Des multinationales s’emparent du gaz trouvé au large du Sénégal mettant en péril la pêche, le tourisme et le quotidien des populations, par Rachida Kabbouri
En janvier 2016, Kosmos Energy et British Petroleum annonçaient l’exploitation future d’un important gisement de gaz naturel situé à cheval entre la Mauritanie et le Sénégal. Les réserves seraient estimées à 450 milliards de mètres cubes. Nous pouvions lire dans la presse sénégalaise : « Nous sommes le futur petit Qatar de l’Afrique de l’Ouest ! ».
Selon Elimane Kane, responsable du programme gouvernance au sein d’Oxfam-Sénégal, « le Sénégal vit une période charnière de son histoire économique, un passage en cours d’un pays à économie faible vers un pays minier riche en ressources naturelles diverses ». Suite à cette découverte, le gouvernement a directement activé le processus gazier en mettant en place des accords avec la Mauritanie et en signant les contrats avec des entreprises privées, telles que Kosmos energy, BP et Total.
A ce sujet, Elimane Kane précise : « nous déplorons la précipitation de l’Etat à signer de nouveaux engagements dans des conditions de non transparence et sans justification pertinente des partenaire choisis ». A défaut de bien planifier et de maitriser tous le processus de l’activité gazière, l’Etat sénégalais devra faire face à des conséquences multiples notamment dans le secteur de la pêche.
Dans une interview accordée au syndicat autonome des pêcheurs, un responsable a mis en exergue les enjeux de la découverte de gaz offshore et l’impact néfaste sur l’environnement, sur le secteur de la pêche, sur le secteur du tourisme, sur l’économie en générale et sur le quotidien de la population locale. Avec ses 700 kms de côte, la pêche est un secteur capital au Sénégal. Selon Mbaye Dieye Sène, président du Collectif pour la sauvegarde de la pêche et du littoral de Saint Louis, l’activité rapporterait environ 200 milliards de CFA, emploierait 600 mille personnes de manière directe et indirecte dont deux tiers de femmes et exporterait 30 % de sa production.
Le syndicat tire la sonnette d’alarme pour l’environnement et la biodiversité. Il met en avant les conséquences de l’exploitation du gaz notamment par les procédés utilisés, dont le brûlage du gaz, par les eaux usées rejetés dont des dérivés toxiques, et par les espaces qui seront occupés en mer à proximité de la côte comme la plateforme de liquéfaction du gaz. Le syndicat estime qu’on ne peut pas négliger le poids de la pêche dans la vie de la population côtière, le revenu qu’elle engendre mais également les pertes qui seront causées par la diminution de l’activité et la destruction de la biodiversité marine. Selon lui, l’Etat aurait dû prendre le temps de mesurer les différents impacts économiques et environnementaux avant de signer l’ensemble des accords, car l’exploitation du gaz offshore renvoie à des enjeux économiques, géopolitiques et environnementaux.
Le syndicat explique également que la tension entre le Sénégal et la Mauritanie est à son comble depuis de nombreuses années sur les questions frontalières dont la plus sensible est la pêche. De plus, la pêche sénégalaise connaît déjà d’énormes difficultés liées à la présence des bateaux de pêche industrielle étrangers, soit parce qu’ils restent deux à trois mois en mer provoquant la raréfaction des ressources, soit parce qu’ils se rapprochent des côtes en s’alliant à des entreprises locales.
Mamadou Diop Thioune, président du Forum des organisations de la pêche artisanale considère qu’il s’agit d’ « un système de vol organisé du poisson en Afrique, à destination de l’Europe et d’autres pays ». Il ajoute que le Sénégal ne dispose pas de moyens suffisants pour contrôler les bateaux étrangers et l’Europe ne fait rien pour améliorer la traçabilité du poisson. L’éternel paradoxe européen, l’Union européenne limite la surpêche dans ses eaux tout concluant des accords de pêche avec plusieurs pays africains où elle surexploite les eaux, vidant ce qu’il appelle le « grenier africain ». Il en est de même pour les hydrocarbures, la France prend des mesures pour réduire sa production tout en investissant dans l’exploitation du gaz africain, notamment à travers Total.
Mbaye Dieye Sène affirme encore que « si nous nous dirigeons vers les eaux mauritaniennes, c’est que notre espace de pêche rétrécit chaque année. Des chalutiers étrangers viennent vider nos eaux de leurs poissons, et avec la découverte de gisements de gaz à la frontière sénégalo-mauritanienne, cela va encore diminuer notre zone d’activité et créer des risques écologiques dans la région ».
