre l’homme au centre des choses, mais non pas un homme solitaire, drapé d’individualité souveraine, mais un être social collectif qui regagne son identité grâce au tissu de ses solidarités, par Michel Elias

L’homme occidental moderne est pragmatique. Nous sommes sans aucun doute parvenus dans l’ère du triomphe des mécaniques efficaces. Même dans le domaine des formations, la place est laissée aujourd’hui aux domaines opérationnels « qui servent à quelque chose » : l’informatique, les langues,le marketing... C’est le fonctionnel qui a la cote.

Les cohortes du chômage assiègent les formations boîte à outils. Et pourtant, à la sortie, nombre de ces formés devenus des outils performants sont petit à petit abandonnés et rouillent doucement sur les bas-côtés de la productivité des entreprises.

Si le problème était à regarder autrement ? Si le demandeur d’emploi se pensait comme personne, comme être social et non plus comme outil délaissé ? Si l’homme reprenait sa dignité d’homme ? C’est une première, fondamentale et actuelle intuition de Freire de remettre l’homme au centre des choses. Mais non pas un homme solitaire, drapé d’individualité souveraine, mais un être social collectif qui regagne son identité grâce au tissu de ses solidarités. Un humanisme collectif. En cela, Freire, le Freire de la pédagogie des opprimés, me semble bien utile aujourd’hui où des structures anonymes et des systèmes impersonnels (le marché…) roulent leurs écrasantes machines sur les individus. Ces individus recroquevillés dans leurs cocons atomisés et leurs consciences naïves. Freire nous rappelle que des forces nouvelles peuvent se puiser dans la conscience collective.

Mon travail de formateur d’adultes a ainsi toujours trouvé en Paolo Freire une mine de réflexions et des outils pour mon action. La formation d’adultes, telle que je l’ai pratiquée jusqu’ici, est un travail militant. Il s’agit pour moi de contribuer à l’émergence d’une conscience claire là où il y a aliénation, conscience naïve, comme dit Freire. La formation, ainsi conçue, ne se limite pas à la transmission d’outils et de savoir-faire fonctionnels, elle est une démarche, un itinéraire du formé vers la conscience de son identité en tant qu’être social. C’est la démarche de « la pédagogie des opprimés » de Freire : aider les gens à apprendre à se regarder dans leur miroir, à se dire, leur apprendre à se lire en leur apprenant à lire. Cet apprentissage de soi, Freire l’a prôné à travers ses cercles de culture, à travers les activités de l’alphabétisation. Mais nous pouvons l’élargir, et beaucoup l’ont fait, à d’autres zones de la formation d’adultes. On peut apprendre à conduire une voiture en se construisant une conscience claire de citoyen, on peut apprendre à soigner, à coopérer ou à enseigner en construisant son identité sociale, en gagnant la vision de la place qu’on occupe dans le système des soins, de la coopération et de l’enseignement. En acquérant des outils qui modifient socialement son terrain d’engagement.

« Personne ne se libère seul, personne ne libère autrui, les hommes se libèrent ensemble ».

Cette maxime de Freire doit obséder notre action de formateur. Elle nous garde des illusions de l’héroïsme solitaire et de tout messianisme, elle nous renvoie à la confiance dans les capacités collectives des hommes. La pensée de Freire est optimiste : les hommes ensemble se libèrent s’ils apprennent à parler, à se dire. Nos groupes de formation, en tant que lieu de parole libérée, peuvent constituer ainsi autant de cénacles du changement social.

Paulo Freire (1921 -1997), pédagogue brésilien, auteur d’une méthode d’alphabétisation qui repose sur la prise de conscience de sa condition sociale par celui qui apprend. Il est l’auteur notamment de Pédagogie de l’opprimé.