Les changements vont trop vite mais ce n’était pas mieux avant

Mise en ligne: 31 mai 2018

Comment les nouvelles technologies de l’information et de la communication transforment les relations sociales et l’imaginaire collectif au Sénégal, propos d’Ibou recueillis par Jean Claude Mullens

Ibou est né au Sénégal en 1966. Il habite en Belgique depuis 1988. Il est diplômé en comptabilité et en sciences économiques et travaille comme responsable dans une institution publique bruxelloise. Marié et père de deux enfants, Ibou a été candidat aux élections communales de 2012 en Belgique. Il retourne au moins une fois par an au Sénégal.

D’après les chiffres des opérateurs de téléphonie mobile, environ 46 % des 1,17 milliard d’Africains avaient souscrit en 2015 à un abonnement de téléphonie mobile, soit 557 millions d’abonnés uniques. Il s’agirait d’une augmentation de 70 % par rapport à 2010. A cette croissance fulgurante de la téléphonie mobile, il faudrait ajouter celle du nombre d’ordinateurs personnels, de téléviseurs, d’abonnements aux chaines numériques ou à internet.

Pour vous qui vivez en Belgique depuis la fin des années quatre-vingt, comment ces technologies transforment les relations sociales et l’imaginaire collectif au Sénégal ?

D’abord, il faut dire que ces technologies sont assez faciles d’accès et pas trop chers. Elles offrent beaucoup d’avantages. Ils permettent par exemple à la diaspora de rester en contact avec la famille. Les parents plus âgés apprécient beaucoup le fait de pouvoir parler grâce aux nouvelles technologies plus longtemps et plus souvent avec leurs enfants ou avec d’autres parents qui vivent en Europe ou ailleurs.

Mais les technologies de l’information et de la communication peuvent aussi tendre à rétrécir les relations sociales et humaines. Aujourd’hui, dans beaucoup de familles sénégalaises, chacun à son téléphone portable. Certains en ont même plusieurs, deux ou trois. C’est une question de prestige, c’est le paraitre. Alors quand les personnes se retrouvent ensemble, de plus en plus, chacun est sur son téléphone portable, et plus personne ne discute de rien. Aujourd’hui, lorsqu’un parent me rend visite, souvent, la première question qu’il me pose, c’est quel est le code wifi.

Ce n’est pas de bon augure, mais c’est un problème plus général, on le connait aussi en Belgique, mais certains pays sont peut-être un peu plus exposés par rapport aux conséquences du développement des nouvelles technologies. Par exemple simplement d’un point de vue énergétique, l’utilisation de ces technologies entraine nécessairement une augmentation de la consommation d’énergie. C’est particulièrement le cas quand on passe d’un à cinq téléviseurs par foyer. Les téléphones portables consomment également beaucoup d’énergie, or actuellement le Sénégal n’a pas forcément les capacités de supporter le coût énergétique de ces développements.

L’arrivée des nouvelles technologies n’est pas toujours en corrélation, en conformité avec notre culture. Certaines des pratiques que permettent ces nouvelles technologies sont en complet décalage avec notre culture. D’ailleurs, le Sénégal élabore actuellement une nouvelle législation visant justement à protéger la vie privée principalement pour répondre à certains usages des nouvelles technologies tels que l’enregistrement de conversations privées, la diffusion sur le net d’images volées.

Mais parmi les conséquences des nouvelles technologies sur les rapports sociaux, les plus importantes à mon avis concernent les relations familiales. Dans les années quatre-vingt et nonante, Youssou Ndour avait déjà dénoncé les effets de la télévision et des séries américaines comme Dallas sur la société sénégalaise avec par exemple le titre « Live Television », de 1992 : « Je vais vous raconter une histoire extraordinaire. Un soir, une famille nous avait invité mes amis et moi. Il y a quelques semaines de cela. Nous étions une vingtaine à nous retrouver dans un grand salon, attendant avec impatience que le dîner soit servi. Devinez ce qui est arrivé à neuf heure moins cinq, la famille nous a abandonné dans le salon, préférant s’entasser dans une petite chambre avec une télé mal éclairée, uniquement pour regarder, cette fameuse émission ...khalaass ...wala bok niou dem ».