En Afrique, la malédiction des pays producteurs d’hydrocarbures et des minerais rares est souvent observée. « Pour se prémunir de la malédiction des ressources minérales, le Sénégal doit relever beaucoup de défis : entre autres, avoir une vision claire et dégager des stratégies pour une exploitation responsable et judicieuse desdites ressources » [1].
Le Sénégal n’a pas d’expérience dans le domaine de l’exploitation et de la gestion des hydrocarbures et des minerais rares, or il connait de multiples découvertes depuis 2009 : le zircon, l’or, le pétrole et le gaz. Pour certains, la marge de manœuvre du gouvernement est réduite car le pays se trouve dans une impasse économique et financière, il est contraint d’accepter les conditions des multinationales. Elimane Kane nuance cette approche. Selon lui il faut sortir de la logique capitaliste : « Le paradigme en vigueur dans le secteur est caractérisé par l’asymétrie des rapports entre les pays riches en hydrocarbures et la plupart des groupes investisseurs provenant du secteur privé transnational. Il colporte un certain nombre de clichés : il s’agit d’abord de dire que les Etats, surtout les pays à revenus faibles n’ont pas les moyens de faire les investissements nécessaires pour extraire eux-mêmes le pétrole et le gaz, ils ne disposent pas non plus des capacités techniques nécessaires pour gérer le système d’exploitation des ressources. Dans la logique de marché les risques financiers sont toujours surestimés au détriment des risques liés aux externalités économiques, sociales et environnementales ».
De plus, Mbaye Dieye Sène attire l’attention sur la Constitution du Sénégal qui stipule que les ressources naturelles appartiennent au peuple sénégalais alors que dans le code minier et pétrolier les ressources naturelles appartiendraient à l’Etat. Selon Oxfam-Sénégal il faut réformer le cadre juridique et institutionnel de gouvernance des hydrocarbures et renforcer la transparence en incluant les générations futures dans la gestion des ressources.
Dans le processus d’exploitation des hydrocarbures, l’Etat sénégalais et les multinationales ont été contraints de mesurer l’impact environnemental et social lié à l’exploitation du gaz. Toute une polémique existe due au fait qu’aucun des acteurs ne communique les résultats de ce rapport, il y a un réel manque de transparence.
BP « s’engage à exploiter ces ressources en toute sécurité et de manière responsable d’un point de vue environnemental et social ». Concernant Total, ils mettent en avant leur « responsabilité sociale » et « sa contribution en faveur du développement durable » [2]. Les Amis de la Terre et l’Observatoire des multinationales ont publié un document intitulé « Total : le véritable bilan annuel » dans lequel ils dénoncent l’impact néfaste de la compagnie gazière et pétrolière sur le plan environnemental et social en termes de terres inexploitables, pollution, accaparement des terres ainsi que l’optimisation fiscale. William Chima, avocat de la branche locale des Amis de la Terre, parle ainsi de fossé entre le discours et les pratiques [3].
Elimane Kane d’Oxfam-Sénégal soulignait la présence de « pratiques abusives mais très fréquentes des entreprises transnationales qui recourent à des stratégies pour profiter des flux financiers générés dans le secteur avec l’utilisation de sociétés écran, de différents type de transferts de prix et l’usage des paradis fiscaux permettant de ne pas payer leur part d’impôt ».
A ce stade, nous pouvons voir à quel point la découverte d’hydrocarbures déstabilise un pays. Selon Philippe Chalmin, professeur d’histoire économique à l’université de Paris Dauphine, « le Sénégal, contrairement à beaucoup de pays africains, comme le Ghana ou la région d’Afrique centrale, a été chanceux de ne pas avoir de pétrole ». Et il voit « une corrélation entre la maturité politique du Sénégal et le fait que depuis son indépendance il n’y a pas eu de coup d’état ni de guerre civile. Cela peut être expliqué par le fait qu’il n’y avait pas de pétrole ». Oxfam-Sénégal défend l’idée que le défi du pays sera d’assurer une bonne gouvernance. Quels seront les résultats concrets ? L’avenir nous le dira.
[1] Abdoulaziz Diop, « Gouvernance des hydrocarbures au Sénégal : enjeux et défis », Le Quotidien, 8 janvier 2018.
[2] Elhadji Ibrahima Thiam, « Pétrole et gaz : BP promet une exploitation responsable », Cridem, 18 octobre 2017.
[3] Rapport publié par l’Observatoire des multinationales et les Amis de la Terre France « Contre Rapport Total : le véritable bilan annuel », mai 2015.