Le Sénégal par ses écrivains

Mise en ligne: 31 mai 2018

Trois romanciers racontent la négritude, la langue, le conflit de cultures

Boubacar Boris Diop

Né à Dakar en 1946, il reçoit en 2000 le Grand prix littéraire d’Afrique noire pour l’ensemble de son œuvre.

Sur l’oralité

Ma vocation d’écrivain je la dois à Jean-Paul Sartre. Mais en Afrique, on est écrivain par ouï-dire, c’est la tradition orale qui joue.

Sur la négritude

Nous reprochions à la négritude son aspect essentialiste. Elle nous donnait l’impression de figer le Noir dans une essence éternelle. Elle avait un caractère métaphysique qui heurtait notre amour pour la dialectique marxiste. Et lorsque Senghor écrivait à l’époque « je danse, donc je suis » il ne pouvait que nous mettre en colère. Avec le recul, on se rend compte que c’était des emportements de la jeunesse et que nous avons été injustes envers la négritude. Nous devrions retourner à la négritude puisque, qu’on le veuille ou non, il y a un problème de l’homme noir à l’échelle de l’humanité. Retourner à la négritude, mais pas dans sa version originale mais en intégrant le fait que la diaspora a éclaté. On ne peut plus imaginer un monde noir homogène, uni dans la souffrance, mais aujourd’hui le retour à la négritude accorderait plus de place à la créativité individuelle, autrement dit il ne s’agit de trouver une vision philosophique valable pour tous les noirs avec des standards incontournables mais plutôt de dire : Nous sommes noirs, voici ce que cela signifie dans la vie réelle par rapport à la marche de la société, à ce que l’Histoire a fait de nous et au destin que nous voulons forger. Et, à partir de là, voici quelles sont nos faiblesses, quelles ont été nos défaillances historiques pour essayer de les éviter.

Sur la langue française

La francophonie pose problème. Elle concerne un ensemble qui paraît homogène où tout le monde utilise la langue française mais dans cet ensemble le rapport à la langue est différent, selon qu’on est québécois, belge ou gabonais ou sénégalais. L’écrivain belge qui écrit en français utilise la langue qu’il emploie au quotidien. C’est aussi le cas du québécois, même avec toutes les variantes du français du Québec qu’on connait. Mais ce n’est pas notre cas. Nous avons une langue de travail et c’est une langue qui nous isole du reste de la communauté et quelque part nous isole de nous mêmes parce que cette langue dans laquelle nous écrivons nos livres nous ne la pratiquons jamais. Ce serait intéressant de s’intéresser à cet écart entre le texte écrit et la parole réelle, la parole proférée au quotidien. Il y a donc avant le problème esthétique un problème de légitimité du texte et de l’écriture. Notre littérature retrouvera les voies de l’oralité, les voies du conte, ou alors elle ne sera pas. C’est la parole qui viendra donner à la littérature africaine une force que lui manque souvent et qui permettra de l’identifier de très loin.

Sur le génocide au Rwanda

Il y a ma vie avant et ma vie après le Rwanda. Je suis arrivé dans ce pays pour y séjourner pendant deux mois et je n’ai pas arrêté d’être choqué, bouleversé, de passer par tous les stades de l’étonnement. J’ai découvert que j’étais profondément révolté. Quand je suis arrivé, j’étais un intellectuel blasé, et au Rwanda j’ai vu s’effondrer toutes ces théories sur lesquelles j’avais fondé mon existence. Je vois des centaines de milliers d’ossements de gens qui ont été tués de la manière la plus atroce dans l’indifférence de la communauté internationale. Je sens mon impuissance et en même temps je me demande : pendant que cela se faisait, moi, dans mon pays, au Sénégal, qu’est-ce que j’étais en train de faire ? Est-ce que j’ai senti des tremblements intérieurs ? Parce que dans le siècle on n’a rien vu de tel. Un million deux cents mille morts en trois mois tués à l’arme blanche.

Aminata Sow Fall

Née en 1941 à Saint-Louis

Sur l’argent

En France, quand je passai une semaine sans recevoir une lettre de la maison, j’écrivais, sans avoir l’ambition d’être une écrivaine. Une fois que je suis rentrée au Sénégal, j’ai vu que la société avait évolué très vite notamment par rapport à l’argent. Quand j’ai quitté le Sénégal je suivais une philosophie exprimée par un proverbe qui disait que « l’argent ne vous préserve pas de la mort mais l’argent peut sauver l’honneur » et en effet je voyais qu’énormément de gens passaient chez nous, c’était la solidarité, donner était normal, on n’en tirait aucune gloire, je n’ai jamais perçu du mépris vis à vis des plus faibles socialement. A mon retour, en 1973, c’était le m’as tu vu, je me suis enrichi, la valeur c’était l’argent. Cela m’a choquée et je me suis mise à écrire un roman pour montrer que quelqu’un qui a toutes les qualités pour être aimé ne l’est pas simplement parce qu’il n’a pas d’argent. J’ai vu dans une grande avenue à Dakar qu’on apportait de la nourriture à un mendiant et je me suis dit « et s’il l’avait refusé, que se serait-il arrivé ».

Cheikh Hamidou Kane

Né à Matam en 1928. Son livre « L’aventure ambiguë », devenu un classique de la littérature africaine, lui vaut le Grand prix littéraire d’Afrique noire en 1962.

Sur le conflit de cultures

« Dans mon roman « L’aventure ambigüe » il y a une dénonciation politique de ce qu’a été l’aventure coloniale, l’entreprise de colonisation de l’Occident sur l’Afrique. Le problème qu’il fallait élucider pour moi lorsque j’écrivais ce livre était le conflit des cultures, en l’occurrence d’une culture africaine, noire et musulmane, avec la culture du colonisateur. Moi-même et ma génération ,nous nous sommes trouvés confrontés au problème de l’école coranique d’abord, puis vers l’âge de dix ou douze ans au problème de l’entrée dans l’école occidentale et plus tard nous nous sommes retrouvés universitaires au Sénégal ou en Europe.

Sur la démocratie

« Dans le roman suivant, « Le gardien du temple », j’ai décrit l’irruption des militaires à la tête des nos différents Etats africains qui s’est produite des années soixante aux années nonante. Le retour de la démocratie entre guillemets, de la liberté et des droits de l’homme s’est produit à ce moment là et j’en ai profité pour sortir ce livre que j’avais écrit auparavant. C’est le récit de l’émergence à la souveraineté internationale, comme disait De Gaulle, à la prise du pouvoir par les élites africaines occidentalisées ».

Des archives de Radio France internationale et l’Institud national de l’audiovisuel.