Le recul du français face au wolof rend la question pertinente : Le Sénégal est-il encore un pays francophone ?, par Olivier de Halleux
Lors de la dernière journée de la Francophonie du 20 mars 2018, les médias francophones belges et français sont revenus sur la perte d’influence de la langue française au sein de la société sénégalaise [1].
Ce phénomène n’est pas neuf et concerne de nombreux pays africains où le français est perçu comme la langue des élites. Cela n’exclut cependant pas des tendances politiques et étatiques qui sont toujours vivaces, par exemple au Sénégal, comme l’obligation de parler le français, langue officielle du pays, pour celui qui se présente aux élections présidentielles. Alors même que le wolof est de plus en plus parlé, est-il suffisamment reconnu par l’Etat sénégalais ? Sa prégnance peut-elle modifier le paysage institutionnel sénégalais ancré dans un passé colonial ? En 2017, l’écrivain Boubacar Boris Diop exhortait les auteurs africains à défendre les langues du continent noir [2]. Car si le wolof est de plus en plus parlé, il n’en est pas de même à l’écrit. Le français est-il alors en perte de vitesse dans la société sénégalaise ?
A Dakar, le wolof est utilisé au sein de lieux où il n’était auparavant pas le bienvenu. C’est le cas des entreprises et des écoles, voire même des administrations publiques. Les présentateurs parlant wolof lors des émissions radios et télévisuelles témoignent également de cette volonté de parler la langue maternelle. Avec seulement un sénégalais sur trois parlant le français, le wolof s’affirme à présent dans des milieux autrefois réservés à l’unique verbalisation de la langue de Molière.
Le wolof est une des six langues nationales que compte le Sénégal. Parmi le diola-joola, le maninke, le pular, le sérère et le soninké, le wolof est la langue maternelle d’une bonne partie de la population (39,7% en 2013) mais surtout la langue véhiculaire pour un grand nombre de citoyens (72,3 %, soit 9,8 millions de locuteurs, en 2013) [3]. L’État sénégalais est conscient de cette réalité mais déplore la baisse de niveau des élèves en français. Le Sénégal, pourtant reconnu pour sa défense de la francophonie, est face un dilemme entre la valorisation du wolof, et donc de sa culture, et la protection de ses intérêts sur la scène internationale par l’utilisation du français. La cohabitation de la langue officielle et des langues nationales met par conséquent en lumière des enjeux centraux qui sont culturels, éducatifs, politiques et économiques.
La question de la cohabitation des langues historiques et étrangères est au centre du débat politique depuis l’indépendance sénégalaise en 1960. Avant celle-ci, la francisation du pays avait été promulguée par les colonisateurs français avec, par exemple, l’obligation de l’utilisation du français au sein des écoles. Malgré les volontés émancipatrices de l’indépendance, il fut difficile de construire une véritable nation suite aux nombreuses années de colonialisme. Précisément parce que le principal ouvrage du nouvel Etat, allant dans le sens de la reconnaissance d’un pays digne de ce nom, portait sur la mise en valeur d’une langue qui soit rassembleuse et unique. Laquelle choisir pour cet Etat qui comporte une vingtaine de langues ? [4].
Le président de l’époque, Senghor, appuya l’idée d’enseigner une ou des langues nationales. Dès 1962, il abandonna rapidement ce projet au profit de celui de l’apprentissage du français qui permettait aux Sénégalais d’étudier plus facilement les différents matières enseignées, comme les sciences. Les langues nationales souffraient en effet du manque d’une grammaire et d’un lexique solides, contrairement au français. Par conséquent, le français avait été retenu pour l’éducation des enfants sénégalais et ce, dans la continuité de ce que les colons français avaient établi durant la période coloniale. A partir de 1971, les autorités sénégalaises proposèrent un décret de transcriptions des langues nationales dans le souci de leur préservation et valorisation. L’objectif final étant de permettre à chaque citoyen d’être scolarisé dans sa langue maternelle. Ce n’est qu’en 1991 que la loi sur l’éducation nationale confirmera cette tendance. Il n’empêche que l’Etat a failli dans la construction d’une conscience nationale autour d’une langue unique [5].
Dans les faits, la politique éducationnelle et scolaire était appliquée différemment en fonction des régions. Dans les grandes villes, le français était la langue d’apprentissage, et dans d’autres, il était tout bonnement interdit par les autorités locales au profit de langues nationales comme le wolof. Les multiples contournements de la loi, et, l’incapacité de l’Etat à appliquer ses lois face aux normes informelles locales en vigueur témoignent de l’incohérence du système éducatif et de la non-atteinte des objectifs visés par celui-ci.