Quand j’ai quitté le Sénégal à la fin des années quatre-vingt, les réunions de famille étaient encore très importantes. Chaque fois qu’un problème se posait, le chef de famille convoquait tout le monde pour le résoudre. A présent, c’est de moins en moins le cas. Avant l’organisation sociale reposait essentiellement sur l’idée que les biens étaient collectifs, et que les critères de partage étaient expliqués et appliqués de la même manière à tout le monde. Chacun avait confiance dans le fait que son intérêt serait défendu par le collectif. Aujourd’hui la logique serait plutôt celle du premier arrivé, premier servi. Face à des ressources épuisables, mais surtout face à des biens dont on ne participe plus à la gestion collective, chacun a le sentiment qu’il risque de perdre sa place au profit de quelqu’un d’autre. Ce qui entraine la mobilisation de logiques et de critères de plus en plus « individualistes ». C’est le modèle de l’homo economicus, chacun doit maximiser son profit personnel, alors que nous vivions jusque-là dans une économie où nous produisions, partagions, et décidions des critères de redistribution, aujourd’hui, tout ceci ne dépend plus de nous.

Dans le domaine social, on voit cependant aussi des effets plus positifs des nouvelles technologies. Avant, l’institution la plus importante au Sénégal était l’assemblée. Quelque-soit l’assemblée, on donnait toujours la prépondérance ou la présidence au plus âgé. On continue bien sûr à donner de l’importance au droit d’ainesse, mais aujourd’hui les assemblées sont plus ouvertes. On facilite la participation de tout le monde. A ce propos, il y a un proverbe sénégalais qui dit : « La bonne idée, c’est comme une aiguille, chacun a la capacité de la ramasser, surtout ceux qui ont des yeux plus jeunes ».

A mon époque dans les années quatre-vingt, il y avait des réunions où je devais faire la guerre simplement pour pouvoir prendre la parole. Les vieux trouvaient qu’on n’avait pas droit à la parole. Par rapport à l’expression de soi, on refoule aussi moins nos émotions qu’avant, c’est peut-être en lien avec les modèles de comportement des films et séries qui passent à la télévision. Avant, la possibilité de verbaliser ses émotions était plus compliquée. Aujourd’hui, j’ai l’impression que les Sénégalais sortent plus facilement leurs émotions. Ils ont aussi d’autres connaissances comme la psychologie ou la sociologie qui apportent d’autres visions des choses.

Les jeunes ont donc plus de possibilités pour s’exprimer à la fois via les nouvelles technologies, mais aussi via les assemblées. On accorde plus d’importance à leur parole. Cela s’explique peut-être aussi par le mouvement « Y’en a marre » de 2011 mené par des jeunes qui ne demandaient pas le pouvoir. On ne trouvait pas non plus chez eux de lutte interne par rapport au positionnement politique, ils réclamaient simplement un changement positif pour le pays.

Dans les jeunes générations, on trouve aussi davantage cette envie d’ailleurs, sans doute influencée par les images qu’ils voient dans les médias de l’Europe, mais aussi par la situation politique et économique du Sénégal. Ces jeunes ont envie d’explorer d’autres frontières. La diaspora aussi lorsqu’elle rentre au pays nourrit chez eux le rêve d’un ailleurs. Le niveau de formation de la jeunesse est aussi plus élevé. Le nombre d’étudiants à Dakar a connu une croissance spectaculaire ces dernières décennies. Même chez les vendeurs de chaussures qui travaillent dans les rues, il y en a certains qui utilisent leur téléphone portable pour envoyer des photos aux candidats acheteurs.

Les nouvelles technologies produisent donc des changements positifs et d’autres négatifs. A la longue, on devrait pouvoir corriger les aspects négatifs, encore faudrait-il prendre le temps d’y réfléchir. De prendre le temps de nous approprier les nouvelles technologies pour les mettre en accord avec notre culture, pour les inscrire dans un cadre culturel qui nous intéresse. Il faudra domestiquer l’outil.

Ce n’est pas que c’était mieux avant, c’est juste que les changements vont trop vite, et la mise en œuvre des nouvelles technologies posent beaucoup de problèmes, comme par exemple le fait de devenir un « homo economicus », la question des valeurs, comme le droit d’ainesse, le respect entre époux, le fait de filmer une femme à son insu... Le plus difficile, c’est donc de gérer la rapidité de ces changements. En Europe, tous les pays disposent de structures de réflexion sur les évolutions des nouvelles technologies. Au Sénégal, ça n’existe pas encore. On a besoin de ralentir pour que les choses se mettent correctement en place.