A présent, ce même système souffre d’un taux de décrochage scolaire élevé. Souvent associé au déclin du français, ce nombre d’échecs scolaires est un problème auquel l’Etat sénégalais tente de remédier sérieusement depuis 2000 en prônant le bilinguisme au sein des classes, comme souhaité depuis longtemps. Et c’est peut-être d’ailleurs là que réside le problème. Les autorités politiques, pour la majorité bilingues, sont trop éloignées des réalités vécues par les populations. C’est-à-dire qu’elles peinent à mener une politique d’éducation visant le bilinguisme et répondant aux besoins de la population d’apprendre dans sa langue maternelle. Ou, pour le dire autrement, il semble difficile pour les autorités sénégalaises d’intégrer le fait que la langue constitue la culture et l’identité de chacun. La langue maintient en effet une certaine cohésion sociale d’autant plus si elle est utilisée par l’individu tout au long de la vie. Dans des pays où les langues sont parfois nombreuses, comme au Sénégal, le français fait figure de lien pour les politiques mais pas toujours pour la population.
A vrai dire, l’histoire de l’éducation nationale sénégalaise prouve que la constitution d’un programme scolaire englobant les réalités socio-culturelles ne fut que timidement envisagée. Cela étant, le Sénégal a, dès 2012, tenté de mettre sur pied un nouveau programme « Elan » (École et langues nationales en Afrique) issu de l’Organisation internationale de la francophonie [6]. Celui-ci vise à mieux apprendre le français par l’utilisation des langues nationales. C’est la méthode du transfert qui est utilisée en préférant l’enseignement en langue nationale durant la première année primaire pour ensuite aborder le français oral et écrit en deuxième année. Par cette méthode, les acquis des élèves sont mobilisés pour apprendre au mieux une nouvelle langue, en l’occurrence le français.
Sur le plan identitaire, le français ne semble jamais s’être imposé au sein de la population sénégalaise. Longtemps considéré comme un possible tremplin vers la réussite socio-économique, il est maintenant renié par la population car trop assimilé à l’administration, au passé colonial et donc à la France. A cette donnée, s’ajoute le contexte néo-libéral qui promeut l’anglais au détriment du français [7]. La seule force du français au Sénégal semble donc résider dans son écriture.
Le maintien du français est par conséquent une question éminemment politique puisque sa connaissance permet aux dirigeants de comprendre les rouages de la Constitution sénégalaise et également d’être actifs sur le plan diplomatique. Selon les autorités, la langue française doit donc constituer celle de l’apprentissage et le wolof celle des communications quotidiennes. Mais si la tendance à snober le français persiste, n’y-a-t-il pas le risque de creuser des inégalités au sein de la population ? Comment garantir l’accès aux services publics si les citoyens sénégalais ne parlent pas ou plus le français ? Les pressions internationales, notamment de la France, ainsi que le contexte idiomatique et culturel sénégalais font qu’il est difficilement envisageable pour le pays d’abandonner l’apprentissage du français malgré les usages de la population. Il est par ailleurs aussi économiquement risqué de s’écarter complètement du français dans ce domaine. In fine, le français, surtout à l’écrit, devrait avoir encore de beaux jours devant lui au « pays de la francophonie » mais pas sans une politique d’éducation forte. Exécutée depuis quelques années, la survivance du français au Sénégal dépendra de la volonté de la population à la suivre ou non.
[1] Margot Chevance, « Le Sénégal perd son français au profit du wolof », TV5Monde, février 2018.
[2] Boubacar Boris Diop, « Qui a peur du wolof ? », Le Monde diplomatique, mars 2017.
[4] Amadou Fall, « L’école et la nation au Sénégal, l’histoire d’un malentendu », ENS Edition, Lyon, 2013.
[5] A. Racine Senghor, « L’héritage colonial et les langues en Afrique francophone » Revue internationale d’éducation de Sèvres, n°33, septembre 2003.
[6] Hassina Mechaï, « Enseignement – Français : comment se réinventer au Sénégal ? », Le Point Afrique, novembre 2017.
[7] Pierre Cherruau, « Le Sénégal est-il encore un pays francophone ? », SlateAfrique, novembre 2016